Samuel Blumenfeld n’a pas rencontré Marlon Brando, mais nous avons rencontré Samuel Blumenfeld. Chez lui, dans un appartement lumineux où les ouvrages de cinéma dévorent les murs tels des plantes grimpantes.
En cette rentrée littéraire hystérisée par la problématique du souvenir, de la confrontation entre la vérité objective et la nécessaire liberté de l’écrivain, le critique cinéphile sort un ouvrage troublant (Les derniers jours de Marlon Brando, Stock) dans lequel il reconstitue par ses recherches et sa plume les derniers jours d’un monstre plus tout à fait si sacré. L’occasion de discuter, quinze ans après sa mort, de ce géant de pellicule devenu aujourd’hui personnage de papier *.
UNE BIOGRAPHIE ROMANCÉE
Caroline Veron : Il y a beau avoir écrit « roman » sur la couverture, votre ouvrage joue sur l’ambiguïté. Emploi de la première personne, narrateur qui pourrait être vous dans la profession comme dans l’apparence… Pourquoi ce choix ?
Samuel Blumenfeld : A partir du moment où il y a écrit « roman », il n’y a plus de flou, le contrat semble clair. S’il y avait une ambigüité que j’avais voulu maintenir concernant la réalité de ma rencontre avec Brando, j’aurais écrit soit « document », soit « récit ». Il n’y a pas d’ambigüité. Ensuite, il y a ce qui se passe lorsque je décide de prendre la plume. Je décide alors que cette rencontre a eu lieu. Durant tout le processus d’écriture, le projet consistait à raconter cette histoire comme si cette rencontre avait eu lieu. Je n’aurais pas été capable de l’écrire autrement, j’étais obligé de croire à ce que je racontais. D’autant plus que tous les faits relatifs à Brando évoqués dans le livre sont exacts et sourcés. Je n’ai rien inventé. Bien entendu, les dialogues sont le fruit de mon imagination ou librement inspirés de certains faits réels, mais sorti de cela, tout est vrai. Ça ne me semblait pas possible de mentir au sujet de Brando. Ç’aurait été malhonnête, c’eût été le diffamer. Je ne voulais pas l’instrumentaliser au point d’en faire un guignol ou une victime, je ne voulais pas écrire un livre à charge. Il me semblait indispensable de maintenir une certaine empathie. De plus, inventer des choses revenait pour moi à diminuer la part de vrai de ses derniers jours, qui paraît déjà assez aberrante. Si j’invente une partie, ça décrédibilise le reste et en atténue donc la force. Au sujet de Brando, la réalité est assez effarante pour ne pas en rajouter.
On a donc affaire à un roman assumé qui repose sur un travail de recherche précis… Comment doseriez-vous le travail du biographe et celui du romancier dans le processus d’écriture de ce livre ?
J’ai écrit ce livre comme j’aurais rendu un article pour mon journal. D’où le choix d’un narrateur très proche de moi, un alter ego presque, mais qui n’est pas moi, qui ne saurait être moi puisque je ne suis pas allé dans la maison de Brando, que je ne l’ai pas rencontré. Je n’ai pas vu d’opposition entre les travails du biographe et du romancier. Le premier est tributaire du matériau, des documents à sa disposition. Mais dans bien des cas, une existence est lacunaire et il lui faut donc combler ces trous-là, par son intuition et des hypothèses. Certaines seront vérifiées par la révélation de nouvelles archives, mais d’autres resteront au stade de l’hypothèse. Le biographe n’est alors plus tout à fait dans les faits. De même, dans l’écriture d’un roman, à partir du moment où interviennent des personnages ayant existé, je ne conçois pas qu’on puisse faire l’économie d’une documentation soutenue. J’ai malgré tout refusé la forme de la biographie car je refusais d’apparaître comme un fouille-merde, comme quelqu’un ne s’intéressant qu’à la part sombre de Brando sans empathie. Ça ne me semblait pas intéressant.
D’autant plus que vous écrivez dans le livre, à propos des portraits d’acteurs : « Je n’avais plus d’autre choix que de les transformer en personnages de fiction au moment d’écrire sur eux ». Doit-on y voir une clef de lecture ?
Une de mes règles de journaliste, quand je portraiture un acteur, c’est que je me sens obligé de le faire entrer dans le champ de la fiction. Ça ne veut pas dire que j’invente des faits les concernant, mais le simple fait d’éditer leurs propos, de les hiérarchiser, c’est déjà les inscrire dans un récit. Quand j’écris après une rencontre, je me dis que je vais raconter une histoire. Cette histoire, c’est le point de vue que j’ai sur eux. Quand les gens parlent, la plupart du temps, c’est le chaos, et ce que fait le journaliste, c’est mettre de l’ordre dans ce chaos en privilégiant un point de vue. A partir du moment où vous faites ça, vous êtes dans une démarche de fiction. Faire œuvre de fiction, ce n’est pas mentir, ce n’est pas trahir : c’est prendre un personnage à partir d’un angle qui fait qu’il ne s’appartient plus mais vous appartient. D’autant plus quand il s’agit d’acteurs, qui ont déjà un pied dans la réalité et l’autre dans la fiction. Il y a par essence une porosité. C’est très vrai chez Brando, surtout après Apocalypse Now, son dernier grand rôle. Il devient alors une espèce de personnage, la tête complètement rasée, de plus en plus énorme, seul dans son château d’Hollywood Hill. Il ne manque que la tribu autour de lui. Cette figure totémique qu’a choisi Coppola, c’est ce qu’est devenu Brando.
A ce propos, comment ce sujet, les derniers jours de Brando, s’est-il imposé à vous, qui êtes connus pour vos ouvrages sur d’autres figures du septième art ?
Je n’ai jamais écrit sur Brando car je n’avais pas de raison de le faire. Il est mort en 2004 et ne recevait de toute façon pas les journalistes. C’était inaccessible. Ce n’était pas non plus un acteur qui a accompagné ma jeunesse, qui m’a appris la vie, car je n’étais pas son contemporain. Les grands films de Brando, c’était dans les années 50 et 60, moi j’ai grandi dans les années 70. Il était trop âgé. Moi, je lui préférais Steve McQueen et Alain Delon. Alors pourquoi Brando ? Pour un fait très simple. Il y a quelques années, j’apprends dans la presse que Brando a tenu une masterclass au début des années 2000 – que je raconte dans le livre – dans un hangar de Sunset Boulevard, devant un public composé à moitié de stars de cinéma comme Nick Nolte, Sean Penn ou Leonardo Dicaprio et à moitié de clochards pris dans la rue. Brando était sur un podium, habillé en grand-mère et racontait à peu près n’importe quoi. Ca s’appelait « Lying for Living » et illustrait le mépris souverain que Brando avait pour le métier d’acteur. Quand je lis ça, je suis effaré, d’autant plus que j’apprends qu’il voulait commercialiser cette masterclass en VHS, via un site qui se serait appelé marlonbrando.com, avec d’autres choses dont des brevets contre les tremblements de terre, des systèmes de climatisation ou pour tendre la peau des congas… Là, je me dis : « qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ». On parle de l’acteur du Parrain et de Sur les quais, et le mec n’a pas une thune. Autant le vécu de l’acteur m’est étranger, autant la problématique de boucler sa fin de mois, là ça me dit vraiment quelque chose. J’ai décidé de raconter cette histoire car je voulais comprendre comment on en arrive là.

Samuel Blumenfeld, le 6 septembre 2019 © Christopher Poulain

Marlon Brando dans C’étaient des hommes, en 1949 © Getty Images
UN ROI LEAR DÉGÉNÉRÉ
Dans votre livre, vous écrivez : « Les journalistes parlaient d’un Brando vivant à l’occasion de sa mort. Ils ne retenaient que sa splendeur, s’étendant éventuellement sur les affres de son fils, mais ce n’était pas le moment d’effectuer un bilan complet. » Aujourd’hui, 15 ans après sa mort, le temps du « bilan complet » est-il venu ?
Je ne voulais pas juger Brando. Cette démarche ne m’intéressait pas car les zones d’ombre du personnage sont déjà très claires, le chaos qu’il laisse. Brando, c’est un Roi Lear dégénéré. A-t-on aujourd’hui du « recul » sur Brando ? Je pense qu’on n’a jamais assez de recul sur un individu dans la mesure où de nouvelles informations surgissent toujours. Et le regard que vous posez sur quelqu’un change aussi en fonction de votre évolution personnelle. Ce roman s’écrit à un moment précis de mon existence, très possiblement il aurait été différent écrit cinq ans plus tard. Quinze ans après sa mort, je pense qu’on a assez de recul pour juger la part de génie de Brando, mais aussi la part de foutage de gueule qu’il pouvait y avoir de sa part dans ses films. Ce qui me frappe dans ses interprétations, souvent faites en dépit du réalisateur, c’est que cohabitent des phases d’absolu génie et des moments où il se transforme en quasi-Guignol. Un exemple parmi d’autres : Le Parrain. Brando en définit les fondamentaux (la voix, les bajoues, le chat) en quelques secondes. Il y a cette impression de facilité qui est bluffante et bouleversante. Et puis il y a des scènes, notamment les premières minutes, où il part en vrille, où il fait pratiquement de la comédie. On a l’impression qu’il ne pouvait se concentrer que pendant un certain moment, et qu’il lui fallait ensuite détricoter ce qu’il avait si génialement construit. Il y a chez lui un côté élève surdoué mais dilettante, cancre quand il le décide, qui est aussi sa signature à l’écran. Il y a du génie chez lui, mais ce génie lui pèse.
D’où, dans votre roman, ce fil rouge sur la déchéance, aussi bien artistique, professionnelle que physique ? Pensez-vous que Brando est devenu ce personnage rabelaisien que vous décrivez pour s’excuser presque de sa beauté et de son talent des débuts ?
Mon hypothèse, c’est que le syndrome Brando est assez courant, en réalité. Je pense déjà qu’il y avait un problème physiologique chez lui, avec des prises de poids très conséquentes. Il mangeait n’importe comment et dans des proportions déraisonnables. Que Brando ait pu vivre jusqu’à 80 ans est miraculeux. Au-delà de ça, il est des acteurs qui prennent plus ou moins bien soin d’eux, qui gèrent plus ou moins bien leur vieillissement. Tous, nous connaissons un sommet de beauté puis un déclin. Chez Brando, ce déclin est plus grossier car c’est Brando ! Tout est exagéré, chez lui ! Brando est devenu un sex-symbol de suite, sans même passer par de petits rôles. C’est quelqu’un qui a été grand immédiatement, Brando. Il a compris, avec douleur à mon avis, que cette beauté, cet effet qu’il produisait, allait s’estomper vite, toujours trop vite, au bout de dix ou quinze ans. Ce ce que durent les carrières des très grands acteurs.

Le Parrain, en 1971 © Paramount

L’Île du docteur Moreau, en 1996 © New Line Cinema
C’est pourquoi il a très vite privilégié, dans ses rôles, le déguisement, le travestissement ?
Voilà ! Il s’agit de signifier la colère qu’on éprouve devant les lois de la nature. Vous accompagnez cette colère en forçant le trait. J’ai des kilos en trop, très bien, alors je vais m’habiller en grand-mère, je vais me mettre du maquillage, je vais faire n’importe quoi. Il faut bien comprendre que les carrières de ces gens-là sont courtes. A cinquante ans, ils savent que ce qui a été ne se reproduira plus, qu’alors qu’ils ont encore toute la vie devant eux, la leur est terminée. Que faire quand toute votre vie présente se résume à ce que vous avez été ? La vie consiste alors moins à vivre qu’à ne pas mourir. Vous attendez juste la fin dans le témoignage et la reconnaissance de ce que vous avez été.
Brando n’a-t-il pas tenté de tromper cette fin précoce en se faisant numériser ?
Je ne sais pas s’il avait ce côté pharaon, cette volonté de puissance. Je me demande s’il n’a pas fait cela comme tout le reste, par besoin d’argent. Et puis je sens chez lui cette envie de piétiner tout ce qu’il avait été. En enregistrant la voix de Don Corleone dans le jeu vidéo Le Parrain, il nie le rôle que retiendra la postérité, le rôle qui symbolise tout votre savoir-faire.
Ce rapport à sa propre légende, tout comme la fameuse masterclass évoquée précédemment, interroge sur son rapport aux jeunes générations d’acteurs… Les critiques aiment bien dire qu’il y a eu un avant et un après Brando, et que les grands interprètes d’aujourd’hui sont des descendants de ce dernier.
D’abord, il y a un avant et un après Brando car il est l’acteur d’un genre nouveau, la Méthode. On dit aussi qu’il apporte une masculinité dans ses rôles, dans le sens où il apporte une sexualité ouverte. Avec le recul, on s’aperçoit même qu’il apportait, au-delà de la masculinité, la bisexualité. Une ambigüité, porté par les grands acteurs des années 50 comme James Dean et Montgomery Cliff, ambassadeurs d’une génération qui s’est construite en opposition à celle d’avant, comme toujours.
La génération d’aujourd’hui se construit donc contre celle d’avant, celle de Brando ?
Non, Brando est intouchable aujourd’hui. Le problème de la génération actuelle, c’est que les stars ont disparu, et c’est à se demande si elles vont réapparaître. Pitt et Dicaprio sont des stars, mais je ne vois pas grand monde derrière car je crains que le cinéma numérique ne privilégie plus l’acteur. Les gens vont beaucoup moins au cinéma pour voir des visages, ils y vont pour voir un concept et le déploiement d’une technologie numérique. Ce que je constate dans le rapport de Brando avec des comédiens qui ne sont pas de sa génération, c’est qu’il est extrêmement généreux. Il n’avait aucun problème à louer régulièrement tel acteur ou telle performance. Il était par exemple un grand admirateur de Nick Nolte et Daniel Day-Lewis. Et puis il avait pris des acteurs sous son aile, comme Sean Penn ou Johnny Depp. C’était quelqu’un qui prenait un immense plaisir à voir d’autres acteurs exceller dans leur jeu. C’est un aspect assez enthousiasmant et touchant de sa personnalité.
Les quinze ans de la mort de Brando correspondent aux quarante ans de la sortie d’Apocalypse Now. De là la sortie d’un final cut, entièrement remastérisé. Vous l’avez vu ?
Oui, et je pense que quelle que soit la version, le film reste génial. Il a du mal à trouver son centre de gravité, son rythme, sa longueur, sa fin. C’est un des très rares films qui porte en lui-même son chaos, à l’écran et dans sa conception. C’est un film qui reste bancal, mais qui reste un chef-d’œuvre.
Et s’il ne devait rester qu’un film de Brando ? Non pas celui que vous estimez le plus culte, mais tout simplement celui que vous aimez le plus…
Reflets dans un œil d’or, de John Huston. Brando y incarne un militaire qui sort difficilement du placard. Le côté militaire plus la forte tension sexuelle… On sent à quel point Brando investit dans ce rôle son vécu, l’individu qu’il est. La scène où il bat son cheval… Je ne sais pas comment on peut jouer comme cela. C’est à la fois surhumain et inhumain. Même sur Le Parrain, je vois la démarche intellectuelle, quelque chose que je peux expliquer. Là, on arrive à une telle intensité, que je ne sais pas d’où ça sort. Ca me perturbe, et comme tout ce qui perturbe, c’est également fascinant.
* Propos recueillis à Paris, le 6 septembre 2019.
Copyright illustration en couverture : Nirav Khant.