« Cyborgs versus Androïdes : l’homme-machine au cinéma » par Claude Gaillard

par

« L’homme n’existe que pour être dépassé. » Tenez-le vous pour dit. L’axiome nietzschéen nous interroge sans fard sur la pertinence de l’humain à l’heure où les représentations robotiques à l’écran laissent espérer à leurs créateurs un nouvel horizon d’éternité, comme en témoigne Claude Gaillard dans l’anthologie « programmée » aux éditions Omaké Books, Cyborgs versus Androïdes : l’homme-machine au cinéma.

BRÈVE HISTOIRE D’UN MONDE ACCORDÉ À NOS DÉSIRS

La question n’est pas nouvelle, du moins en littérature. Dès la fin du XIXe siècle, Villiers de l’Isle-Adam donne « l’illusion même du derme humain » en imaginant une « andréïde », copie-conforme mais moralement ajustée de l’être aimée. Son Ève future présage une autre formidable machine capable de « donner un monde accordé à nos désir » : le cinéma. La robotique naissante se pense dès lors au féminin, à raison d’une vingtaine d’images projetées par seconde. La caméra de Fritz Lang érotise ainsi le corps de l’actrice Brigitte Helm sous les traits de l’androïde Maria pour mieux semer le trouble depuis les bas-fonds jusque dans les hautes sphères d’une cité industrielle décadente (Metropolis, 1927). Quelques décennies plus tard, la série B américaine se chargera de transformer ces avatars mécaniques en véritables femmes fatales affublées d’un attirail technique létal. Ainsi de la gynoïde sexy Galaxina campée par la playmate Dorothy Stratten et de la redoutable prof de chimie bionique Ms. Connors à laquelle Pam Grier prête ses traits dans le nanar jubilatoire Class of 1999 (M. L. Lester, 1990). L’homme-machine au cinéma, lui, interroge en profondeur les genres en même temps qu’il souligne une singulière dichotomie. C’est ainsi que le corps musculeux d’Arnold Schwarzenegger incarne le paradoxe technologique des temps modernes. Son enveloppe charnelle dissimule un redoutable cyborg, un organisme cybernétique complexe, véritable machine de guerre apocalyptique. Le T-800 imaginé par James Cameron en 1984 n’a été programmé que pour mettre un terme – le verbe « to terminate » en version originale donnant son titre au film, The Terminator – à l’humanité promise à un holocauste nucléaire des plus redoutables. L’armature métallique de ce Frankenstein cybernétique 2.0 ne laisse guère de place à un supplément d’âme. Le deuxième opus de la saga opère néanmoins un renversement de valeurs. Les Connor, mère et fils, bidouillent le neuroprocesseur de Schwarzy-tête-dure pour lui permettre littéralement de comprendre – c’est-à-dire de saisir par intelligence « artificielle » – les interactions humaines. La saga démontre ici sans avoir l’air d’y toucher l’interdépendance ontologique entre l’homme et la machine sans âme. De nouvelles perspectives s’offrent alors à nous. Cyborgs et androïdes pourraient bien accomplir notre salut, reléguant les dogmes transcendants au placard par la même occasion. La réalité rattrape dès lors la fiction (ou l’inverse). On pense notamment à RIBA, le robot à la trogne d’ours qui aide les infirmières japonaises dans leurs tâches quotidiennes. Ou encore à Reem, le fringant robot policier de Dubaï capable d’identifier des individus suspects du haut de ses 1m70.

Ces humanoïdes en vadrouille inquiètent davantage qu’ils n’incitent à dormir sur nos deux oreilles. L’ombre de l’OCP – le conglomérat militaro-industriel derrière la création de Robocop dans le film de Paul Verhoeven (« 50% homme. 50% machine. 100% flic ») – plane sur ce futur peu enviable. Le super flic cyborg de Détroit prophétise un avenir placé sous le signe d’un transhumanisme fantasmatique. Ces rêves de moutons électriques appartiennent encore pour l’heure aux champs littéraire et cinématographique dont l’inventaire quasi-exhaustif concocté par Claude Gaillard rend compte avec l’enthousiasme communicatif d’un bisseux par ailleurs amateur de machines à tuer humaines et animales comme en témoignent deux de ses ouvrages de référence publiés chez Huginn & Muninn il y a deux ans : Dans l’enfer vert de la Rambosploitation et Bad Requins. En attendant le prochain stade de l’évolution humaine – on vous renvoie à la théorie de « l’exodarwinisme » de Michel Serres sur le sujet – un dernier conseil : évitez les ennuis… Et hasta la vista, baby ! *

© Omaké Books

CYBORGS VS. ANDROÏDES

Boris Szames : Comment distingue-ton un cyborg d’un androïde ?

Claude Gaillard : Pour faire simple, un cyborg est à l’instar de Steve Austin dans L’homme qui valait trois milliards ou le personnage d’Alex Murphy dans Robocop, un homme qui devient machine. A l’opposé, dans le cas de l’androïde, c’est la machine  qui devient en quelque sorte humaine ! Les deux concepts s’affrontent mais paradoxalement il n’est pas rare que l’on prenne l’un pour l’autre. Bon nombre de récits et de films définissent en effet l’androïde comme cyborg, et par ailleurs les gynoïdes comme des androïdes. Pour réconcilier tout le monde, on pourrait peut-être dire ce que ces créatures, quelle que soit l’étiquette que l’on veut bien poser dessus, nous interrogent sur l’émergence d’une nouvelle humanité. Alex Murphy est-il encore humain ? Ava, la femme robot d’Ex machina, n’est-elle qu’une machine ? Ce qui est sûr c’est que la thématique formule plus de questions, qu’elle n’apporte de réponse.

Vers quels cyborgs et androïdes penche votre cœur et pourquoi ?

Les hommes et les femmes machines qui nous amènent justement à dépasser ce questionnement existentiel. Ces films qui à travers la spectacularité du concept, du propos nous amènent ailleurs. Il est évident que la femme objet de Cherry 2000, les ménagères de Et l’homme créa la femme, nous racontent la complexité des rapports entre hommes et femmes. Tout comme la fascinante Maria et son double robotique dans Metropolis sont les instruments de deux concepts antagonistes : lutte des classes d’un côté, collaboration de classes de l’autre. Mais, il faut voir derrière ça, l’expression d’un goût ou d’un penchant personnel. La question de la nature de l’être n’est pas quelque chose qui me travaille, je crois que nos actes nous définissent. C’est à la fois plus simple, mais j’en conviens, beaucoup plus exigeant. 

Dans le match-retour Robocop contre T-800, qui gagne selon vous, et pourquoi ?

Aucune idée mais ça me plairait bien de voir ça ! Il y a une série B qui met en scène des combats de monstres classiques sur un ring. Je crois que ça s’appelle Monster Brawl. Ça ne vaut pas grand-chose mais c’est assez drolatique… Du moins dans mes souvenirs.  On va dire que dans mon cœur, la faucheuse bio mécanique incarnée par Arnold a de toute façon gagné le combat depuis longtemps déjà. 

Selon vous, le cinéma-t-il a épuisé tout le potentiel narratif des cyborgs et des androïdes ? En d’autres termes, que peut-on encore aujourd’hui attendre des cyborgs et des androïdes sur grand écran ?

Ce qui est sûr, c’est que le concept de l’homme augmenté, du transhumanisme et celui de l’intelligence artificielle ramènent la thématique sur le devant de la scène. Comment le cinéma de science-fiction va-t-il s’en saisir ? Quelles seront la qualité et l’originalité des œuvres résultantes ? Alors bien sûr, on peut avoir l’impression d’avoir fait le tour d’une question, d’un thème… Dans les faits, on ne fait souvent que le tour de soi, de ses capacités et de son imagination. Je veux dire par là que personne n’avait vu arriver l’électro-choc que fut le Matrix des soeurs Wachowski.  C’est un petit peu comme quand j’entends et je lis que « le cinéma est mort ! »  Ce qui est mort, c’est l’idée que certains s’en font, peut-être. Toutes mes condoléances donc… Mais le cinéma lui se porte bien.

Peter Weller prête ses traits à Alex Murphy, devenu Robocop dans le film de Paul Verhoeven en 1987 © Deana Newcomb/Orion Pictures

Alicia Vikander est Ava, l’androïde fantasmatique d’Ex Machina réalisé par Alex Garland en 2014 © Liam Daniel/Universal Pictures

DES REVENDICATIONS ROBOTIQUES

Les androïdes ne repoussent-ils pas encore les curseurs plus loin à l’égard de la transhumanité ? Je pense notamment à Blade Runner et à son titre original : Do Androids Dream of Electric Sheep

Je n’aborde pas le cas des réplicants de Blade Runner dans mon livre et c’est un choix très assumé. Les films donnent à voir des êtres artificiels, des clones plus que des machines, sauf à les considérer comme des machines biologiques mais dans pareil cas, nous sommes tous des machines, au passage génétiquement programmées … C’est la difficulté de l’anthologie, surtout quand elle doit être contenue dans 192 pages. Il faut poser établir des frontières, poser des limites.

Cyborgs et androïdes ne porteraient-ils pas également à leur insu l’étendard des luttes pour la revendication des genres en abolissant les frontières entre sexes ?

C’est un prisme à la mode mais c’est aussi un prisme déformant. Ça me rappelle comment certains critiques se sont mis à voir de la lutte des classes partout… Même où elle n’y était pas, ou pour prendre un autre exemple la littérature qui s’est développée autour de l’œuvre de John Carpenter. Il y a des gens qui sont capables de vous expliquer avec beaucoup de talent ce qui objectivement ne se passe pas à l’écran ! Pour revenir à votre question : tout ce qui évoque de manière frontale ou ne serait-ce que par la bande, la relation homme-femme n’est pas lutte, revendication, guerre des sexes. Heureusement… 

En parcourant votre anthologie, on se rend compte que la plupart des cyborgs et des androïdes ne sont créés qu’à des fins militaires et bellicistes. Pensez-vous qu’ils renvoient le plus sombre reflet de notre humanité ?

Oui et ce n’est sans doute pas spécifique aux territoires de la robotique et de la cybernétique. Dans notre de vie de tous les jours, nous sommes entourés d’objets issus de la recherche scientifique, technologique et militaire. A commencer par Internet grâce auquel nous faisons cette interview. J’ai lu récemment que les gommes de nicotine que l’on prend pour arrêter de fumer ont été initialement développées par l’armée soviétique ! La recherche coûte cher, elle va là où il y a de l’argent. Et pour foutre sur la gueule de son prochain, il y a visiblement du budget ! Voilà ce que ça raconte. 

Le fantasme de l’humain augmenté ne recèlerait-il pas selon vous un arrière-goût fasciste, eugéniste au même titre que les super-héros ? 

Au cinéma, ça le serait peut-être, si cette nouvelle humanité (et je parle de cyborgs comme d’androïdes) dite augmentée n’était pas dans le même temps et quasi systématiquement diminuée. Dans les faits, le T-800 est doté d’une force et d’une résistance surhumaine, d’une capacité d’analyse mais d’aucune intelligence émotionnelle. Bon vous allez me dire, qu’il y a des enfants de mère nature qui en sont tout aussi dépourvus. (rires) Pour le reste, encore une fois dans les faits, un nombre considérable de nos concitoyens portent des prothèses, des implants (moi le premier), nous sommes vaccinés jusqu’à la moelle, nous sommes déjà des êtres modifiés, augmentés. Nous sommes déjà des cyborgs. Sauf à considérer la vaccination et les couronnes dentaires comme les inquiétants signaux d’un eugénisme et d’un fascisme rampant, je crois qu’on a encore un peu de marge. 

Arnold Schwarzenegger devient le Terminator de James Cameron à partir de 1984 © Orion Pictures

LE FANTASME DE L’HOMME-MACHINE

La lecture de votre anthologie donne également l’impression que robots, cyborgs et gynoïdes servent surtout de fantasmes sexuels inconscients… 

Pourquoi inconscient et pourquoi féminisé ? Dès la fin des années 70 ? Sex World montre des androïdes disposés à satisfaire les dames esseulées. Plus récemment, la série Real Humans pousse encore plus loin avec deux femmes qui se lancent dans un combat juridique pour la reconnaissance des couples mixtes humain/robot. Alors bien sûr il y a derrière tout ça le fantasme d’une femme ou d’un homme-objet, sur lequel on exerce une forme de domination. On peut aussi le voir comme une évolution radicale mais logique du sex toy.  

Le concept de « monstre » est-il encore selon vous pertinent dans le cinéma de genre à l’heure des cyborgs et des androïdes ? 

Il suffit de voir le nombre phénoménal de « creature features » commandés par les chaînes de télévision américaines pour avoir un début de réponse. Le monstre, c’est l’altérité, et l’altérité est multiple…. Arachnoïdes,  mutants… Il faut de tout pour faire un monde ! 

Au contraire, peut-on considérer qu’un monstre classique (type Universal) équivaut à un androïde et à un cyborg puisqu’ils sont tous des extensions créés par la main de l’homme ? 

Vous voulez parler du monstre de Frankenstein ? Dans ce cas oui, d’ailleurs il est intéressant de voir comment les enfants du Prométhée moderne réadaptent propos et « process » à chaque évolution de la science. On est passé de l’assemblage de morceaux de cadavres à la robotique puis à la génétique… Je crois qu’il faut qu’on insiste, on est sur la bonne voie (rires)…

Pour paraphraser Isaac Asimov, n’avez-vous pas peur que les cyborgs et les androïdes viennent à nous manquer si jamais ils disparaissent ?

Ne vous inquiétez pas ! Vous ne vous rendrez même pas compte de leur disparition, nous sommes déjà en train de les remplacer… 

* Propos recueillis par mail, en juillet 2020.

Copyright illustration en couverture : Vectorplus/Gone Hollywood.