« L’Amérique de Robert Redford » par Jacques Demange

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L'Amérique de Robert Redford

Pourquoi s’intéresser de près à Robert Redford, l’éternel beau gosse ? En analysant au plus près une douzaine de ses rôles, Jacques Demange démontre comment l’acteur a réussi à incarner les espoirs et les doutes qu’a connus l’Amérique au fil de cinq décennies. Grâce à quelques auteurs qui ont su donner du poids à ce gendre idéal, mais aussi parce qu’un réalisateur et producteur engagé et exigeant se cachait derrière ces grands yeux bleus. Portrait d’une certaine Amérique qui continue d’exister au nez et à la barbe des trumpiens tonitruants. *

REDFORD, L’AMÉRICAIN

Florence Arié : Votre grille d’analyse de la carrière de Redford met en parallèle l’histoire de l’Amérique depuis le début des années 1960 et les étapes de sa carrière, d’acteur d’abord, puis de producteur et de réalisateur. Ce parallèle vous a-t-il sauté aux yeux, ou a-t-il fallu opérer des sélections dans les films analysés ?

Jacques Demange : Il faut d’abord admettre que Robert Redford est un objet d’étude assez complexe à appréhender. Principalement, parce que tout chez lui semble tenir d’une certaine évidence qui empêcher de cerner facilement la profondeur des thèmes et des symboliques qu’il incarne à l’écran. J’avais à l’origine opté pour une sélection de dix films, mais suite au conseil d’un ami (Pierre-Julien Marest pour ne pas le citer), j’ai finalement choisi d’appréhender sa filmographie en fonction d’un découpage par décennie. C’est à ce moment-là que l’idée d’étudier la filmographie de Redford à travers le prisme de l’histoire américaine m’est apparue. Par ailleurs, il me paraissait nécessaire de revenir sur ce raccourci, Redford = l’Amérique, que l’on retrouve dans nombre d’articles de presse qui lui sont consacrés. Je voulais comprendre quelle histoire nous racontait Redford à travers ses films, quelle était, au fond, son Amérique.

Vous parlez pour qualifier le jeu de Redford d’une « stratégie de l’effacement » derrière son physique avantageux mais très neutre. Est-ce l’acteur qui a su se proposer ainsi aux réalisateurs, ou ces derniers qui ont profité de cette façade pour le modeler ?

Redford a cette particularité d’avoir développé un jeu qui appartient en propre à l’ère du classicisme hollywoodien. Dans les films américains des années 1930 et 1940, on favorisait le minimalisme et le sous-jeu était la règle d’or pour les acteurs. Il fallait inscrire ses représentations dans cette idéologie de la transparence qui caractérisait la mise en scène de l’époque (toute trace trop apparente de la technique filmique était à proscrire, les artifices devaient être dissimulés au maximum). Les choses ont commencé à changer dans les années 1950 avec une nouvelle génération d’acteurs. Montgomery Clift, Marlon Brando, James Dean ont ouvert la voie à un nouveau style de jeu, plus expressif, oscillant entre l’explosion physique et la fébrilité. Dans les années 1960 c’était presque devenu une nouvelle norme. Mais Redford n’appartient pas à cette caste d’acteurs, passés par l’Actors Studio, les classes de Stella Adler ou de Sanford Meisner. Il a en effet été formé à l’American Academy of Dramatic Arts, une école qui dispensait un enseignement bien plus traditionnel. Sa seconde formation fut la télévision qui, comme à l’époque du classicisme hollywoodien, demandait à ses acteurs de privilégier la retenue car les tournages s’enchaînaient à un rythme effréné et la réalisation des épisodes télévisés obéissait à un découpage très précis. Lorsqu’il a commencé sa carrière au cinéma, Redford a vite compris que son physique ne jouerait pas en sa faveur. Son allure de jeune premier l’empêchait d’obtenir les rôles qu’il souhaitait (le Benjamin Braddock du Lauréat, par exemple). Il avait en effet un côté anachronique qui se renforça encore à la fin des années 1960 lorsque apparurent les nouvelles vedettes masculines du Nouvel Hollywood (Robert De Niro, Al Pacino, Jack Nicholson, Dustin Hoffman…) qui imposèrent des canons de beauté s’orientant plutôt vers la normalité et l’ordinaire (petite taille, physique trapu ou ethniquement typé).

C’est en effet grâce à certains réalisateurs que Redford a pu donner un peu de relief à son image. Robert Mulligan et Arthur Penn, par exemple, lui ont permis de nuancer ses représentations en lui offrant des rôles ambigus moralement et qui lui permettaient de mettre en cause son apparence idéale. Mais c’est surtout sa rencontre avec Sydney Pollack qui a joué un rôle fondamental dans la carrière de Redford. Pollack avait été acteur et enseignant à l’école de Sanford Meisner et il aida Redford à développer ses techniques de jeu. Surtout, il contribua à remodeler l’image de l’acteur de façon à lui faire incarner un discours ambivalent, percevant en lui une sorte de golden boy désargenté. Mais il faut aussi souligner la clairvoyance de Redford dans le choix de ses films. Plutôt que d’opter pour la facilité et de s’enfermer dans des rôles peu épanouissants, il prit des risques et affirma très tôt son indépendance, refusant de se plier au parcours qu’on lui destinait.

Robert Redford à New York sur le tournage des Trois jours du Condor (S. Pollack), en 1970 © Art Zelin/Getty Images

Vous insistez sur l’importance du regard dans le jeu de Redford : éperdu dans Jeremiah Johnson, ébloui dans Votez McKay, dissimulé par sa main dans Les Trois Jours du Condor… Alors, les grands yeux clairs de Redford, miroir de l’âme ou page blanche ?

Le cas de Redford n’est pas unique. Il suffit de penser à Steve McQueen qu’on surnommait à juste titre le « King of Cool » pour sa capacité à ne presque jamais rien laisser transparaître de ses émotions et qui jouait énormément de son regard. Chez lui comme chez Redford, le regard s’affirme comme un élément de jeu et n’est pas un simple motif fonctionnel ou formel qui se soumettrait aux lois du découpage. Redford en a eu très tôt conscience, choisissant à dessein de valoriser sa présence ou, au contraire, d’affirmer son absence pour amplifier l’émotion d’une scène. Lorsqu’il est devenu réalisateur et a choisi de se mettre en scène, il a continué à faire de son regard un blason non pas seulement symbolique mais méthodologique, c’est-à-dire relatif à la portée dramatique d’un geste qui, avec le temps, est devenu sa signature.

REDFORD, LE DUELLISTE

Pourrait-on dire que pour les acteurs-réalisateurs, Redford, c’est l’anti-Eastwood, au jeu monolithique depuis toujours, et au discours constant depuis des décennies, notamment sur sa conception du Héros américain ? Comme les incarnations de deux Amérique parallèles et irréconciliables ? Pourriez-vous par exemple comparer leurs westerns de la même époque, la fin des années 60, Butch Cassidy et Jeremiah Johnson côté Redford, Pendez-les haut et court et L’Homme des hautes plaines côté Eastwood ?

Je me permets de répondre à ces deux questions en même temps que je trouve particulièrement intéressantes. Sur l’une des premières moutures de mon texte, j’avais en effet ébauché un parallèle entre ces deux acteurs-réalisateurs qui me semblent aussi proches que différents. Comme Redford, Eastwood entretient une mythologie ambiguë et bien plus complexe qu’elle n’y paraît de prime abord. En tant qu’acteurs, ils ont communément interrogé les risques encourus par la démocratie américaine durant les années 1970. Bien sûr, leurs méthodes ne sont pas les mêmes. Là où Eastwood privilégie les rôles d’action et a pu avec les années apparaître comme une sorte d’héritier de John Wayne, Redford a toujours entretenu un côté plus intellectuel (le journaliste des Hommes du président, l’agent de la CIA engagé pour lire des romans dans Les Trois Jours du Condor). Ce que leurs personnages ont en commun est une foi inébranlable en l’Amérique. S’il peut leur arriver de douter, ils n’en restent pas moins les représentants de ses valeurs. En tant que réalisateurs, leurs discours respectifs entretiennent de nombreux points communs. Les ambivalences morales et idéologiques qui structurent le récit de Lions et Agneaux se retrouvent dans le portrait extrêmement nuancé de Hoover proposé par Eastwood dans J. Edgar. De la même manière, l’héroïne de La Conspiration n’est pas si différente de celui du Cas Richard Jewell, les deux étant des marginaux devenus des victimes de l’histoire américaine. Enfin, Sur la route de Madison et L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux livrent une même vision de l’Americana, entre romantisme, couleurs chatoyantes et une certaine acceptation du désespoir. 

Clint Eastwood dans son film Josey Wales hors-la-loi, en 1976  © Silver Screen Collection/Getty Images

Robert Redford dans Jeremiah Johnson de Sydney Pollack, en 1972 © Warner Bros, Inc.

Par rapport aux westerns, il est clair qu’il existe des différences importantes entre Eastwood et Redford, mais il est important de rappeler que du point de vue du récit, il existe une opposition non moins cruciale entre la vision nostalgique et ponctuellement ludique d’un George Roy Hill (Butch Cassidy et le Kid) ou panthéiste d’un Pollack (Jeremiah Johnson) et celle d’Eastwood dont les westerns me semblent toujours marqués par la dynamique du retour et qui en ce sens retrouve assez bien l’esprit de Willie Boy réalisé par Abraham Polonsky et interprété par Redford. Par contre, il est intéressant de rapprocher l’interprétation de Redford dans Jeremiah Johnson et celle d’Eastwood dans Josey Wales hors-la-loi. Il s’agit dans les deux cas d’un récit d’initiation qui fonctionne donc sur l’idée d’un basculement. Dans Josey Wales, ce basculement intervient dès le début, tandis que dans Jeremiah Johnson, il apparaît plutôt aux trois quart du film, mais les acteurs, dont les personnages font face à une semblable tragédie (la mise à mort de leur famille), l’incarnent en recourant à une même modification de leur jeu. Redford et Eastwood choisissent en effet de transformer leur regard qui progressivement se plisse et passe de la candeur à une espèce de fixité étrange et menaçante. Dès lors, leur comportement apparaît transformé, les deux personnages se muant en prédateurs assoiffés de vengeance. 

SurLes Hommes du Président, on apprend que l’intérêt de Redford, lorsqu’il a acheté les droits du livre avant même sa publication, s’est d’abord porté sur le tandem formé par ses deux personnages principaux complètement opposés. Est-ce à dire qu’il y a vu avant tout l’occasion de performances d’acteurs, au détriment de son sujet politique explosif ?

Comme beaucoup, Redford avait assez vite compris que l’affaire du Watergate embarrassait la presse. Un certain nombre de journalistes avaient compris que quelque chose de louche se tramait mais n’osaient pas en parler, de peur de s’embarquer dans une histoire qui finirait par les dépasser. Lorsque Redford a appris que Woodward et Bernstein, les deux journaliste du Washington Post qui avaient révélé toute l’affaire, étaient en train d’écrire un livre, il a immédiatement fait part de son désir d’en acheter les droits. C’est donc d’abord l’évènement à proprement parler qui l’intéressait. Mais lorsqu’il rencontra les deux journalistes, il prit conscience que leur tandem fournissait un matériau dramatique de choix. Cela l’a convaincu de concrétiser son projet d’adaptation car le récit de Woodward et Bernstein tient d’abord de la chronique, un type de récit qui ne se prête pas forcément bien à un traitement cinématographique. Lorsque ce projet d’adaptation a pris de l’ampleur et que la Warner a commencé à être impliquée, l’une des meilleures décisions a été d’engager Dustin Hoffman pour le rôle de Bernstein. Son tempérament et son style de jeu s’opposent totalement à ceux de Redford. Il suffit de voir la manière dont les deux acteurs se tiennent lorsqu’ils sont assis côte à côte dans le film. Là où Hoffman adopte une posture décontractée, ses jambes largement écartées, le reste de son corps affalé dans son fauteuil, Redford maintient une posture plus rigide et apprêtée. C’est aussi marquant que l’opposition entre De Niro et Nicholson dans Le Dernier Nabab. On a dit que pendant un moment Al Pacino avait été envisagé pour interpréter Bernstein. Il est clair que les choses auraient été complètement différentes, le contraste entre les deux acteurs étant moins marqué d’un point de vue stylistique.

REDFORD, LE RÉALISATEUR

Les années 1980 sont une assez triste période dans sa carrière d’acteur. Selon vous, est-ce surtout lié aux premiers signes physiques de vieillissement, qui lui interdisent désormais certains rôles, ou au creux de la vague du cinéma américain en général, après le feu d’artifice des années 1965-1975 ?

À partir de 1980, l’Amérique voulait prouver qu’elle avait réussi à sortir de la crise, que la révolution contre-culturelle des années 1960 et les incertitudes des années 1970 étaient derrière elle. Le discours d’investiture de Reagan était particulièrement triomphaliste et annonçait sur certains points celui de Trump et son désormais célèbre slogan « Make America Great Again ». Curieusement, Redford a pendant un moment incarné ce renouveau. La chose est particulièrement sensible dans Le Meilleur qui est une relecture totalement inversée du roman d’origine écrit par Bernard Malamud. Là où ce dernier offrait une image faible de son personnage principal, un joueur de base-ball sur le retour, le film en fait une sorte de super-héros porté par un esprit populiste totalement édulcoré. L’autre problème de Redford est qu’il n’est pas parvenu à se renouveler. Ainsi de sa collaboration avec Pollack. En fait, dès 1973 et Nos plus belles années, Redford avait commencé à émettre des doutes, trouvant que son personnage ne possédait pas assez de profondeur. Mais avec Out of Africa, les deux hommes semblent avoir atteint un point de non retour. Le rôle de Redford se limite à être une image qui semble n’appartenir qu’aux fantasmes du protagoniste féminin. Le film est excellent du point de vue de sa réalisation et prouve tout le talent de Pollack pour le mélodrame mais, replacé dans la filmographie de Redford, il semble un peu creux. En fait, Out of Africa souligne assez bien ce que représentait Redford pour Pollack : un symbole. Dans le contexte des années 1960 et 1970, ce symbole était travaillé par des problématiques politiques qui l’approfondissaient considérablement, mais dans les années 1980 et a fortiori à l’intérieur d’un cadre éloigné de l’Amérique (l’Afrique), la chose devenait nettement moins intéressante pour Redford. Ce manque de renouvellement se retrouve aussi dans L’Affaire Chelsea Deardon, son dernier film de la décennie, qui lui propose d’incarner une sorte de rôle auto-parodique, celui d’un procureur séducteur, aussi ridicule de suavité qu’inconsistant. Mais pour Redford, les années 1980 signent surtout son passage à la réalisation avec Des gens comme les autres qui lui permet d’obtenir l’Oscar du meilleur réalisateur.

Robert Redford sur le tournage de son premier, Des gens comme les autres, avec Timothy Hutton, en 1980 © Paramount/courtesy Everett Collection

En quoi Redford est-il avant tout un réalisateur politique ? Son film sur l’après 11-Septembre, en particulier, Lions et Agneaux, fait-il le portrait objectif d’une Amérique déboussolée ou prend-il une position claire ?

En 1988, son second film, Milagrose présente comme une fable qui prend progressivement la forme d’un plaidoyer en faveur de l’écologie. En 1994, Quiz Show est une critique incisive du culte de la réussite qu’on retrouve en partie dans La Légende de Bagger Vance. La position de Redford me semble être celui du médiateur. Il ne prend pas parti directement, son but n’est pas de réaliser des films à thèse mais des œuvres qui donnent à réfléchir. En tant que réalisateur, son personnage de prédilection est celui du journaliste, soit une figure qui se tient à distance des événements, récolte des informations, les analyse, puis les livre au public. Le journaliste ne donne pas de réponse claire mais expose des faits qui, une fois assemblés, apportent des éléments de réponse. Il est en ce sens intéressant que Redford se soit offert un rôle de professeur d’université dans Lions et Agneaux. Or, son personnage ne donne pas des cours à proprement parler, mais arbitre des débats. Il écoute ses élèves et essaye d’alimenter leurs discussions en leur apportant de nouvelles pistes de réflexion. Le montage parallèle employé par Redford dans ce film permet par ailleurs de confronter les décisions prises par les personnages et ainsi de proposer un point de vue éclaté qui offre au spectateur la possibilité de relativiser le jugement qu’il peut porter sur eux. C’est la même chose dans sa dernière réalisation en date, Sous surveillance, qui propose un portrait particulièrement nuancé d’un ancien activiste politique des années 1970. Redford ne juge pas ce personnage mais raconte l’histoire d’un homme qui doit accepter des actions dont il ne cautionne plus la violence mais revendique toujours le fondement.

Redford semble avoir incarné plusieurs états d’esprit successifs de l’Amérique, mais uniquement par ses rôles. Même si l’on connaît ses sympathies, pourquoi n’a-t-il jamais choisi de s’engager plus visiblement « à la ville » comme par exemple George Clooney, ou auparavant lors de la guerre du Vietnam comme Jane Fonda ? Qu’en est-il de son engagement avec le Sundance Institute et le festival ?

Il faut se rappeler qu’à la fin des années 1960, Redford incarnait totalement ce souffle libertaire qui traversait l’Amérique. Ses entretiens avec les journalistes reflètent cet aspect de sa personnalité.

Il n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait sur l’économie, la politique, la guerre du Vietnam. Après les années 1970, son propos s’est clairement orienté vers l’écologie, reprenant à son compte le discours de son personnage dans Votez McKay. Il faut par ailleurs rappeler que Redford est pourvu d’un tempérament assez calme et qu’il n’aime pas se donner en spectacle. Les discours en tribune pour encourager les manifestants, ce n’est pas vraiment son truc. Le Sundance Institute a été l’une de ses réponses. L’idée lui est venue quand il a commencé à réaliser ses propres films. Il a compris la difficulté qu’il y avait à monter un projet et à trouver des financements pour le mener à bien. Il a donc eu l’idée de créer un Institut, une sorte d’école de cinéma, éloigné du brouhaha des villes dans lequel de jeunes réalisateurs pourraient préparer leurs premiers films en toute quiétude et en étant épaulés par des cinéastes expérimentés. Le festival a le même but : projeter des films indépendants qui ne trouveraient pas forcément leur place dans des festivals plus commerciaux. Redford y est toujours très impliqué, même si aujourd’hui le festival de Sundance semble avoir un peu perdu cet esprit « Do it yourself » qui l’avait accompagné à ses débuts.

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* Propos recueillis par mail, en avril 2020.