Que reste-il quand la capitale mythique de l’automobile se meurt ? Un champ de ruines, de vieux souvenirs de lutte, de la neige et la Motown. Et un feu qui couve encore, fragile, car certains ne sont pas partis et tentent de comprendre comme de reconstruire. A l’occasion de la sortie en France de son film Detroiters, Andreï Schtakleff revient avec nous sur les origines de son projet et sur son évolution. Il nous emmène au cœur de la ville détruite remontant le fil, questionnant la source, racontant les histoires dans un film humain et engagé rythmé par le bruit cadencé des chaînes de montage.
Apolline Sadok : Vous êtes français, vous êtes né à Paris, vous avez réalisé un documentaire à Calais, un autre en Bolivie, alors pourquoi Detroit ?
Andreï Schtakleff : C’est drôle tout le monde me pose cette question. C’est vrai que moi je suis parisien donc pourquoi aller à l’autre bout du monde ? Pour moi, c’était une ville mythologique, une espèce d’Hollywood en négatif, plus industriel, plus politisé mais qui a produit du mythe : les Ford Mustangs, le cinéma avec, par exemple, Robocop, de la musique, la techno, etc. J’avais tout cet imaginaire très fort en moi. Ensuite, je suis parti vivre aux États-Unis et je suis arrivé avec en tête pleins de héros afro-américains. En arrivant là-bas, j’ai été très étonné de constater qu’en réalité ils ne sont pas du tout visibles dans la société. Je me suis rendu compte à ce moment-là que la culture pop afro-américaine était un gros produit d’export pour eux. Partant de ce constat, j’ai eu envie de réaliser un film sur eux, un film politique, sur leur place dans la société américaine. Détroit est peut-être le lieu idéal pour mixer à la fois pop culture, politique, histoire des afro-américains. J’ai eu le déclic de me dire que je voulais regarder l’Amérique depuis les afro-américains et depuis Détroit.
Comment on prépare ce genre de film ?
Avant tout pour filmer des gens, il faut qu’ils acceptent. Tu peux avoir des idées en tête mais si eux ne veulent pas, tu ne t’imposes pas. Tu ressens très vite si la personne ne veut pas être filmée. Je suis venu avec ce désir de faire un film, mais c’était une idée désincarnée. Je n’avais ni les gens ni les mots non plus, donc pas de discours préconstruit. Seulement l’envie de faire un film sur les afro-américains à Détroit. Ensuite, il faut se remettre au hasard des rencontres pour se créer un réseau. J’ai été admis dans une communauté autour de Sandra et Charles, et de la Hush House. Mon idée est devenue un film sur cette communauté qui m’a accueilli à Détroit en tant que réalisateur.
Parlez-nous de votre premier contact avec Détroit.
La première fois, on avait loué une chambre chez eux. On hésitait à se loger à l’hôtel, mais on s’est dit que c’était mieux de vivre avec les gens pour avoir un premier contact tout de suite. Il y a beaucoup d’étudiants à Détroit, mais c’était pas notre première cible. On a fini par tomber sur leur annonce, un profil avec quatre pages de description, dont un texte très politique. A notre arrivée, on a subi un interrogatoire de six heures. Ils me demandaient : « Qu’est-ce que tu viens faire ? Un film ? ». En sous-texte, j’entendais : « Est-ce que tu viens nous voler quelque chose ? » Beaucoup d’artistes sont venus à Détroit et ils n’avaient pas envie de ça.
Comment avez-vous vous réussi à recueillir des témoignages ?
Au départ, les questions venaient exclusivement d’eux, pas de moi. Une fois qu’ils m’ont accepté c’était différent. La première fois, je suis venu sans caméra. Je les ai beaucoup écoutés me raconter leur vie. Mon seul point de départ, c’était un extrait de film tourné dans les années 1960 dans les usines. Je les ai donc interrogés sur cet endroit-là. Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer Sandra et Charles qui sont des figures du Détroit militant. Je suis tombé par hasard au centre d’une communauté de personnes et d’idées fortes. Ils m’ont raconté plein d’histoires. Je suis revenu l’année d’après pour filmer en les ayant intégrées à mon projet. J’avais des sujets et des moments historiques sur lesquels je voulais revenir. On a choisi avec eux la façon la plus pertinente et la plus forte de raconter, seul ou en groupe, chez eux ou dans un lieu symbolique. La première rencontre a été comme une répétition générale, pour moi et pour eux aussi. Ça leur a permis de perfectionner leur histoire et de trouver les mots justes en la répétant. C’était bien de faire deux sessions, de trois mois, en hiver.


UN WESTERN D’HIVER
Pourquoi avoir choisi de tourner en hiver ?
C’est un choix cinéphile et presque anecdotique, celui de filmer en scope à la manière d’un western d’hiver, un genre que j’adore. Il y a quelque chose qui ressort à la fois de la dureté et de la fragilité de Détroit avec ses maisons parfois encore habitées et pourtant en danger. Par ailleurs, l’hiver a une gamme de couleurs qui tire vers le noir et blanc, ce qui permet d’intégrer les archives. En même temps, on trouve des bleus, des verts, des demi-teintes très esthétiques, qui se mêlent à une lumière presque flamande. Cette douceur dans la lumière permet de faire un film un peu moins violent que l’été, quand la ville est très verte et finalement très flamboyante.
N’avez-vous jamais ressenti les limites du genre documentaire en tournant Detroiters ?
Sur ce film précis, j’ai voulu filmer des personnes âgées parce que c’est la génération qui a lutté dans les années 1960. Le documentaire tire sa force de la beauté et de la puissance brute du témoignage. J’ai filmé les acteurs et les témoins de moments historiques qui sont sur le point de disparaître. Pour le message que je voulais porter, il n’y avait rien de mieux que cette parole, le témoignage de quelqu’un qui a vécu quelque chose, qui te le raconte et qui le vit à nouveau devant toi. Je me suis toujours demandé si ce documentaire ne pouvait pas constituer une première étape vers de la fiction.
On entend beaucoup de musique dans le film. Quelle place occupe-t-elle dans l’histoire de Detroit et qu’a-t-elle pu exprimer que d’autres médiums ne pouvaient pas atteindre ?
C’est une question que j’ai beaucoup posée. Personne n’a vraiment la réponse. Certains disent que c’est une ville de migration, avec des Polonais, des Allemands, des Afro-américains qui venaient du Sud, etc. Leurs cultures musicales se sont mélangées. Chacun ramenait ses instruments à Détroit. On m’a aussi dit que dans les années 1930, ils avaient mis en place une politique très forte en lien avec la musique dans les écoles, donc tout le monde apprenait la musique. Il y a également l’idée que ça pourrait être dû au rythme des chaînes de montage des usines. On entendait ce rythme dans la rue, chez soi. Les usines étaient partout ; ce rythme était omniprésent. Iggy pop, les MC5 et Eminem ont aussi contribué à changer Détroit par la musique.
Comment aborde-t-on Détroit en tant que cinéaste blanc et européen ?
Un blanc américain aurait eu plus de mal à faire ce film. Certains ont peur de Détroit. C’est une ville assez détestée aux États-Unis. Détroit étant une ville française, on m’a aussi parlé de la colonisation française. Le film a été tourné en 2018 pendant le mandat de Trump, et je ne pouvais pas être soupçonné d’avoir voté pour lui. Venir pour faire du cinéma et non du journalisme m’a aussi beaucoup aidé. Tourner un film convoque une certaine idée du collectif. D’un coup, on pouvait fabriquer quelque chose ensemble.


DÉTROIT A ÉTÉ TROP POLITIQUE
Vous faites référence aux politiques d’urbanisme et de redlining qui ont conduit à une fracture géographique de la ville. Quels liens peut-on établir entre les divisions géographiques et la faillite économique ?
J’ai une idée basée sur mon expérience et sur les éléments d’histoire que j’ai pu réunir. Détroit était à son top dans les années 1960 avec le Ford Mustangs, la Motown, les syndicats afro-américains très puissants. Paradoxalement, la ville commence à décliner à ce moment-là, comme si elle subissait une forme de punition pour s’être rebellée, ce qui passe par des choix politiques de délocalisation. Ceux qui restent, et qu’on voit dans le film sont à 90% afro-américains. Au début du XXe siècle, les habitants de Détroit étaient blancs à 90%. Je pense que des choix politiques et racistes ont conduit à la destruction d’une ville construite autour d’une mono-industrie. On a la sensation que Détroit a été trop politique, trop vite, trop fort et qu’elle en paye le prix encore aujourd’hui. C’est l’histoire d’une émancipation refusée et violentée part la désindustrialisation.
Vous faites aussi allusion à la gentrification de la ville, sans pourtant la montrer. Pourquoi ?
Ça m’intéressait d’être avec des gens qui ont un attachement presque viscéral à la Détroit. Quand on réalise un film comme celui-là, il faut choisir son camp. En allant voir le maire, par exemple, on entend des discours convenus et lissés. Par ailleurs, j’ai fait un film sur la communauté qui m’a adopté. Si l’élite gentrifiée était venue sur notre territoire, alors on aurait pu filmer le dialogue ou le conflit. On ne voulait ni aller les chercher, ni d’un film didactique ou manichéen.
Dans le film, on entend parler d’une « Renaissance pour les riches ». Est-ce qu’il y a un sentiment d’abandon, de rupture du contrat social, ou une forme d’indifférence, de colère, de nostalgie ?
La période la plus difficile pour Détroit, ça été les années 1990 quand la ville a commencé à vraiment se délabrer. Les habitants ont dû apprendre à vivre avec la maison d’à côté qui était en ruine. Aujourd’hui, ils se sont faits à l’idée de former un monde parallèle, en renonçant à retourner dans « la société ». Donc, on peut dire qu’ils ont dépassé le stade du ressentiment ou de la colère. Ils veulent construire des usines et des entrepôts pour nourrir la population de Détroit. Ils ont dans l’idée de créer quelque chose qui fonctionne par eux-mêmes parce que personne ne le fera pour eux. J’aurais beaucoup aimé m’intéresser davantage aux projets d’urban farming, par exemple.
Comment voyez-vous l’avenir de Détroit ?
Cette ville est abandonnée par le pouvoir politique. L’industrie automobile est toujours là. Elle se redéveloppe autour des voitures électriques. Des autoroutes ont été très vite construites, ce qui fait que les gens vivent dans les banlieues, au-delà de la ville, qui est complètement détruite. Ils passent par l’autoroute des usines aux banlieues en traversant avec indifférence ces zones abandonnées. La gentrification repose sur des délires de promoteurs immobiliers. Ils ont une bonne image de marque, un peu en marge, qui attire beaucoup les artistes mais c’est à toute petite échelle. Personne ne reconstruit la ville. Détroit ne se reconstruira jamais, à part peut-être par le biais des habitants qui vont en faire un espace un peu cyberpunk, un peu futuriste. Il n’y aura pas de grand plan d’urbanisme et heureusement, parce que l’ensemble de ces petites initiatives vont coaguler et se rejoindre pour former un ensemble complètement fou.


UNE IMAGE DU FUTUR
Charles Simmons tient un discours presque communiste, voire marxiste, assez surprenant, sur le mode de production en place et sur le capitalisme. Est-ce que ce discours de critique existe réellement ?
Les populations afro-américaines de Détroit sont les premières victimes du capitalisme. Elles ont subi l’esclavage, puis elles ont obtenu un statut un peu particulier, on les a mises dans les usines, qu’on a ensuite fermées. Ces gens vivent donc au cœur du capitalisme et sont liés à son histoire. Ils portent un discours très politisé, un peu communiste. Aujourd’hui, c’est un mot un peu daté. Ils en ont fait un discours hybride avec beaucoup d’autres idées et concepts. Mais ça reste un discours anticapitaliste clair. Ils étaient au cœur de la machine capitaliste avec les expérimentations de Ford, l’organisation de la ville autour de la voiture, la destruction de leurs quartiers pour y construire des autoroutes. Par ailleurs, les Simmons étaient très proches du Venezuela et des non-alignés. Ils ont un discours anti-impérialiste fort.
Quelle place occupe la religion à Détroit ?
Elle a un rôle capital dans la communauté. A la messe, il y a des vieux comme des jeunes. Chacun se réfère à une église et peut parcourir de très grandes distances pour la rejoindre. Ça devient un lieu de de rencontre pour la communauté qui n’y va pas forcément pour entendre un discours religieux. C’est un moment fort dans la vie de la communauté afro-américaine depuis l’esclavage, lorsqu’on s’y échangeait des messages. Aujourd’hui encore, l’église sert de réseau social.
Qu’avez-vous compris de la ville au terme de votre voyage ?
J’ai l’impression d’avoir eu la bonne intuition en allant à Détroit. Il y a des endroits qui rendent des concepts visibles. Détroit te montre ce qu’est notre système capitaliste et néo-libéral. On dit souvent que Détroit est la preuve que le capitalisme est en train de mourir. Je n’y crois pas du tout. Au contraire, Détroit, c’est la forme la plus extrême du capitalisme, avec des individus complètement déconnectés les uns des autres, extraits des communautés, qui sont à la fois force de travail et consommateurs. Des individus qui vivent sans rien qui fasse communauté, sans syndicats, sans église si possible – parce que c’est un combat pour garder les églises. Détroit te montre tout ça. A travers ses ruines, la ville rend visible que tout ce qui fait société à tendance à se déliter. Je crois que Détroit est un peu une image de notre futur.
Les témoins de Detroiters ont-ils pu voir le film ?
Ils l’ont tous vu sur ordinateur, dans des conditions qui n’étaient pas forcément idéales. Je pense qu’ils ont été troublés. J’ai un peu de mal aujourd’hui avec le documentaire parce qu’on peut faire mal aux gens en les filmant, comme une petite blessure. C’est pour cette raison que j’ai développé plutôt des projets de fictions pour l’avenir. Notamment un projet de western pour remonter un fil qui se serait tissé entre Détroit, aboutissement de quelque chose, et les origines de la naissance de l’Amérique, avec une réflexion sur les traces de l’Amérique française. Le scénario est écrit et on a reçu les premiers financements. C’est en route, mais la fiction ça prend du temps.
Detroiters d’Andreï Schtakleff, en salles le 4 mai 2022.