En 2010, quand David Fincher dévoile The Social Network, l’objet et l’homme qu’il tente d’autopsier sont encore les premiers maîtres d’un nouveau « jeu/je » relationnel. On ne soupçonnait pas la fracture linguistique et plus encore anthropologique où ce « Deus ex machina » fit de tout être un « homo socialis alphanumérique ».
Il y a quelques années, le neuropsychiatre, Boris Cyrulnik, expliquait que nous glissions peu à peu d’une société œdipienne, où le récit formalisait la quête de l’inconnu, à une société narcissique, où seul notre propre reflet générerait du désir. Alors, si le XXème siècle fut l’apogée de la longue marche précédente où l’homme disputa la nature à Dieu, le XXIe engendre un nouvel idéal où l’algorithme conteste l’homme à Dieu, ou Dieu à l’homme. L’être social advint « silhouette et âme » dans le code de l’architecte. Les révolutions s’écrivent comme les contes toujours avec un « Il était une fois « où la narration déclare sa sécession avec le passé. La césure s’est faite un jour de 2001, quand les mots devinrent subordonnés à l’implacable de l’image. Le dernier effroi délivra au monde sa vision. Elle a envahi les regards, et le compositeur allemand Stockhausen l’identifia comme « la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier ». Elle a anéanti toute tentation de l’épique comme nécessaire chemin à la connaissance. La fin d’une ère s’effondrait en direct. Mark Zuckerberg serait ainsi l’enfant de Ground Zero et de la base donnée. Dans ce désert où la dialectique ressemblait déjà à la porte de Saint-Denis « aussi belle qu’inutile », les mains de Zuckerberg ont écrit une nouvelle genèse et offert à un monde apeuré, un nouvel ordre du lien où le sens se borne aux likes. Ce nouvel homme, le Nerd, est délivré de l’empathie nécessaire à la servitude volontaire. Il calcule son échec à venir dans l’ordre résolu des final clubs où l’appartenance, telle l’origine, dicte la marge du monde. Il vole ainsi un morceau d’imaginaire, ce membre invisible qui fait de nous des semblables, à des êtres déjà trop anciens pour entrevoir leur perte. Ce corps immatériel, ce plomb trempé dans la puissance de calcul, reformule tout jusqu’au langage. Le siècle d’or de la matrice s’engendre dans le silence aseptique irrémédiable du code. Ainsi, il aliène le paysage à son système et pixélise jusqu’aux lettres somptuaires et indéfinissables de l’amitié. Le crime est implacable.



L’HOMME ET LA MACHINE
L’œil presque théologique de David Fincher ne pouvait passer à côté de la radicalité représentée par Mark Zuckerberg et du monde qu’il a transmué. Le cinéaste ne déroge pas à ses obsessions, peut-être même dans ce cas, elles trouvent loin du sang et du corps une résonnance plus effroyable puisqu’ici ne git que la chair amputée de la liaison à l’autre. Pour lui, les criminels sont les adultes baignant toujours dans les eaux amniotiques de l’enfant polymorphes. Ici, son Mark Zuckerberg ne fait pas exception aux symptômes stridents des êtres qui répondent parfaitement à l’impératif catégorique de « Kant avec Sade » : « agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit en même temps une loi universelle. » Le héros de Fincher ordonne le monde à son utopie. Il est radiographique tant son cerveau vise la transparence pour mieux effacer l’erreur systémique, le sentiment. Les autres se débattant dans une eau encore trop humaine pour pouvoir réellement l’atteindre. Dès la première scène, il impose ce duel où la langue ne fait plus sens commun. Il poursuit cette confrontation, cette guerre menée au lien qui fait sens, ce cauchemar prométhéen où l’on pourrait émanciper le sens des affects du lien. Jusqu’à la dernière scène où le vide à fait table rase et où il ne reste plus que l’homme et son complément d’objet direct qui n’est plus la femme, le continent noir du patriarcat, mais la machine. Plus besoin de perpétrer la tragédie œdipienne pour atteindre péniblement l’immortalité, l’éternité s’écrit maintenant comme une ligne de code sur la surface indélébile du miroir numérique. Et l’on entendrait presque les mots de Heiner Muller, « sans contact, il n’y a plus de conflits, sans contact l’être humain meurt dans l’homme. »