Un cinéaste réalise-t-il son meilleur film après 60 ans ? Vrai de Dreyer (Ordet, 1955), Chabrol (La Cérémonie, 1995), Altman (Short Cuts, 1993) ou Hitchcock (Psychose, 1960). A cette question, Brian De Palma répond, lui, par la négative en prenant pour exemple ce même bon vieux Hitch. Car en effet, on oublie bien souvent que le maître du suspense mit un terme à sa carrière avec l’insipide Complot de famille (1976), thriller mâtiné de comédie qu’il réalise à l’âge de 77 ans. Et c’est peut-être bien ça que redoutait déjà à juste titre dans les années 90 Brian De Palma qui ne cesse alors de cumuler les échecs entre deux blockbusters hollywoodiens sortis à près de dix ans d’intervalle (Les Incorruptibles en 1987, puis Mission: Impossible en 1996). L’avenir lui donnera malheureusement raison…
DE PALMA, L’IMPOSSIBLE COME-BACK
Voilà bientôt vingt ans que De Palma, exilé en Europe, n’a pas délivré un chef d’œuvre de la trempe de L’Impasse (1993). Si on peut lui pardonner l’incartade de Femme Fatale (2002), comment expliquer qu’il soit passé à côté du sujet sulfureux du Dahlia noir (2006) qui aurait été capable de remettre en selle le réalisateur encore trop peu apprécié à sa juste valeur ? Les pisse-copies jaseront un temps sur le très conceptuel Redacted (2007) avant de subir la douche froide de Passion (2012) et de se murer définitivement dans le silence avec Domino (2019), son film le plus « décharné » comme le soulignait justement Jacky Goldberg dans Les Inrockuptibles l’an dernier. La question nous brûle les lèvres… Mais où donc est passé Brian De Palma ? Avant de fêter ses 80 ans, le cinéaste aura cru bon d’aller recevoir un prix pour sa carrière dans un festival indépendant des Hamptons, en marge de New York, après un passage à la Biennale et au Festival Lumière. Car s’il faut désormais aller farfouiller dans les bacs pour retrouver ses plus anciennes comme ses plus récentes productions, on peut également se rendre en librairie pour se procurer son thriller politique co-écrit par la journaliste Susan Lehman, Les Serpents sont-ils nécessaires ? (éd. Rivages Noir). Après tout, ses collègues Michael Cimino et David Cronenberg ne se sont-ils pas aventurés dans le milieu littéraire avant lui ? Sans aucune surprise, l’ouvrage condense en quelques 300 pages les obsessions du réalisateur dans un scénario « pimpé » en roman. Encore une tentative de come-back anecdotique… Il est aujourd’hui encore difficile d’espérer un retour en grande pompe de Brian De Palma empêtré dans d’insolubles problèmes de production sur chacun de ses films depuis Mission to Mars (2000). Faut-il pour autant en conclure un déclin artistique ? Le cinéaste continue d’y croire, du moins en apparence, sans doute pour ne pas perdre la face quand ses camarades du Nouvel Hollywood continuent de mener rondement leurs affaires. Scorsese multiplie comme jamais les interviews pour The Irishman (2019). Spielberg prépare le cinquième volet de la saga Indiana Jones avec George Lucas – qui peut, lui, se vanter d’avoir su faire fructifier son empire intergalactique en le revendant à Disney. Dans ses tiroirs, Brian De Palma commence à ne plus avoir assez de place pour ranger les projets inachevés depuis le bug de l’an 2000. Ainsi de Happy Valley sur un scandale sexuel en Pennsylvanie [finalement tourné par Barry Levinson en 2018 sous le titre Paterno, ndlr], de Toyer et son psychopathe amateur de cerveaux humains, de Capone Rising, prequel des Incorruptibles avec Nicolas Cage dans le rôle-titre et Gerard Butler dans celui du célèbre flic Malone, ou encore Lights Out, un thriller chinois sur une aveugle. L’an dernier, on découvrait comme par magie que De Palma planchait sur un remake de la série Un village français (2009-2017), transplantée en plein Kentucky pendant la guerre de Sécession. Nous n’avons pour l’heure aucune nouvelle de Newton 1861…

Brian De Palma et Michelle Pfeiffer sur le tournage de Scarface, en 1983 © Sidney Baldwin/Universal Pictures

De Palma perdu au beau milieu de la Jordanie pour Redacted, en 2006 © Magnolia Pictures
Deux critiques de cinéma français continuent pourtant de garder contact avec Brian De Palma depuis 1993. Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud le rencontrent une première fois lors de son passage à Paris pour la promotion de L’Impasse. Séduits et intrigués, ils devront attendre son retour à la capitale l’année suivante alors qu’il prépare Mission: Impossible afin de le convaincre de lui consacrer un livre sous forme d’entretiens qui s’étaleront… Jusqu’à la fin des années 90 ! Une première édition du précieux ouvrage est publiée en 2001, juste après la sortie de Mission to Mars, une époque où De Palma donne habilement le change pour croire à un avenir radieux. Quinze ans plus tard, le cinéaste n’a plus remis les pieds dans les studios hollywoodiens, trop accaparés par les blockbusters franchisés. Et pour cause, sa seule et unique incartade dans la science-fiction lui aura laissé un goût amer en bouche. Comment donc peut-il prendre au sérieux la proposition qu’on lui fait à l’époque de réadapter un classique de la série des Universal Monsters (Wolfman) ? De Palma s’occupe de projets bien plus personnels en Europe, malgré un accueil critique et publique peu encourageant. Blumenfeld et Vachaud reviennent alors rendre visite au réalisateur qui s’intéresse encore aux œuvres de ses contemporains, sur grand comme petit écran, et aux nouvelles technologies – les journalistes se souviennent encore de leur découverte d’internet grâce à lui au début des années 90. De ces nouveaux échanges, Carlotta Films propose une version augmentée des Entretiens qui se prolongent jusqu’en 2016. A quelques jours de fêter le quarantième anniversaire de la sortie française de Phantom of the Paradise (le 25 février 1975), Gone Hollywood est donc parti rencontrer Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud pour évoquer en cinq points la carrière de Brian De Palma, qu’ils découvrirent tous deux à la fin des années 70, en pleine période hitchcockienne, bien avant même de voir Vertigo, alors invisible pour des questions de droits. *
LE NOUVEL HOLLYWOOD

De gauche à droite : Steven Spielberg, Martin Scorsese, Brian De Palma, George Lucas et Francis Ford Coppola à l’anniversaire de Scorsese, en 1990 © DR
Samuel Blumenfeld : Les cinéastes du Nouvel Hollywood se retrouvaient régulièrement chez Michael et Julia Phillips, un célèbre couple de producteurs des années 70 [on leur doit notamment Taxi Driver et Rencontres du troisième type, ndlr.] Les liens d’amitié étaient alors plutôt hétérogènes au sein du petit groupe. A l’époque, De Palma était particulièrement proche de Scorsese et de Spielberg, avec lequel il a même « partagé » une petite amie, Margot Kidder. La production de Carrie donne d’ailleurs une bonne idée des liens qui existaient entre ces réalisateurs dans les années 70 puisque De Palma fait passer le casting pour son film en même temps que celui de Lucas pour Star Wars. C’est ensuite Spielberg qui fréquente assidûment le tournage où il fait la connaissance d’Amy Irving, sa future femme. Il leur arrivait aussi de « s’échanger » des techniciens pendant cette période. Paul Hirsch a par exemple rencontré George Lucas par l’intermédiaire de Brian De Palma, dont il a monté la plupart des premiers films. C’est comme ça qu’il a travaillé sur La Guerre des Étoiles puis L’Empire contre-attaque. Pareil pour le chef opérateur Vilmos Zsigmond, qu’on retrouve sur Sugarland Express de Spielberg puis des années plus tard sur Blow Out et Le Dahlia noir. Brian De Palma l’avait même recommandé à Kubrick pour Shining ! Tous ces cinéastes sont ensuite partis dans directions différentes, parce qu’ils n’avaient pas les mêmes aspirations artistiques et financières. Brian De Palma va petit-à-petit perdre contact avec ses anciens amis à mesure qu’ils enchaînent les succès et se bâtissent un empire qui les enferment chacun dans une bulle. Lui ne s’intéresse pas à la production, tout simplement parce qu’il n’aspire pas à devenir un chef d’entreprise, comme le sont devenus Spielberg et Lucas. Scorsese a par exemple su maintenir un certain « standing » grâce à Leonardo DiCaprio au tournant des années 2000. Aujourd’hui, De Palma n’a plus accès à lui, même par téléphone, ou alors il doit accepter de se laisser balader de secrétaire en secrétaire. C’est une situation qui aurait été impensable il y a trente ans, puisque c’est quand même grâce à lui que le scénario de Taxi Driver est arrivé entre les mains des Phillips ! Dernièrement, Scorsese a quand même accepté de sortir de sa tour d’ivoire pour présenter une projection du documentaire De Palma co-réalisé par Noah Baumbach et Jake Paltrow en 2015. Du côté de Lucas et Spielberg, c’est leur succès colossal, en tant que réalisateurs et producteurs, qui a provoqué une sorte d’insularité typique du succès à l’américaine. Aujourd’hui, il arrive à communiquer avec eux par téléphone, de temps en temps. Même s’ils ont des sensibilités radicalement différentes, De Palma apprécie le travail technique de ses amis, bien qu’il ait pouffé de rire lors de la première projection-test de La Guerre des Étoiles. Est-ce qu’au fond il est si différent aujourd’hui de celui qu’il était dans les années 70 ? Absolument pas, puisqu’il a toujours été un peu à la marge et hors-norme, ce qui lui a permis de construire un univers extrêmement personnel qui n’essayait pas de reproduire ce que faisaient Scorsese ou Spielberg à la même époque. Brian de Palma reste profondément un cinéaste contestataire des années 60, imprégné des obsessions de son époque et très méfiant à l’égard de l’establishment en général.
HITCHCOCK

Angie Dickinson et Brian De Palma sur le tournage de Pulsions, en 1980 © Orion Pictures
Laurent Vachaud : Les critiques de cinéma ont longtemps considéré Brian De Palma comme un cinéaste sans grand talent qui se bornait à reproduire des recettes hitchcockiennes. Or, quand on regarde de plus près sa filmographie, l’influence de Hitchcock ne se fait ressentir que dans quatre films : Sisters, Obsession puis Pulsions et Body Double. Certes, on retrouve toute une gamme d’effets de style identiques, comme le travelling compensé par exemple, mais ça ne suffit pas pour faire de Brian De Palma un pur cinéaste hitchcockien. C’est même extrêmement superficiel ! Jamais Hitchcock n’aurait fait un film sur le sexe et le porno comme Body Double. Le problème peut être expliqué en Europe où De Palma n’a été découvert qu’à partir d’Obsession. Il a alors déjà plusieurs films derrière lui qu’on ne découvrira en France que dans les années 2000 : The Wedding Party, Murder a la Mod, Dionysus in ’69, Hi Mom!, Greetings et Get To Know Your Rabbit. C’est pratiquement une carrière ! Même s’ils ne sont pas extraordinaires, ces films permettent de comprendre à quel point la période hitchcockienne de Brian De Palma est une parenthèse, un moment d’expérimentation dans sa carrière. Home Movies et plus tard Redacted essaient de se réinscrire dans cette première veine, même s’il n’a pas voulu se laisser enfermer dans un genre. Ce problème a ressurgi régulièrement tout au long de sa carrière puisque critiques comme spectateurs ont eu tendance à l’étiqueter à chaque film fait « à la manière de ». Blow Out ? C’était Blow-Up. Les Incorruptibles ? Le Cuirassé Potemkine, pour la scène de la gare qu’il a en réalité improvisée parce qu’il était à court d’argent ! Contrairement à ces idées reçues, Brian De Palma possède sa propre identité. Ses films recèlent toujours des moments purement cinématographiques avec de longues séquences musicales chorégraphiées, comme la fin de L’Impasse ou l’ouverture de Snake Eyes. C’est un cinéaste conceptuel qui fonctionne de manière extrêmement pragmatique. Son cinéma ne repose pas sur des personnages forts, comme chez Scorsese ou Coppola. On ne retient d’ailleurs pas forcément les passages dialogués chez De Palma, à l’exception de Scarface, qui n’est pas un film très personnel de toute façon.
LE VOYEURISME

Brian De Palma sur le tournage de Blow Out, en 1981 © Columbia Pictures
Samuel Blumenfeld : De Palma a été élevé en Pennsylvanie comme un protestant de la classe moyenne. Il a ensuite suivi ses études dans un environnement très féminin, au Sarah Lawrence College. Lui-même explique avoir toujours eu de bons rapports avec les femmes dans sa vie professionnelle. Son ex-femme, Gale Ann Hurd, a produit L’Esprit de Caïn par exemple. Il a même travaillé en couple avec Nancy Allen à une autre époque. Le vrai problème de Brian de Palma, c’est qu’il a longtemps brutalisé le sexe féminin dans ses films, ce qui lui a valu d’être accusé de misogynie. La femme chez lui est plantureuse, très érotisée, capable de porter bas résille et porte-jarretelles. Cette sexualité outrée n’est d’ailleurs pas étrangère à celle qu’on pouvait trouver dans le cinéma italien softcore des années 70. Découvrir ce genre dans un film hollywoodien était donc assez surprenant aux États-Unis. Selon De Palma et en-dehors de toute controverse, le spectateur a davantage tendance à s’imaginer en empathie avec une femme en danger. C’est pour cette raison qu’il met des femmes en danger dans ses thrillers. S’y ajoute en plus sa propension à mettre en scène des voyeurs et des femmes fatales qui affichent ouvertement leur sexualité. Brian De Palma conserve cependant quelques principes moraux. Il ne sexualise par exemple pas toutes les situations, contrairement à un certain cinéma italien de genre qui n’hésitait pas à franchir la ligne jaune. Quand on se souvient comment Sergio Leone filme un viol sur la banquette arrière d’une voiture dans Il était une fois en Amérique, on se rend compte qu’on est loin de la barrière éthique qui apparaît très clairement dans Outrages. Brian De Palma concilie de façon très singulière un côté latin et protestant. L’opéra rencontre chez lui le rigorisme du quaker. Ses personnages ne peuvent pas être forcés à faire quelque chose qu’ils condamnent moralement. Tony Montana a quand même des principes : il ne veut pas tuer des enfants… Ce qui va précipiter sa fin. De Palma n’est pas un homme pieux, mais possède plutôt une notion bien définie du Bien et du Mal, sans croire pour autant au Diable. Même ses personnages les plus dépravés partagent cette grande rectitude morale. Carlito veut rendre service à son avocat (Sean Penn) dans L’Impasse, comme un renvoi d’’ascenseur. Leur rigueur éthique me semble même plus compliquée que ça. Le soldat (Michael J. Fox) qui dénonce ses compagnons dans Outrages, un personnage à la James Stewart, n’est par exemple rien d’autre qu’un mouchard qui va balancer le sergent (Sean Penn) qui a sauvé sa vie au début du film. Ces nuances de gris sont plutôt inhabituelles, non ?
LES BLOCKBUSTERS

Tom Cruise et Brian De Palma sur le tournage de Mission: Impossible, en 1996 © Murray Close
Samuel Blumenfeld : Contrairement aux idées reçues, le premier grand succès hollywoodien de Brian De Palma n’est pas Carrie mais Les Incorruptibles, qui devait dans un premier temps être réalisé par Lawrence Kasdan. Ce blockbuster lui permettra de réaliser Outrages, un suicide commercial assumé. Plus tard, il signera l’adaptation d’une autre série télé qu’il connaissait à peine, Mission: Impossible. Une fois encore, De Palma n’est pas à l’origine du projet, censé revenir à Sydney Pollack. S’il l’a réalisé, c’est d’abord pour renflouer ses caisses après trois énormes échecs commerciaux : Outrages, Le Bûcher des vanités et L’Impasse. Un film d’action et d’espionnage avec en plus Tom Cruise en tête d’affiche, c’est un succès assuré à ses yeux. Car oui, Brian De Palma conserve quand même l’instinct du cinéaste hollywoodien. Après Mission: Impossible, n’importe qui aurait envisagé une suite pour consolider son succès. Mais pas De Palma, qui réalise Snake Eyes, donc. Le commercial, ça ne lui parle pas de toute façon. Lui, ce qu’il préfère, c’est mettre mal à l’aise son spectateur, comme dans Blow Out, avec John Travolta qui met en danger Nancy Allen juste pour découvrir la vérité. On comprend pourquoi son cinéma apparaît comme une singularité dans la configuration du schéma hollywoodien où le héros doit être un brave type. Même Tom Cruise reste extrêmement passif dans la première partie de Mission : Impossible, qui se fond pourtant à la perfection dans le moule du blockbuster hollywoodien. Le personnage principal voit toute son équipe se faire éliminer par l’intermédiaire de sa montre, sans pouvoir aller la sauver ! La mission du titre s’avère vraiment impossible, puisque toute l’équipe meurt dès le début à l’exception de Tom Cruise. D’une certaine façon, Brian De Palma touche au tabou en tirant un trait sur la commande qu’on lui a passé, comme s’il voulait transgresser les règles à tout prix et choquer le public. Lui-même en a conscience. Il ne souhaite pas que les spectateurs sortent rassérénés de la salle. C’est aussi pour cette raison que son cinéma ne s’accorde pas du tout avec celui de son ami Spielberg. De Palma va toujours essayer de trouver le dénouement le plus terrible qu’on puisse imaginer. Son oeuvre convoque les amitiés déçues et les trahisons. Prenez la fin de Mission: Impossible : Ethan Hunt se retrouve obligé de se battre avec sa figure de substitut paternel qui s’avère être un horrible personnage. Dans Snake Eyes, le héros découvre que son meilleur ami est un traître. Le Dahlia noir nous raconte l’histoire d’hommes obsédés par le cadavre d’une jeune femme. C’est morbide ! Scarface est encore un autre cas à part. C’est LE film culte de Brian De Palma mais aussi et surtout son œuvre la plus collaborative. Oliver Stone s’est pleinement investi dans l’écriture du scénario au point d’y injecter toute sa personnalité. Le producteur Martin Bregman et Al Pacino apportent d’abord le sujet à Sidney Lumet qui souhaite en faire un film plus politique. Stone, qui voulait apporter un côté très réaliste à la mise en scène, se retrouve ensuite à écrire pour Brian De Palma qui envisage dialogues parodiques, des décors et des costumes aux couleurs très criardes, etc. Paradoxalement, ce mauvais goût assumé permet aujourd’hui au film d’être culte.
L’EXIL EUROPÉEN

Brian De Palma à Paris, le 29 mars 2019 © Jeff Pachoud/AFP
Laurent Vachaud : Lorsqu’il débarque en Europe, De Palma se fait d’abord plaisir en tournant Femme Fatale. Tarak Ben Ammar, son producteur, lui accorde une liberté totale. De Palma doit alors faire face à deux énormes problèmes. Il écrit seul son scénario, ce qui ne va pas lui réussir ; mais surtout, il ne dispose plus du vivier hollywoodien habituel. Le rôle principal devait ainsi être incarné par Uma Thurman, qui est tombée enceinte avant le tournage. Femme Fatale, c’est surtout une œuvre érotico-baroque très personnelle qui a permis à son réalisateur de découvrir Paris en scooter. De Palma est en effet un cinéaste très urbain qui aime arpenter les villes européennes pour les filmer sous tous les angles. Dès qu’il en avait l’occasion, il profitait de découvrir des décors différents en-dehors des États-Unis : à Florence pour Obsession, à Césarée pour Furie, à Prague pour Mission: Impossible, ou encore à Paris pour Femme Fatale. On ne peut que s’étonner de l’absence de Berlin à l’écran dans une œuvre ultérieure comme Passion qui lui aurait donné l’occasion de mettre en scène une grande scène d’extérieur spectaculaire, comme il en a le secret. Quelque chose s’est perdu chez De Palma entre temps. Il rêvait depuis longtemps de réaliser un film noir dans la lignée de Chinatown. Je me souviens lui avoir amené Le Dahlia noir de James Ellroy quand je l’ai rencontré en 1993 pour évoquer L’Impasse. Ça n’était apparemment pas la première fois qu’on lui suggérait d’en faire une adaptation. De Palma a ensuite raconté en interview qu’il avait finalement lu le livre lorsqu’il s’est retrouvé aux îles Vierges juste après Carlito’s Way… Selon le moi, le film aurait dû être réalisé vingt ans auparavant, à Hollywood. Il souffre surtout de gros problèmes de casting. Brian De Palma a dû en vérité composer sa distribution avec des choix restreints, notamment après avoir essuyé les refus de Mark Wahlberg, d’Edward Norton, d’Eva Green, de Catherine Zeta-Jones, etc. C’est ce qui explique d’ailleurs sa démotivation sur le tournage. Il tenait pourtant un sujet vénéneux qui l’a passionné pendant des années. Quand De Palma fait un film en Europe avec Tarak Ben Ammar ou Saïd Ben Saïd, c’est différent que lorsqu’il travaille avec George Litto ou Martin Bregman. Il fait partie de ces cinéastes qui ont besoin des producteurs capables de les encadrer et de ne pas les laisser déborder par leurs obsessions. Lui-même a toujours reconnu leur apport quand c’était constructif. Brian De Palma s’apprête à devenir octogénaire. Ses quatre ou cinq derniers films sont passés inaperçus. C’est bien simple : aux États-Unis, il est presque devenu inexistant, comme un autre metteur en scène de sa génération, William Friedkin, aujourd’hui connu d’un petit noyau de fans. Certes, Hollywood produit des remakes de ses films sans le consulter, comme Carrie ou Sœurs de sang… Mais on ne refait pas du « De Palma » !
* Propos recueillis à Paris, le 29 novembre 2019.
Copyright photo de couverture : A24/KinoVista
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