Au cœur des ténèbres. Un titre idéal pour les mémoires de David Fincher qu’on ne lira probablement jamais. Le sale môme prodigieux du cinéma hollywoodien n’aime pas tant se raconter au point de s’ouvrir sans détour au premier venu. Voilà pourtant bientôt une quinzaine d’années qu’il tisse en toute discrétion une drôle de toile où s’entremêlent fils narratifs faussement lâches et obsessions intimes héritées d’une enfance passée à la lisière des ténèbres, dans la Californie de la fin des années 60, celle de la bande à Manson et du Zodiaque solitaire. A défaut d’avoir pu affronter l’épreuve du sang, Fincher ne cesse d’explorer les figures de l’ombre et celles qui la pourchassent : serial killers, policiers, hackeurs, cols blancs, etc. Critique de cinéma, Juliette Goffart décrypte l’obsession du mal qui le taraude dans un livre dense, richement illustré et très personnel (éd. Marest) comme elle nous l’explique au cours d’une heure consacrée à évoquer sa découverte du cinéma de Fincher, son vif intérêt pour la philosophie et l’œuvre de Paul Thomas Anderson. *
LA BANALITÉ DU MAL
Boris Szames : Qu’est-ce qui a motivé votre enquête dans les ténèbres du cinéma finchérien ?
Juliette Goffart : C’est une passion qui remonte à mon adolescence lorsque j’ai découvert Seven. Le film m’a beaucoup marqué parce que Fincher reprenait les codes du film de serial killer, qui était très à la mode à cette époque-là, avec une touche extrêmement personnelle, une vision très désespérée, notamment via le personnage de l’inspecteur Somerset. J’ai eu l’occasion de m’intéresser à nouveau de près à Fincher en 2017 lorsque j’ai organisé un débat autour de Seven et Fight Club dans le cadre d’un ciné-club consacré aux tueurs en série. Mindhunter venait à peine de sortir sur Netflix. Quelque chose m’a frappé comme une évidence à ce moment-là : le motif du Mal, via le serial killer, était fondamental chez Fincher. Il y avait vraiment quelque chose à creuser de ce côté-là. Cette idée ne m’a plus quittée pendant trois ans. Le livre est né comme ça, progressivement.
Aviez-vous programmé Halloween de John Carpenter dans le cadre de ce ciné-club ? Michael Myers pourrait être un lointain parent du tueur du Zodiac, par exemple.
Oui, bien sûr. Halloween de Carpenter fait vraiment partie de mes films de chevet. Fincher est un réalisateur très cinéphile. On ne peut pas vraiment être sûr qu’il ait pensé à ce film en particulier, mais ça fait quand même partie de son ADN. Les thrillers des seventies l’ont aussi nourri, c’est certain. Fincher assume aussi la filiation avec le cinéma de Pakula, et notamment Klute, un film centré sur un tueur en série. Halloween fait partie de cette même mouvance, avec cette figure de serial killer toujours invisible et tapi dans l’obscurité. On ne peut pas ne pas y penser quand on regarde Seven ou Zodiac.
Le Mal chez Fincher est un concept plus trouble, plus fluide que chez Carpenter, non ?
On peut trouver une certaine proximité entre les deux cinéastes au niveau de leur approche de la mise en scène, mais la vision du Mal n’est absolument pas la même, en effet. Michael Myers, c’est le refoulé qui ressurgit à l’intérieur du territoire américain comme l’explique Jean-Baptiste Thoret. Et l’héritage du western chez Carpenter permet de mettre le Mal à la porte. Souvenez-vous qu’à la fin d’Halloween, on jette Michael Myers par-dessus le balcon ! Chez Fincher, on retrouve cette idée d’un Mal caché à l’intérieur mais beaucoup plus diffus et donc difficile à extirper. C’est ce que montre très bien la fin de Zodiac. On n’est jamais absolument sûr de l’identité du tueur. De la même manière, BTK (Bind, Torture, Kill) dans Mindhunter ne sera jamais identifié, ce qui est d’ailleurs une histoire vraie. L’anecdote est plutôt intéressante : Dennis Rader, alias BTK, s’est arrêté de tuer dans les années 90 à partir du moment où il a eu un peu de pouvoir en devenant une sorte de vigile dans son quartier. Il s’est mis plutôt à harceler les gens. Ça correspond assez bien à la vision de Fincher sur le Mal : oui, il y a des tueurs en série, mais ça reste quelque chose de banal qui s’infiltre dans le quotidien.
Vous citez Klute et les thrillers paranoïaques des seventies. On a pourtant fait de Fincher un chantre du nihilisme dès la sortie de Fight Club…
On a beaucoup identifié le nihilisme de Nietzsche dans Fight Club alors que c’est un film où il s’agit de s’en tenir à distance. La société que Fincher dépeint n’a plus vraiment de valeurs. On consomme bêtement, etc. Le vrai héros du film, Jack, c’est-à-dire Tyler Durden, est une sorte de somnambule qui passe à côté de sa vie. On retrouve la même description du nihilisme dans Ainsi parlait Zarathoustra : le dernier des hommes qui cligne de l’oeil n’a plus d’espoir. Jack va justement apprendre à retrouver une forme de croyance en se détachant de la figure de volonté de puissance qu’incarne Brad Pitt, le Tyler Durden fictif. Tout s’évapore à la fin du film puisqu’on le voit se dématérialiser sous la fumée d’un canon de revolver.

Brad Pitt dans Seven (1995), aux origines du Mal © New Line Cinema

Jane Fonda dans Klute d’Alan J. Pakula, en 1971 © Warner Bros.
VERS UN CINÉMA INTIME
On a l’impression que le Mal trouve de moins en moins à s’incarner dans le cinéma finchérien, particulièrement depuis Zodiac. S’agit-il selon vous d’un point de bascule conscient dans son œuvre ou la simple manifestation d’un cynisme de plus en plus ravageur ?
Cette vision d’un mal diffus dans la société est quand même déjà présente dans Seven puisque l’inspecteur Somerset a le même point de vue que John Doe sur la société. On peut d’ailleurs trouver un point commun avec Taxi Driver dont Fincher reprend une séquence lorsque Somerset pose le même regard désabusé que De Niro sur une ville gangrénée par la corruption et la criminalité. C’est en revanche bien à partir de Zodiac qu’on constate une bascule vers un cinéma plus introspectif, existentiel. Les scènes de meurtre disparaissent au bout d’une heure. L’enquête va petit-à-petit se substituer aux policiers. On s’intéresse au portrait de l’enquêteur qui s’abîme dans une quête interprétative infinie.
On peut plutôt facilement suivre la trajectoire du Mal d’Alien 3 jusqu’à Zodiac. Ensuite vient L’étrange histoire de Benjamin Button. Fincher semble brouiller les pistes…
Fincher ne cesse de brosser des portraits intimes de figures solitaires qui ne savent pas vivre à l’unisson de leur temps. Benjamin Button en est le parangon. Dans The Game, Michael Douglas est une sorte de Picsou très isolé qui va être obligé de s’ouvrir aux autres grâce à la CRS. De même, Panic Room est l’histoire d’une jeune femme séparée qui vit très mal son divorce et qui va malgré tout devoir compter sur son ex-mari. C’est d’ailleurs un film assez à part dans la filmographie de David Fincher. On y retrouve quand même l’idée que le Mal s’introduit à l’intérieur d’un système avec ces cambrioleurs qui vont tout faire pour s’infiltrer jusqu’à la chambre forte au coeur de la maison de Jodie Foster. Ce qui est très intéressant justement, c’est que cette chambre forte ne tient pas. Je pense à cette scène où on va filtrer du gaz jusqu’à la chambre pour forcer la mère et la fille à sortir de la panic room. On voit bien que Fincher est hanté par la phobie d’être dépossédé et menacé jusqu’au plus profond de son intimité. Cette dimension relève du viral.
Le premier virus dans la filmographie de Fincher, c’est le Xénomorphe qui s’introduit dans la prison d’Alien 3…
Effectivement, on a là une bête chevillée à l’intérieur du ventre de ses hôtes involontaires. Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si la toute première publicité fabriquée par Fincher représente un embryon en train de fumer dans un utérus…
Le Mal obsède donc Fincher bien avant ses premières réalisations pour le cinéma ?
Les publicités lui servent à définir son esthétique inspirée en partie de l’univers de Ridley Scott avec une pluie permanente et des personnages plongés dans la nuit. Il y a aussi le très beau clip de « Vogue » où on constate que Fincher maîtrise les codes du cinéma et plus particulièrement du film noir. Du reste, je ne vois pas une cohérence thématique évidente durant cette première partie de sa carrière.

Sur le tournage de Panic Room, en 2001 © Columbia Pictures

David Fincher dans l’antre de la bête, en 1991 © 20th Century Fox
LES NOUVEAUX MONSTRES
David Fincher réalise ses premiers longs-métrages en pleine vague du thriller érotique. Il faudra attendre vingt ans pour qu’il s’essaie au genre avec Gone Girl. S’agit-il selon vous d’une réponse à Basic Instinct et ses dérivés ?
Je ne suis pas sûre qu’il y ait une vraie filiation entre ces films. Pour David Fincher, Amy Dunne est une version féminine d’un psychopathe complètement dingue. Il y a d’ailleurs une proximité assez évidente entre Amy Dunne et Tyler Durden. Ce sont des personnages absolument prêts à tout pour incarner leur vision et leurs théories. Amy n’hésite pas à simuler son propre meurtre ou à s’auto-violer avec une bouteille. Je crois que ça a beaucoup amusé Fincher.
Un autre grand psychopathe de sa filmographie, c’est Mark Zuckerberg dans The Social Network…
Zuckerberg n’est pas un psychopathe complet. Certes, il assassine virtuellement des personnes en place publique : sa première petite amie Erica, en l’humiliant sur son blog, son meilleur ami, Eduardo, en l’éliminant de son entreprise sans prendre des pincettes. Zuckerberg incarne le psychopathe en col blanc qu’on retrouve dans certains livres psychiatriques. Il reste un personnage ambigu, un peu sociopathe sur les bords, qui a cette part tragique d’isolement affectif. On trouve là un vrai lien avec Herman Mankiewicz dans Mank. Les deux personnages présentent cette même ambivalence. Ce ne sont pas des monstres complets. Ils ont chacun une part de fragilité et d’aptitude à l’émotion. Fincher a d’ailleurs dirigé Jesse Eisenberg de manière à gommer le maximum d’émotions. Au final, il n’a gardé que les prises où son acteur était le moins expressif. Fincher assume donc bien cette recherche de froideur et de monstruosité.
Pensez-vous que Fincher propose une quelconque éthique face au Mal ?
A mon avis, non. Le propos de ses films est assez désespéré. Il n’y a pas vraiment d’éthique puisque ses personnages tentent de maintenir une distance face à une forme de cynisme généralisé, surtout dans ses derniers films où le Mal devient l’indifférence aux autres. Dans Mank, Irving Thalberg décide de licencier Marion Davies au bout de dix ans de bons et loyaux services, sans même la prévenir. L’éthique, on peut la trouver dans la description du déploiement du Mal. Mais Fincher ne propose aucune solution. Au contraire, quand on regarde le personnage d’Holden Ford dans la saison 2 de Mindhunter, on constate que les personnages se laissent volontiers contaminer.
David Fincher n’a cessé de filmer des marginaux tout au long de sa carrière. Lui-même semble se complaire dans son rôle de brebis galeuse à Hollywood. Le voici aujourd’hui lié par contrat à Netflix qui lui offre une plus grande liberté créative que celle autrefois laborieusement négociée avec les studios. Pensez-vous qu’il se considère encore aujourd’hui comme un virus chargé de parasiter un nouveau système .
Certainement. Fincher semble conserver beaucoup de rancoeur à l’égard de pas mal de producteurs. C’est un marginal qui doit sans cesse lutter pour préserver sa liberté de création. Il cherche donc d’autres systèmes, exactement comme Holden Ford dans Mindhunter, qui construit désespérément sa méthode de profilage alors que la police ne veut pas le suivre du tout. Netflix donne actuellement à Fincher l’espoir de trouver un espace de création et de liberté possibles. Bref, il n’est pas prêt de revenir à Hollywood comme le prouve son prochain projet, Le Tueur, un projet vieux de près de quinze ans que Netflix lui permet enfin de réaliser.

Mark Zuckeberg, psychopathe en col blanc de The Social Network, réalisé par David Fincher en 2010 © Columbia Pictures

Comme Mark Zuckerberg, Herman Mankiewicz a une part de fragilité et d’aptitude à l’émotion © Netflix
D’ORSON WELLES À MARK ZUCKERBERG
Chez Fincher, le perfectionnisme confine à l’obsession du contrôle, quitter à briser, exténuer physiquement ses collaborateurs. Le plus grand psychopathe, est-ce que ça ne serait pas justement lui ?
Bien sûr. Il y a une part d’autoportrait dans certains personnages de David Fincher. Sa filmographie est une vaste mise en abyme de son travail de réalisateur. Fincher se dépeint à travers ses personnages maléfiques et ses personnages d’enquêteurs. Je pense qu’Amy Dunne l’a beaucoup intéressé parce qu’il retrouve en elle son côté très méticuleux. Le pauvre Nick Dunne est obligé de répéter encore et encore comme un acteur sous les ordres de sa femme et de son avocate. Ce travail de répétition à l’infini pour obtenir la bonne prise ou la bonne prestation définit clairement Fincher, même s’il s’en défend. Lui-même ressemble un peu à Mark Zuckerberg. Aucun des deux n’a un physique d’avironneur – Fincher ne déploie pas une virilité extraordinaire selon les codes classiques de la masculinité. Comme Zuckerberg ou comme Holden Ford, il se définit plutôt par son aptitude à créer de manière méticuleuse et par sa grande inventivité.
Mank permet d’établir un lien direct entre David Fincher et Orson Welles. Vous avancez que le dialogue entre les deux cinéastes a commencé depuis bien plus longtemps qu’on ne pourrait se l’imaginer. Pourquoi ?
Il y a un lien évident entre The Social Network et Citizen Kane selon moi. On retrouve dans les deux films la même trame mélancolique en flashback. Citizen Kane s’ouvre sur le portrait d’un homme isolé qui a tout perdu, dont l’amitié. The Social Network est presque identique, avec le surgissement rapide des séquences judiciaires à son encontre. C’est une tragédie sur l’amitié, voire l’amour perdu, à travers la relation entre Eduardo et Mark qui finit très mal, comme celle qui oppose Charles Foster Kane et son ami Jedediah Leland chez Welles. Le motif de l’écrit est aussi commun aux deux films. Charles Foster Kane oublie la déclaration de profession de foi qu’il a écrite et son ami va la lui rappeler. De même, l’association entre Eduardo et Mark est symbolisée par un algorithme écrit sur une fenêtre, avant d’être brisée par Zuckerberg à l’aide de ses avocats.
Fincher est à n’en pas douter le grand cinéaste de la déconstruction post-moderne comme le prouve son obstination à mettre à mal son pays, la guerre des sexes, l’héroïsme… Avec quel autre cinéaste contemporain vous semble-t-il ou pourrait-il dialoguer selon vous et pourquoi ?
Sans doute Paul Thomas Anderson. On retrouve une réflexion très désespérée sur le Mal dans There Will Be Blood par exemple. Anderson est aussi fasciné par les personnages fous comme le créateur obsessionnel de Phantom Thread et son amoureuse prête à l’empoisonner à petites doses pour le faire revenir à la raison. Fincher et Anderson apportent aussi tous les deux beaucoup de soin à la conception de leurs images. Chez le second, la surface semble très lisse au toucher alors que le fond est très organique et violent. Ce mélange contradictoire me passionne et a aussi déclenché mon désir d’écriture.
* Propos recueillis par Zoom, le 28 juin 2021.
Copyright illustration en couverture : Efi Chalikopoulou