« Un long-métrage, c’est de la haute couture » – Rencontre avec Cédric Klapisch

par

Cédric Klapisch portrait

Quand on pense à Cédric Klapisch, on pense au cinéma du quotidien, celui qui évoque la vie avec humour et honnêteté avec un grand humanisme. Le réalisateur parisien analyse la société contemporaine de façon relativement savoureuse, en croquant des personnages hauts en couleurs pris dans une plus large toile à l’esthétique si reconnaissable. Cette configuration permet à Klapisch d’explorer plus en avant les thèmes qui composent et consolident son univers : le social, la politique, la morale, l’amour, le sexe, les femmes, la psychanalyse, la modernité, les intellectuels, les laissés-pour-compte, les bobos, la mort et… Les parisiens. La plupart de ses films dépeignent une société certes quelque peu pessimiste. Mais le réalisateur parvient à investir ses personnages d’une forte volonté de dresser des barrières contre la tentation du désespoir. Ce souci éthique se résoudra bien souvent grâce aux relations amoureuses, au masculin comme au féminin. Nous touchons là peut-être au coeur de l’univers intérieur du cinéaste. Cédric Klapisch est un réalisateur profondément humain dans son travail comme dans la vie, préoccupé par l’avenir, tout en cultivant une certaine forme de nostalgie, celle d’un monde idéaliste, laissant toujours percer la gravité sous la naïveté et le rire, loin de l’image du parisien bobo qu’on pourrait facilement lui coller. A l’occasion de la sortie de son treizième film, Deux moi, le réalisateur s’intéresse à la solitude dans les grandes villes à laquelle participent les réseaux sociaux. Klapisch invite alors les spectateurs à partager pendant quelques centaines de minutes ses espoirs et ses angoisses qu’incarne brillamment une nouvelle génération d’acteurs, emmenée par Anna Girardot et François Civil. Gone Hollywood ne pouvait donc laisser passer l’occasion de s’entretenir avec un réalisateur fasciné par les mutations sociales, urbaines, morales et cinématographiques. *

L’envie de raconter des histoires

Christopher Poulain : A quel moment précis de votre vie avez-vous eu le sentiment de vouloir devenir réalisateur ?

Cédric Klapisch : Ça a pris du temps. Il y a d’abord eu un premier désir pendant mon enfance mais je ne pouvais pas dire que c’est arrivé tôt. Je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs. C’est après le bac que j’ai vraiment pris conscience de cette envie de vouloir travailler dans le cinéma. J’ai donc essayé d’intégrer l’IDHEC (appelée à devenir la Fémis), mais j’ai échoué au concours d’entrée une première fois. J’ai retenté deux ans plus tard, après un passage en prépa et en fac de cinéma, mais j’ai dû encore essuyé un refus. C’est après ça que je suis donc parti à New York pour intégrer une école de cinéma. Et là-bas, ils m’ont accepté (rires) ! C’est vraiment là que j’ai appris à faire du cinéma. J’avais alors 23 ou 24 ans. C’est en réalisant des court-métrages que je me suis rendu compte de ce que je faisais, et de ce que j’avais donc envie de faire.

Quels films ont marqué votre enfance ? 

Certains films m’ont clairement marqué pour des raisons visuelles. Je pense notamment à Citizen Kane d’Orson Welles ou aux films de Fellini, et en particulier Amarcord. Je n’avais pas encore l’envie à l’époque de raconter des histoires. Mon truc, c’était la photographie. J’étais donc quelqu’un de plus « visuel ». Mais avec des films comme Vol au-dessus d’un nid de coucou, ou Les Sept Samouraïs, que j’ai vu vers l’âge de 14-15 ans, j’ai compris de quelle façon le visuel pouvait amener à raconter une histoire au travers de personnages. C’est à partir de ces films-là que j’ai eu une envie de cinéma, en imitant ce qu’ils ont provoqué chez moi, c’est-à-dire des émotions.

Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, en 1975 © Rex Features

Retour à Paris

Deux moi marque votre grand retour à Paris après avoir exploré la Bourgogne dans Ce qui nous lie en 2017, et New York dans Casse-tête chinois en 2013. La capitale vous aurait-elle manqué ?

J’ai tellement adoré travailler en dehors de Paris, à la campagne, pour tourner Ce qui nous lie. C’était vraiment l’un des plus beaux tournages de ma carrière, en pleine nature. J’ai découvert à quel point c’était agréable. Mais par contre j’ai ressenti le besoin de revenir chez moi, comme s’il fallait boucler une boucle entamée il y a plus de vingt ans avec Chacun cherche son chat, prolongée ensuite par Paris en 2008. J’avais envie de faire un troisième film sur la capitale. Avec Deux moi, je voulais tout simplement montrer les changements auxquels se heurtent Paris et ses habitants en 2019. 

Votre film évoque un sujet d’actualité : la solitude dans les grandes villes, que vous reliez aux réseaux sociaux. Quel(s) usage(s) en faites-vous ? 

Je suis assez friand des réseaux sociaux, surtout Instagram. C’est mon côté geek. Comme tout le monde, j’essaie de faire des efforts pour ne pas en devenir esclave. C’est quand même très addictif. Je trouve que c’est un outil génial pour mon métier. C’est fou à quel point Facebook et Instagram permettent littéralement de rentrer dans l’intimité des gens. C’est du pain béni pour les réalisateurs. D’ailleurs pour Ce qui nous lie, des comptes Instagram m’ont même inspiré des idées de scènes. 

François Civil dans Deux moi © Emmanuelle Jacobson-Roques

Avez-vous eu besoin de vous inscrire sur un site de rencontre comme Meetic ou Tinder pour préparer votre film ?

Non (rires), je n’avais jamais utilisé ni Meetic, ni Tinder ou Happn. Mon assistant l’a fait pour les besoins du film. Moi, j’ai plutôt parlé avec des gens, hommes et femmes, qui ont fait l’expérience de ces sites de rencontre. Découvrir leurs récits et leurs expériences s’est révélé très enrichissant. On a donc créé un compte féminin et un compte masculin pour observer les différentes interactions que ça créait. Le résultat est d’ailleurs assez drôle. J’ai également parlé avec une fille qui s’est clairement décoincée parce qu’elle a utilisé Tinder. Ça lui a été très bénéfique, parce que ça lui a permis de se « dévergonder », mais aussi de sortir de son cercle social et familial. En revanche, tous ces réseaux peuvent avoir un côté très addictif. C’est comme le jeu, le poker par exemple : il faut savoir s’arrêter quand ça ne devient plus drôle.  

Votre nouveau film évoque beaucoup la solitude. Considérez-vous que les réseaux sociaux y apportent un remède ou au contraire, l’alimentent ?

Je pense sans aucun doute que ça l’alimente. C’est le problème des réseaux sociaux aujourd’hui, qui créent un faux lien ou du moins, c’est une « porte d’entrée » qui y donne accès. Je connais pas mal de gens qui se sont rencontrés par Tinder ou qui sont restés en couple après, et ça a fonctionné. Mais le véritable problème vient de l’usage qu’en font ses utilisateurs : c’est plus de la consommation qu’autre chose. Or on ne peut clairement pas consommer du lien. C’est là que réside le problème en fait : c’est un lien médiatisé. Ça passe d’abord par une photo. Et du coup, beaucoup de gens finissent par croire qu’on peut en tomber amoureux, ce que la vie finit bien souvent par démentir. Je pense que ça reste un outil remarquable… Et dangereux à la fois. 

 Deux moi évoque un « mal de notre temps ». Au fond, êtes-vous optimiste ?

Oui, je le suis. On est obligé de l’être. Si on pense au réchauffement climatique, à la pollution, aux guerres dans le monde, bien sûr que ça ne sert à rien. Je préfère les gens combatifs, qui vont s’engager dans la lutte pour résoudre les problèmes avec diplomatie. C’est une forme d’optimisme que j’apprécie énormément. Mais je peux aussi aimer les simples optimistes, même davantage passifs, qui espèrent un avenir meilleur. Il y a donc clairement une obligation d’être optimiste. Pour moi la position active réussie, c’est d’être un militant en action. 

Des égéries

C’est la deuxième fois que vous faites tourner Ana Girardot après Ce qui nous lie. Elle est exceptionnelle. Vous l’avez sublimée au de point de presque voler la vedette au personnage de François Civil…

Je suis d’accord avec vous. Elle est exceptionnelle. Mais il n’y a pas eu pour autant de favoritisme pour le traitement des personnages. J’ai essayé de les placer au même niveau. Ana et François se sont même révélés tous les deux plus fragiles que prévus. Ils ont chacun été voir un psy pour apprendre leurs rôles. En définitif, ils n’étaient pas si solides et si solaires qu’on le croyait. Pour les seconds rôles, c’est lors de l’écriture du scénario que j’ai pensé à des acteurs comme François Berléand et Camille Cottin pour ne citer qu’eux. Camille avait d’abord refusé dans un premier temps parce qu’elle n’avait jamais joué ce genre de rôle. Mais je ne pouvais pas m’enlever de la tête sa présence. Un mois après, j’ai à nouveau insisté. Elle a accepté. Je ne voyais personne d’autre à sa place.

Ana Girardot dans Deux moi © Emmanuelle Jacobson-Roques/Ce qui me meut

Vous créez des égéries comme Romain Duris ou Cécile de France qui soulignent un rapport fort avec la jeunesse.  Est-ce que la jeunesse exerce justement une fascination sur vous, comme elle le fait dans Paris sur le personnage de Fabrice Luchini ?

Je ne crois pas. Du moins, je m’intéresse aux jeunes parce qu’ils sont en mouvement. Les gens de mon âge sont plus assis (rires). Ils sont plus « installés ». C’est le fait de ne pas être installé qui m’intéresse à cet âge. J’aime l’idée de mouvement, de partir, de commencer quelque chose pour en aboutir à une autre. C’est plus facile avec des gens de 20 ou 30 ans parce qu’ils doivent accomplir des choses. C’est plus dynamique. En vieillissant, c’est différent.

 Si loin, si proches

Je crois savoir que votre mère était psychanalyste. Est-ce que ça vous a aidé dans l’écriture de votre film ? Quant à vous, quel est votre rapport avec la psychanalyse ?

Ça ne m’a pas réellement aidé à l’écriture. Ma mère est maintenant à la retraite. Elle appartient à une autre génération de psychanalystes. J’ai eu besoin de me renseigner auprès de personnes entre 40 et 50 ans parce que les problématiques de la psychothérapie et de la psychanalyse sont assez différentes aujourd’hui. Après, oui, j’ai été plus ou moins influencé, tout en restant éloigné. J’ai vu des patients défiler à la maison pendant toute mon enfance. Ma mère travaillait au début dans des hôpitaux psychiatriques et des dispensaires, l’équivalent des CMP où travaille François Berléand dans le film. Il y en a un par quartier dans Paris. Quand j’allais la chercher à son bureau, je voyais cette ambiance : des gens qui n’ont pas d’argent, avec des gros problèmes de psychose lourde, ou de dépression légère. C’est toujours quelque chose que j’ai vu de loin mais ça reste assez proche.

Votre film s’inscrit dans une veine autobiographique. Les deux moi du titre renvoient-ils directement à vous ?

Le concept du moi m’intéresse beaucoup parce que c’est très psychanalytique.  Qu’est-ce qu’on a dans la tête ? Qu’est-ce qui fait notre individualité, notre différence ? Chacun de nous possède un moi, mais en même temps notre humanité nous rapproche par des points communs. C’était l’un des buts du film : aller le plus loin possible avec une certaine simplicité humaniste. C’est presque un paradoxe. Un moi, c’est un individu et presque une unité. Mais ça pose aussi le problème de l’amour, du couple, de la rencontre. Et un couple c’est toujours deux moi, deux individus. Donc oui, Deux moi c’est certainement moi (rires). J’ai toujours pensé que j’avais un côté très masculin et très féminin, ce qui est du coup très paradoxal. Il y a donc un peu de moi dans chacun des deux personnages principaux. 

Camille Cottin et Ana Girardot dans Deux moi © Emmanuelle Jacobson-Roques/Ce qui me meut

UNE BANDE-ORIGINALE HYBRIDE

La musique a beaucoup d’importance dans vos films. Pour Deux moi, vous collaborez à nouveau avec Loïk Dury et Christophe Minck qui vous suivent depuis 20 ans sur des rythmes disons, électriques. Avez-vous déjà envisagé d’avoir recours à de la musique plus classique ou symphonique du moins ?

On a parfois utilisé un orchestre, notamment une cinquantaine de cordes à Abbey Road. J’aime ce côté hybride, ce mélange entre des éléments de musique électronique et classique. Christophe Minck joue très bien de la guitare et de la basse par exemple, mais aussi de la harpe qu’on a incorporé à la bande-originale. L’orchestration des films américains me gêne énormément. Le lyrisme exacerbé des pianos qui sanglotent et les envolées de cordes me fatiguent assez vite. J’ai l’impression qu’on raconte mieux son époque avec une musique contemporaine. J’aime beaucoup des compositeurs comme Nino Rota et Ennio Morricone qui ont chacun raconté leur époque. Les films de Sergion Leone racontent les années 70 avec une musique relativement symphonique. Si vous écoutez la bande-originale du Bon, La Brute et Le Truand par exemple, vous entendrez une cantatrice, une centaine de musiciens, avec un orchestre symphonique accompagné par une guitare électrique. Morricone colle à son époque et donc à une atmosphère. Si je devais faire un film historique, je ne pense pas que j’utiliserais de la musique classique. J’aime beaucoup ce qu’a fait Kubrick avec Barry Lyndon, notamment lorsqu’il utilise la musique de Schubert. Mais ça ne m’empêche pas d’adorer la musique blues-rock de Nick Cave dans la série Peaky Blinders qui se passe dans les années 20. Quand j’ai fait Ce qui nous lie, la bourgogne et les vignes auraient pu m’indiquer de mettre de la musique classique, ce que j’ai essayé d’ailleurs avant de m’apercevoir que ça allait à l’encontre du sujet du film. Parler des traditions ancestrales ne suffit pas pour ajouter de la vielle et de la viole de gambe. 

Vous apportez un soin particulier à vos génériques d’ouverture au point d’en faire votre signature. Vous avez même réalisé celui de la série  Dix pour cent

Oui, c’est vrai : j’adore ça. D’ailleurs, j’ai toujours travaillé avec le même graphiste, Éric Brocherie, depuis mon tout premier court-métrage. On a évolué et grandi ensemble, en même temps que les techniques, et notamment l’apparition du digital. J’ai toujours aimé les génériques de James Bond, de Hitchcock, de Godard… Et je ne suis pas le seul ! Almodovar est également très friand du générique. C’est une autre façon de parler du film.  

Générique la série Dix pour cent © Mon Voisin Productions/Mother Production/Ce qui me meut

De nouveaux projets

Si vous disposiez d’un budget relativement confortable, quel genre de film vous intéresserait ? 

Ce serait sûrement un film historique, et pourquoi pas sur la révolution française ou sur Paris en 1900. Ça coûterait au moins 20 millions d’euros et c’est très difficile d’obtenir un tel budget aujourd’hui.

Vous avez réalisé le documentaire Mon livre d’histoire sur le parcours de vos grands-parents lors de la Seconde Guerre Mondiale. Aimeriez-vous justement réaliser une fiction sur cette période ?

Mes grands-parents sont morts à Auschwitz. Ma mère a été orpheline à 9 ans. Un jour, peut-être, j’arriverai à en parler. Mais actuellement je ne suis encore pas prêt. C’est un sujet tellement proche, délicat et personnel. Pourquoi pas un jour ? 

Vos nouveaux projets vont-ils s’adapter aux nouveaux formats, type SVOD ?  

J’ai actuellement trois projets en cours, mais j’attends la sortie de Deux moi pour décider de la suite à leur donner. Il y a notamment une série TV. C’est un format très différent du cinéma, mais ça reste plaisant à réaliser. Je pense que c’est une autre façon de faire des films, car on y prête moins une attention esthétique vu les coûts de production. Le visuel coute bien plus cher au budget du film. Même Jane Campion ou Gus Van Sant vont davantage se concentrer sur le dialogue et la narration. Il faut savoir en tirer parti. Ça permet d’apporter une grande liberté narrative pour voir évoluer les personnages. J’en ai pris conscience lorsque j’ai découvert la série Six Feet Under. Ça représente au total presque 60h de film. Au final, on vit avec une famille et des personnages sur 5 saisons de 12 épisodes chacun. C’est une expérience unique. Un long-métrage, c’est de la haute couture. Les séries, c’est du prêt-à-porter.  Si on me proposait de réaliser un film pour Netflix, OCS ou Amazon, je réfléchirais à deux fois avant d’accepter car pour moi, un film doit être vu sur un grand écran. 

Vous avez Netflix ?

J’ai Netflix… Mais aussi la CineTek (rires), dont je suis un co-fondateur. L’idée du site remonte d’ailleurs bien avant le boom de Netflix. Notre idée de départ, c’était de donner accès à des films peu commerciaux. 

(Cédric Klapisch est également membre de la Société des Réalisateurs de Films (SRF), qui participe activement à l’élaboration de projet comme l’ouverture du futur cinéma Etoile Voltaire à Paris dans le XIe arrondissement) 

* Propos recueillis à Paris, le 17 août 2019.