La Clef Revival : comment ça va ?

par

Quelques mois et une pandémie plus tard, le cinéma La Clef ne s’est (heureusement) pas effondré. Quant à la culture, c’est une autre histoire… Peu importe. Derek Woolfenden, lui, est toujours là, dans un Paris moribond. Son temps, il l’occupe entre le gardiennage du cinéma, des projections nocturnes et des AG avec ses camarades pour réfléchir à une nouvelle offensive, histoire de surprendre là où on ne les attend pas. *

SAUVE QUI PEUT LA CLEF ! 

Si la faune et la flore ont profité du premier confinement pour se réapproprier les espaces urbains en jachère aux quatre coins du globe, ce sont les images de cinéma, puissantes, magiques et redoutables, qui ont proliféré sur les murs de la capitale. Celles des mains tatouées du révérend psychopathe campé par Robert Mitchum plus terrifiant que jamais dans La Nuit du Chasseur de Charles Laughton. Ou encore celles des cicatrices de Kirk Douglas qui tâte du banjo dans L’Homme qui n’a pas d’étoile de King Vidor. Ces deux incontournables du cinéma américain, sortis à quelques mois d’écart en 1955, ont sans doute été les meilleurs antidotes à la morosité ambiante ces derniers mois. Condamné par un virus et un gouvernement à hiberner jusqu’au printemps 2020, le cinéma La Clef a décidé de s’exporter un temps sur les façades de la rue Daubenton chaque vendredi soir. L’initiative a fait mouche et couler beaucoup d’encre alors que les médias chapardent à leur façon la moindre échappatoire au réel. Chez Home Cinema, l’association derrière l’occupation libre mais illégale de la Clef, on profite surtout de l’événement hors du commun pour faire connaître son combat politique façon « revival » et son projet, un « work in progress » dont les contours commencent sérieusement à se dessiner d’après l’appel aux dons lancé sur HelloAsso (voir ci-dessous). L’objectif est double :  « sauver non seulement le bâtiment mais [aussi] conserver ce qui a été mis en place depuis un an d’occupation : un lieu hybride avec deux salles de cinéma qui accueillent une programmation éclectique et collective et un espace de travail accessible à de jeunes cinéastes. » Home Cinema chiffre ses besoins à 4,3 millions d’euros, la somme nécessaire à l’acquisition des murs (4 millions) et leur rénovation (300 000). Pour atteindre cette somme, l’association espère collecter 1 million d’euros grâce au financement participatif, 2 millions grâce à du mécénat, 1 million supplémentaire via des crédits bancaires et 300 000 euros de « subventions publiques ». Joint par téléphone, Derek nous explique ne pas envisager d’autres modes de gestion que l’associatif, « sans actionnaires, sans intérêts privés », afin d’assurer la diversité des « cultures cinéphiliques » mais aussi de pouvoir prendre le temps et le plaisir de programmer. En plus de profiter de séances quotidiennes à prix libre, les apprentis cinéphiles et les autodidactes  pourront intégrer une pépinière installée dans les locaux du 34 rue Daubenton, avec du « matos abordable pour apprendre à créer un film, de l’écriture à la diffusion ». La Clef pourra notamment compter sur les enseignements bénévoles et enthousiastes des projectionnistes des CIP (Cinémas Indépendants Parisiens) – association dont  le soutien se fait encore étrangement attendre – trop heureux de transmettre leur savoir-faire à la jeune génération. Mieux : une tireuse à bière et des canapés sont déjà installés dans un espace de rencontres et de dialogues impromptus pour discuter avec des « professionnels de la profession » de la moustache de Clark Gable ou d’un projet de film encore balbutiant. « Il y a quelque chose de très beau et touchant à entendre un programmateur présenter pour la première fois un film en public avec une voix tremblante chargée d’émotions » confesse Derek, plus que jamais convaincu de la nécessité de faire l’expérience sociale et culturelle du cinéma.

© Naguib-Michel Sidhom

© Marin Pobel

UN PROBLÈME DE POLITIQUE CULTURELLE

La chute inéluctable du mercure n’augure rien de bon pour une nouvelle édition hors-les-murs. « Il commence à faire trop froid pour organiser des séances en plein air. Mais nous, on va ressortir de la tranchée tôt ou tard sous une nouvelle forme avec des séances encore plus détonantes ». Le message est clair : les militants de Home Cinema continueront le combat coûte que coûte. Leur cinéphilie galopante s’expose à présent sur les réseaux sociaux sous la forme de « copyfights » ou ciné-tracts, pratique d’inspiration soixante-huitarde consistant à détourner des images pour leur réinjecter un tout autre sens, militant et révolutionnaire. Loin des dissertations godardo-maoïstes autour du Petit Livre rouge, leurs très courts-métrages débordent d’une passion furieuse, addictive et souvent romantique pour le cinéma. Imaginez un peu Rutger Hauer perché sur le toit d’un building de Los Angeles déclamer sous une pluie torrentielle sa nostalgie des séances uniques de la rue Daubenton à Harrison Ford groggy dans Memories of Runner, détournement du Blade Runner (1982) de Ridley Scott… La séquence fait sourire et grincer des dents à l’égard de La Clef, institution culturelle historique, rappelons-le, que la Mairie de Paris n’a toujours pas l’intention de préempter malgré les déclarations d’intention trop « parfaites » de Carine Rolland, nouveau bras droit d’Anne Hidalgo aux affaires culturelles : « on s’est engagés à tout faire pour sauver ce cinéma unique. » Quid de Richard Patry, président de la FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français), bien prompt à rassurer les salles en difficulté dans les pages du Film Français en octobre 2020 (« il ne faut pas attendre d’être la tête sous l’eau pour le signaler ») ? Rue de Valois, on ne semble pas non plus faire grand cas des marginaux utopistes du métro Censier-Daubenton soutenus par une poignée de « cultureux » parisiens. Et pourtant… Et pourtant, le succès de La Clef revival depuis plus de 13 mois suffit à faire voler en éclat la condescendance manifeste des institutions. Le cinéma a enregistré plus de 20 000 entrées sur plus de 300 séances, sans compter les interventions de centaines de cinéastes et d’invités de marque, les centaines de bénévoles de l’association pas peu fière de fédérer plus de 8000 adhérents. Ces chiffres ne suffisent pas. La raison ? Il y a quelque chose de pourri au royaume de France et c’est peut-être grâce à la pandémie que des relents pestilentiels viennent chatouiller nos narines à travers les masques. « Nous avons un problème de politique culturel » affirme Derek, qui ne mâche toujours pas ses mots et c’est peut-être pour ça que nous l’admirons. 

La culture officielle et despotique est le privilège des morts. Les vivants doivent plus que jamais s’accrocher pour espérer obtenir l’attention des deux ou trois critiques de cinéma frileux qui font la pluie et le beau temps à Cannes et dans les festivals. On assiste à une inquiétante uniformisation des goûts. Notre pays se repose trop sur ses lauriers. On délègue notre culture acquise à des figures patriarcales… À croire que nous avons peur de nous-mêmes ! 

Derek Woolfenden

LA CLEF, UN VOLCAN ENCORE EN ÉBULLITION

La politique des labels ne s’accommode pas du bouillonnement socio-culturel que couvent les quelques 600m2 de La Clef, un « volcan en ébullition encore actif » comme le déclarait Derek au micro de France Culture en janvier dernier. L’association venait de remporter une grande victoire symbolique : la publication de sa programmation dans des organes officiels (L’Officiel des spectacles et Télérama).  A l’époque, l’ambiance n’est pas tout-à-fait au beau fixe, notamment à cause de l’avis rendu par le tribunal de Paris deux semaines plus tôt. Les joyeux squatteurs de La Clef s’attendent à recevoir à n’importe quel moment la visite d’un huissier armé du redoutable délibéré. Home Cinema prépare alors sa contre-offensive au tribunal prévue d’abord le 8 juin puis le 21 septembre. En attendant, on lui impute, entre autres frais de justice, une amende de 10 000 euros en plus d’une astreinte de 350 euros par jour d’occupation. Le mercure monte ensuite comme jamais en plein mois d’août. Il y a d’abord cet article du Monde daté du 5 août dans lequel Frédéric Hocquard, adjoint au tourisme d’Anne Hidalgo, se félicite d’avoir mis la main sur La Flèche d’Or et le Lavoir moderne – une préemption facilitée par la construction d’un habitat social, selon Derek – et se prépare à s’occuper du « dossier La Clef ». Hocquard prétend même avoir réussi à échanger avec le CSECE-IDF (le conseil social et économique de la Caisse d’épargne Île-de-France, propriétaire mutique des murs) au mois de février dernier à propos d’une proposition d’achat. Du côté de la Mairie de Paris, cet enthousiasme forcené ne cadre pas vraiment avec la politique culturelle « en crise ». Carine Rolland n’entend pas acheter la Clef, préférant privilégier d’autres pistes de réflexion parmi lesquelles celle de l’économie sociale et solidaire (ESS). « Ils ont le temps de leur procès, ce qui est légitime, et nous, nous avons celui de l’action publique » conclue-t-elle dans un article de Libération publié le 1er septembre 2020. Entre-temps, Florentin Letissier, maire adjoint écologiste à l’ESS, a lui aussi temporisé ces grandes déclarations d’intention : « « On a bien ça [l’échéance] en tête. Le débat budgétaire n’est pas achevé mais, d’ici 15 jours, on aura bien avancé sur tous ces sujets [… ] C’est de l’argent public, on ne va pas non plus prendre des décisions à la va-vite. » Quelles conclusions tire donc le tribunal à quelques heures de l’hibernation forcée ? Le délibéré, prévu le mercredi 21 octobre, est reporté une semaine plus tard pour des raisons administratives. Novembre apporte à la suite son lot de surprises jusqu’à l’inéluctable reconfinement tant redouté. « La culture végète une nouvelle fois dans les limbes, et nous avec » résume parfaitement Derek. L’association Home Cinema profite de ce temps mort, qui la protège pour l’heure de l’expulsion, en partageant ses activités entre deux pôles.

Le premier se charge à la fois du fonds de dotation et de la médiation avec la ville de Paris pour préempter le lieu ou du moins, le protéger de ses « assaillants ». Le second s’occupe de « créer du concret » en attendant de pouvoir rouvrir La Clef au public. Il y a les ciné-tracts militants sur les réseaux sociaux donc, mais aussi des projets de films sans doute également nourris en retour des luttes du collectif. Ce retournement de situation favorable n’est rien d’autre qu’une nouvelle séquence dans la grande épopée en Technicolor de « bandits des grands chemins » qui commence comme « un film de genre, se poursuit dans le social et la SF façon pandémie, avec une love story et un genre de comédie comme L’Auberge espagnol » conclue Derek. Une nouvelle séance de rattrapage l’attend ce soir dans la grande salle de La Clef. « On tire les titres au chapeau pour que tout le monde s’y retrouve. Cette semaine, on a regardé Loving de Jeff Nichols, Héros à vendre de Wellman, Bone Tomahawk avec Kurt Russell et Dead Zone de David Cronenberg ».

© La Clef Revival

* Cet article fait suite à notre précédente rencontre avec Derek Woolfenden et d’autres membres de l’association Home Cinema en septembre 2019.

Copyright illustration en couverture : Asile Studio/La Clef.

ÇA VOUS A PLU ?

Le spectacle continue… Et vous pouvez y apporter votre rime !