Woody Allen, « l’oiseau des villes », revient nous donner des nouvelles de Manhattan en pleine cohue médiatique déclenchée par les foudres de Dylan Farrow, sa fille adoptive. La sortie récente dans les salles européennes d’Un jour de pluie à New York achève de nous convaincre que le cinéaste n’entend guère se laisser ébranler par une histoire « pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » à ses yeux, semble-t-il. La cessation brutale de son contrat avec Amazon, qui lui interdit notamment de pouvoir distribuer son dernier film aux États-Unis, marque pourtant une rupture claire et inédite non seulement dans ses méthodes de travail, mais également dans son rapport au public américain.
PROFESSION CYNIQUE
Un jour de pluie à New York, tourné il y a deux ans déjà, nous prouve la vitalité inébranlable d’un cinéaste pourtant morose, surtout par temps ensoleillé. Aussi Woody Allen signa-t-il dans les années 80 une trilogie essentielle pour comprendre les motivations existentielles de son œuvre, à travers l’humour (Broadway Danny Rose, 1984), le cinéma (La Rose Pourpre du Caire, 1985) et la musique (Radio Days, 1987). Le réalisateur signe cette année un film-somme qui semble mettre un terme à un cycle entamé plus de quarante auparavant avec Annie Hall (1977), sa première œuvre oscarisée. On l’aura entre-temps connu davantage bergmanien (Intérieurs, 1978), fellinien (Stardust Memories, 1980) voire hitchcockien (Meurtre mystérieux à Manhattan, 1993). Son précédent opus, Wonder Wheel, lorgnait quant à lui du côté de Tennessee Williams, renouant ainsi avec la grande théâtralité de September (1987) ou encore Une autre femme (1988). Son plus grand succès commercial, Woody Allen le connaîtra pourtant avec Minuit à Paris (2011), une carte postale exquise qu’il envoyait alors aux spectateurs depuis une capitale européenne fantasmée, au même titre que Londres, Barcelone et Rome. Il aura suffi d’une carrière de 50 ans pour que son œuvre offre à rebours un miroir tragi-comique à nos névroses et nos angoisses existentielles en passant par le cinéma donc, mais aussi la musique, la littérature, l’humour, la philosophie… Et la masturbation, que ne nous nous garderons de critiquer puisque c’est à l’écouter faire l’amour avec quelqu’un qu’il aime !

© Brian Hamill

© Christopher Poulain
Ava Cahen occupe une place de choix parmi l’amicale des allénophiles réunis. Elle contracte le symptôme à l’âge de 7 ans en découvrant un soir par hasard à la télévision Meurtre mystérieux à Manhattan qu’elle pense être un film noir façon Orson Welles ou Jean-Pierre Melville. Un cadavre et une enquête haletante suffisent en effet à retenir son attention pour la laisser croire pendant quelques années que Woody Allen n’est rien d’autre qu’un auteur de polars. Par la suite, elle n’aura de cesser de louer le talent d’un grand réalisateur américain comique qui l’accompagnera dès son adolescence dans sa découverte du cinéma. Cette véritable obsession pour Woody Allen lui vaudra d’ailleurs de le rencontrer cette année après l’avoir observé en 2011 sur le tournage de Minuit à Paris qu’elle évoque avec un enthousiasme profondément communicatif. Ava Cahen publiera également en 2015 Woody Allen : Profession cynique aux éditions L’Archipel, après avoir enquêté sur les traces du cynisme, de la philosophie juive et de l’humour yiddish dans son œuvre. Elle est aujourd’hui une journaliste cinéphile aguerrie que l’on peut retrouver chaque semaine sur Canal + dans l’émission Le Cercle, lire sur internet grâce à FrenchMania, et même rencontrer au Woody Club qu’elle organise avec Lorenzo Chammah tous les deux mois au Christine Cinéma Club. C’est donc de retour de la projection d’Un jour de pluie à New York, organisée grâce à Stéphane Célérier de Mars Films, que Boris Szames est parti à la rencontre d’Ava Cahen. *
UN JOUR DE PLUIE À NEW YORK
Boris Szames : Qu’avez-vous pensé d’Un jour de pluie à New York ?
Ava Cahen : Un jour de pluie à New York est un film absolument délicieux, un retour à New York qui a le parfum des classiques. On sent un profond amour pour Lubitsch et Wilder dans cette comédie extrêmement drôle. On a ce jeune couple, Ashleigh et Gatsby, qui part à New York pour le week-end et puis la situation dérape, l’intrigue glisse ailleurs, on est toujours sur le mode de la digression tragi-comique chez Allen, et on flirte ici avec le vaudeville et la comédie noire. Dans le film, les personnages se désaccordent sans cesse, leurs désirs et besoins ne sont plus au diapason, et ça donne un final à la fois très beau et très amer. Gatsby et Ashleigh apprennent beaucoup sur eux-mêmes et sur leur couple, en un laps de temps réduit, comme Annie et Alvy en leur temps ! Souvenez-vous : « Annie and I broke up », c’est la première réplique dans Annie Hall. Il y a aussi de nombreux clins d’œil à Meurtre mystérieux à Manhattan dans le film.

© James Devaney/Getty Images
Toutes ces différentes intrigues qui infusent permettent d’explorer une grande palette d’émotions et d’oser différents registres. On a d’un côté le mélancolique Timothée Chalamet, personnage en décalage avec son époque, et de l’autre, Elle Fanning, plus solaire, plus connectée. C’est d’ailleurs elle la véritable révélation du film. J’irai même jusqu’à dire qu’elle a des faux airs de Diane Keaton dans les comédies des années 70 de Woody Allen. Voir cette jeune génération d’acteurs et actrices à l’écran se fondre dans l’univers très codifié de Woody Allen et s’emparer, avec grâce, de ces archétypes alleniens, mais avec un twist un peu moderne, c’est très beau, et ça fonctionne très bien.
En a-t-on enfin fini avec la pluie chez Woody Allen ?
Woody Allen m’a confié en interview qu’on en avait pas encore fini avec la pluie (rires). La vie et les villes, qui sont ses muses, sont plus belles pour lui quand la pluie tombe. Woody Allen est un morose. Il a horreur du soleil depuis son enfance. Il se réfugie dans les salles de cinéma pour s’en cacher. La pluie « mouillera » donc encore ses films à venir. D’ailleurs, pour l’anecdote, il n’a pas plus du tout pendant le tournage d’Un jour de pluie à New York.
Woody Allen choisit pour la première fois un avatar choral distribué entre Liev Schreiber, Timothée Chalamet et Jude Law. Qu’est-ce que cela marque dans sa logique des « cycles » ?
Il me semble qu’il est souvent plusieurs personnages de ses films quand il ne joue pas dedans, mais c’est vrai qu’ici, c’est criant, il est tous les personnages du film : la cinéphile surexcitée qui parle toute seule à voix haute et qui a le hoquet quand elle est nerveuse (Elle Fanning), l’artiste en crise (Liev Schreiber), le scénariste névrosé (Jude Law) qui porte même un imperméable à la Bogart, comme déjà Woody Allen dans Tombe les filles et tais-toi, et Gatsby bien sûr, personnage typiquement allenien, froissé par l’époque, sensible à la pluie et à Cole Porter. Allen est un fan de Fitzgerald à qui il a même donné vie dans Minuit à Paris, et rien que le choix du prénom du personnage masculin ici veut dire quelque chose d’Allen lui-même. Je crois qu’il faut considérer les films de Woody Allen dans leur ensemble pour voir émerger les grands cycles. Ses films prennent tout leur sens quand on les met en perspective des uns des autres. Ils se répondent, ils se nourrissent, ils correspondent. Il veut mieux en avoir la « vision globale » comme dit Boris Yellnikoff dans Whatever Works pour mieux en apprécier encore la saveur, le caractère, l’originalité. C’est aussi son travail avec le chef opérateur qui va créer cette idée des cycles, souvent saisonniers d’ailleurs – l’automne à la campagne (September), l’été à Barcelone (Vicky Cristina Barcelona), Noël au quatre coins du globe (Tout le monde dit I love you). Allen a travaillé avec plusieurs chefs opérateurs de génie, qui tous n’ont pas le même style, la même vision. Gordon Willis, c’est celui qui a permis au cinéma de Woody Allen de basculer dans une autre dimension, de prendre de l’ampleur, c’est Annie Hall, c’est le Cinémascope en noir et blanc de Manhattan. Sa rencontre avec Carlo Di Palma emmène son cinéma ailleurs, la colorimétrie est différente, il y a quelque chose de plus chorégraphique et de plus nerveux. Avec Storaro, avec qui Allen a fait trois films et sa série, c’est encore différent, c’est plus classique, mais dynamique aussi (les plans séquences ont toujours été une habitude). Un jour de pluie à New York marque la fin d’un cycle de fait, me semble-t-il, car ce retour à New York a quelque chose à voir avec un « au-revoir » ou un « à bientôt ». New York, c’est « sa ville » comme Allen dit dans Manhattan, mais il a déjà tourné son prochain film ailleurs, à San Sebastian, et le prochain devrait se tourner en France, sans compter que le Portugal, qu’il n’a jamais filmé, semble lui faire des appels du pied…

Woody Allen et Gordon Willis © Brian Hamill/Getty Images

Woody Allen et Carlo Di Palma © Brian Hamill
Woody Allen plante pour la première fois un personnage totalement anachronique dans son univers. Faut-il y voir de la nostalgie, du passéisme, ou un manque d’incompréhension face à son époque ?
Les personnages chez Woody Allen sont toujours un peu à la marge, pas totalement en phase avec leur époque dont ils perçoivent mieux que quiconque les dérives. Ce sont globalement des moroses, des types qui ont des illusions mais qui les perdent avec le temps. Je ne crois pas que ce que dise Allen soit « c’était mieux avant », mais c’est plutôt un aveu de sa part sur la manière dont il perçoit le monde, avec distance, sans joie profonde. Les transformations de « sa ville », Allen les voit et le regrette, mais il se sert précisément du cinéma pour en conserver cette image belle et gracieuse qu’il en a. Cependant, ces transformations provoquent des bouleversements chez ses personnages qui sont relativement immuables. Il y a ceux qui arrivent bon gré mal gré à aller de l’avant, et ceux qui n’y arrivent pas et se replient sur eux-même. Dans Un jour de pluie à New York, le personnage de Gatsby est en décrochage avec la réalité, il est déjà hors-sol de par sa position sociale. Il n’est pas raccord avec son époque, il parle comme Alvy Singer parlait à 40 ans dans Annie Hall, il a les mêmes goûts et les mêmes névroses collantes alors qu’il n’a rien vécu encore ! C’est une femme ici, Chan, interprétée par Selena Gomez, qui va le ramener vers le présent et au-delà de ça, lui permettre d’avoir un rapport plus apaisé au temps qui est un vrai enjeu pour le personnage dans le film.
Woody Allen affirme avoir des difficultés à trouver un homme américain « normal » pour ses films. La beauté de Timothée Chalamet n’est-elle donc pas étrange dans le microcosme allénien ?
Timothée Chalamet a été « magnifié » par Luca Guadagnino dans Call Me by Your Name. Il en a fait un Apollon, un jeune homme sculptural. Ici, Allen le rhabille déjà, et lui fait enfiler la tenue d’Alvy Singer, avec la veste en tweed, le t-shirt sous la chemise, le pantalon… On sent que le costume pèse. Gatsby marche aussi en restant courbé, les épaules basses, comme Allen dans ses films, parce qu’il porte le poids du monde sur les épaules. Idem avec Owen Wilson dans Minuit à Paris. Woody Allen a d’ailleurs fait très fort dans ce film en transformant un WASP blond aux yeux bleus en alter ego ! Il attend de toute façon de ses comédiens qu’ils se confondent avec ce personnage nerveux, névrosé, qui parle vite, mal à l’aise avec les femmes qu’il a longtemps incarné… Pour revenir à Timothée Chalamet, je trouve qu’il est très bien dans ce rôle romantique et bavard. En soi, le personnage n’est pas très sympathique, il peut même être un peu irritant, mais, non seulement Allen a le sens de la composition des personnages et sait les nuancer, mais en plus, Chalamet donne du charme au personnage. Il le rend plus vulnérable, malgré sa beauté. Elle n’est pas un frein, elle nourrit le personnage. Il est beau, il est riche, il est cultivé, il est tout ce dont peut rêver une jeune fille hétéro, mais il n’est finalement pas ce que veut Ashleigh… On revient toujours à la question de l’insatisfaction des héros chez Allen, « grave maladie » comme dit le personnage de Pénélope Cruz dans Vicky Cristina Barcelona.
Woody Allen ne renoue-t-il pas enfin le dialogue avec le personnage maternel dans Un jour de pluie à New York ?
Je crois qu’il n’a jamais vraiment rompu le dialogue avec la figure maternelle. Des mères dans ses films, il y en a pleins, de différentes natures, mais toujours assez embarrassantes. Kate Winslet jouait dans Wonder Wheel une mère que son gamin pyromane rendait dingue. Là, c’est la mère de son personnage masculin principal qu’il introduit dans une remarquable séquence où un secret est révélé et devient la clé de l’ouverture au monde de Gatsby. Les mères n’ont jamais quitté la scène chez Woody Allen.
Woody Allen ne serait-il pas le plus naturaliste des cinéastes au point de faire des villes et de ses habitants respectivement des stars et des figurants ?
Ça me fait penser à cette interview entre Godard et Allen (Meetin’ WA en 1986). Godard l’appelle « le merle des villes » et pendant l’interview, le coince sur un plan de son film Hannah et ses sœurs qui vient de sortir, lui expliquant que ce plan-ci est selon lui le résultat des ravages de la télévision, du formatage ou de l’aseptisation de l’image qu’elle entraine, parce que pour Godard, la télévision fait dégénérer le cinéma, sentiment qu’Allen partage aussi. On comprend à cet instant que Woody Allen et JLG ne parlent pas le même langage en tant que cinéastes. Bref, du socle des villes naissent les personnages. Sans ce territoire urbain, il n’y aurait pas ce microcosme intellectuel et bourgeois sur lequel Allen s’attarde à New York comme ailleurs. Mais on est bien dans de la fiction, et je ne pourrais pas dire qu’il s’agisse d’une forme de naturalisme parce que, de fait, la nostalgie dans l’oeil de Woody Allen déforme les choses.

© Dan Winters
Ce ne sont pas des documentaires sur la ville de New York qu’il tourne ni sur ses habitants, ce n’est pas New York capturée dans sa réalité, mais selon Woody Allen, ce qu’il en garde, ce qu’il en sélectionne. C’est un New York qui nous semble familier mais qui lui appartient sans doute, à lui seul.
Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien.
DIEU, MARX ET WOODY ALLEN
Comment le Woody Allen de Bananas, « marxiste tendance Groucho », devient-il en quelques années le cynique de Annie Hall ?
Annie Hall, c’est le premier tournant dans sa filmographie. Sa rencontre avec Gordon Willis. Un super accueil critique et public. Woody Allen était alors connu pour ses comédies « sketchées » et burlesques, inspirées de Buster Keaton et Charlie Chaplin. On peut pourtant très vite détecter son grand amour pour la littérature, les grands auteurs. Il infuse dès Guerre et Amour… Woody Allen n’a pas fait de hautes études mais il a beaucoup lu, Tolstoï, Dostoïevski, Spinoza, Kierkegaard ou encore Nietzsche. Ces auteurs et philosophes-là sont déterminants dans la manière dont Allen voit le monde et dans la manière dont il le projette ensuite sur le papier et sur grand écran, à des fins artistiques. Ça fait partie de sa dramaturgie. Allen s’est toujours décrit comme le contraire d’un intellectuel, et c’est bien ce qu’il met en scène lorsqu’il se met en scène : un type un peu moyen qui réussit moins bien que les autres, à qui il arrive toujours des emmerdes, etc. Sauf que le discours de ses films a tout à voir avec l’intelligence, la perspicacité, la dérision aussi. On ne devient pas un comic genius comme l’avait baptisé le Times sans avoir des armes et des lettres. Le cynisme ne m’apparaît pas progressif, depuis son premier film, il y a quelque chose d’amusé et désabusé, une ironie qui se pose sur des choses concrètes : le couple, la démocratie, le sexe, la célébrité, Dieu, etc.
Selon vous, quelles affinités entretiennent Diogène, philosophe antique, et Woody Allen, comique des Catskills ?
Tout un tas ! Évidemment, comme ça, ça ne paraît pas si évident. Diogène venait en ville pour exposer aux passants qui lui prêtaient un peu l’oreille les absurdités dont il était témoin, Allen fait la même chose dans ses films en faisant de l’adresse aux spectateurs ou aux passants un gimmick. Il pose les questions qu’on ne pose pas, comme dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe, il se braque contre tout ce qui a un caractère autoritaire et affronte les « puissants » même s’ils font trois fois sa taille. Dans le désordre : les flics quand il est Virgil Starkwell, les caïds dans Anything Else, une dictature dans Woody et les robots. Le cynisme, c’est autant un état d’esprit qu’un discours chez Allen. Une philosophie réelle qui traverse toute sa filmographie. Diogène n’est qu’une figure populaire de ce courant de pensée, et plus que des points communs avec lui directement, c’est avec son école qu’il est relativement en harmonie. La provocation, les objections, ça fait partie de l’ADN de Woody Allen qui, enfant déjà, était considéré par ses professeurs comme un insolent. Il n’était pas spécialement insolent, juste moins docile que les autres, et c’est ça qui fait de Woody Allen Woody Allen. C’est qu’il ne veut pas du moule, pas du cadre, pas de la mode, comme Diogène si on caricature un peu. Il fait fonctionner à l’écran son propre monde dysfonctionnel dans lequel il est un type qui cherche sa place, à tel point que dans Whatever Works par exemple, le personnage que joue Larry David, et qu’Allen aurait pu jouer, se réfugie au dernier étage d’un immeuble pour prendre de la hauteur et échapper à ce monde qui grouille et qui le rejette en fait, parce qu’il refuse de tout à fait s’y conformer.
De film en film, on a l’impression de suivre le désenchantement de Woody Allen face au monde, à la façon de Nietzsche. Quelle relation le cinéaste entretient-il avec le philosophe ?
Woody Allen n’est pas un nihiliste total. Ses films seraient beaucoup plus punk et noir si c’était le cas ! Son goût pour la philosophie, il le tient de sa première épouse qui l’avait étudiée. Nietzsche, on en voit surtout la couleur dans ses films les plus sombres, Crimes et délits, Match Point, ou bien Le rêve de Cassandre, là où les personnages sont les plus vaniteux. Mais ce qui fait qu’Allen n’est pas tout à fait un cinéaste Nietzschéen, c’est la structure de ses films, mais aussi l’émerveillement qu’entraînent certaines choses et qui repositionne les curseurs. Quand son personnage pense être atteint d’un cancer dans Hannah et ses soeurs, c’est La Soupe au Canard des Marx Brothers qui lui apporte la réponse à sa crise existentielle, et le sol sous ses pieds devient solide à nouveau. Le rapport qu’entretient Allen à Nietzsche est moins évident que celui qu’il entretient avec Freud, qu’il célèbre autant qu’il met en échec dans ses films. Mais rien que cette phrase « Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien », c’est du condensé de Nietzsche pour les nuls !

Woody Allen chez lui à Manhattan, en 1967 © Arthur Schatz/The LIFE Picture collection/Getty Images
Woody Allen prétend réaliser des films uniquement pour se divertir. Faut-il alors considérer ce divertissement comme pascalien, pour tromper son angoisse existentielle ?
Un intellectuel ne dirait pas qu’il est un intellectuel. C’est un faux modeste Allen, et après tout, c’est très bien comme ça. Le mot « Dieu » et le mot « mot » résonnent évidemment très fort dans la filmographie de Woody Allen. Les personnages chez Allen croient en Dieu ou pas sur un coup de dés. Ils passent leur temps à parier sur son existence ou sa non-existence. « Je ne sais pas si Dieu existe, mais j’espère qu’il a une bonne excuse » résume bien les choses. Ce qui trompe l’angoisse, ce qui la met sur pause, c’est l’art, le cinéma, la musique classique, le jazz. Rien ne calme les héros alleniens, surtout les personnages masculins, hormis ce en quoi ils croient : la magie, le spectacle, Fred Astaire… Le personnage de Boris Yellnikoff, pour calmer ses palpitations et cauchemars, regarde des films avec Fred Astaire, comme si le film agissait comme un anti-dépresseur. L’anti-dépresseur de Woody Allen, c’est le cinéma, c’est l’écriture, c’est la culture et l’humour, bien sûr.
Les gens croient que je suis un intellectuel parce que je porte des lunettes et ils croient que je suis un artiste parce que mes films perdent de l’argent, mais en fait j’ai toujours mené une vie de petit-bourgeois tout à fait normale.
« JE SUIS UN ARTISTE ! »
John Cusack affirme « Je suis un artiste ! » dès l’ouverture de Coups de feu sur Broadway. Quelle définition donne Woody Allen de la figure de l’artiste et de sa création au travers de son œuvre ?
C’est une vision composite. Ses films nous montrent souvent un artiste en crise. Woody Allen partage cette même et grande insatisfaction avec ses personnages. C’est intolérable de l’entendre dire dans plusieurs interviews qu’il n’a pas fait de grands films ! Il trouve quand même La Rose pourpre du Caire, Stardust Memories et Match Point réussis, ouf. Son insatisfaction est un réel moteur qui le pousse à tourner un film après l’autre, pour faire le meilleur. L’insatisfaction, le peur de l’imposture, la peur de la page blanche, ça finit par tellement tourmenter ses personnages qu’ils finissent parfois par littéralement péter les plombs, comme dans Harry dans tous ses états. Allen dit qu’il aurait aimé être journaliste, ou sportif de haut niveau, mais surtout, il aurait rêvé d’être romancier… Et, ça, ça se sent bien sûr dans la structure des scénarios, mais aussi dans l’élaboration des intrigues, des personnages… Il voulait être romancier, comme Tolstoï ou Dostoïevski. Et il est devenu Woody Allen… Ce qui est génial (rires) !
On ne cite jamais Woody Allen parmi les cinéastes du Nouvel Hollywood des années 70. Le réalisateur a pourtant émergé en même temps que les Coppola, Scorsese, de Palma etc. Quelle place occupe-t-il dans le paysage du Nouvel Hollywood contestataire des années 70 ?
C’est vrai qu’il naît en tant que cinéaste en même temps que les cinéastes du Nouvel Hollywood, mais contrairement à Scorsese, Coppola et d’autres, Allen a mis du temps a être considéré comme un auteur « sérieux », qui sait faire autre chose que de la comédie rythmique et efficace. La consécration de Manhattan aux Oscars prouve bien qu’il se passe quelque chose à ce moment-là, mais avec Hollywood, les relations ont toujours été tendues. Vous savez ce que disent dans ses films les personnages de la Californie et d’Hollywood en particulier, industrie qu’il moque depuis Annie Hall, ça n’aide pas forcément à se faire une place de membre dans le club. Mais Allen est incontestablement un cinéaste américain déterminant, qui compte dans l’histoire du cinéma américain je veux dire, et la contestation, elle est permanente dans ses films, encore plus dans les comédies.

Francis Ford Coppola, Woody Allen et Martin Scorsese, le 1er mars 1989 © All Star Picture Library/Touchstone Pictures
C’est la première fois que les affaires judiciaires impactent la vie professionnelle de Woody Allen. Quelle place est-on prêt à lui laisser en tant qu’artiste ? Comment va-t-il pouvoir s’adapter en tant qu’artiste à la fin de cet « état de grâce » ? Le fait de devoir batailler va-t-il l’atomiser ou lui redonner une vivacité ?
Je crois savoir que ça l’a beaucoup affecté. TriStar l’avait déjà lâché en 1992 pour après Maris et femmes, l’année des scandales, du divorce et de l’enquête judiciaire – il est alors accusé d’attouchement sur mineur. Il a été reconnu non coupable l’année suivante. Le fait qu’il ne soit pas distribué sur le territoire américain, ça c’est inédit en revanche, oui. Amazon a rompu le contrat signé avec lui pour quatre films suite à la prise de position de Chalamet, et pour d’autres raisons qui m’échappent et, je trouve ça bien dommage pour les cinéphiles américains de se priver de ce petit bijoux qu’est Un jour de pluie à New York. Quant à la question de son « adaptation », rien ne l’empêche de tourner hors du territoire américain. L’Europe, et ce n’est pas la première fois, lui ouvre volontiers les bras. Il ne bataille pas, il continue à faire des films, à se produire en concert, il a récemment mis en scène un opéra. C’est un homme d’action, un artiste qui a besoin de travailler pour vivre, un homme a priori libre qui a fait le choix de continuer à travailler librement, là où il est permis de le faire.
Pour citer Diane Keaton dans Woody et les robots, Woody Allen ne croit ni en la science, ni à la politique, ni en Dieu. Mais alors en quoi donc croit-il ?
* Propos recueillis à Paris, le 20 septembre 2019.
Copyright illustration de couverture : Timba Smits.
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