The King of New York : l’homme qui voulut être roi

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En 1990, avant le Bad Lieutenant qui fit de lui le cinéaste des élégies coupables, des pervers en quête d’une impossible rédemption, Abel Ferrara dégainait King of New York, en emmenant dans son travelling funeste un Christopher Walken où se dessinait déjà le vampire de The Addiction.

Si la photographie est l’art de la mélancolie identifiée dans son silence, le cinéma d’avant sa pratique numérique – celui où se distillait encore un jour à la nuit, – ce cinéma, appelons-le, dialectique, est devenu depuis un outil psychanalytique. On entre en séance et les fauteuils se muent en divan où l’expérience ne se donne désormais qu’en souvenir. Une histoire de refoulé se joue bien plus qu’un récit où l’imaginaire se représenterait un passé comme on raconte l’Histoire. L’image n’est plus le temps du verbe. Elle est un « à rebours » où se dégage au mieux une émotion perdue et où enfin tout devient prophétie, comme une mémoire inversée. On y perçoit malgré nous les signes avant-coureurs de nos désastres. Le geste d’Abel Ferrara est à la frontière des siècles, le regard dans le XXe et les mains déjà comprenant que tout serait bientôt fini, que « ce cinéma » comme le disait Hegel à propos de l’époque « s’est terminé ». Les nuits new-yorkaises ne seront bientôt plus ce qu’elles étaient. Ici, dans cet avant-présent d’outre-tombe, elles déchargent une dernière fois la beauté du vice, le bruit de l’asphalte, la malveillance des néons où la mort abat son jeu quotidien. Le paysage de Ferrara est une agonie, comme celle des piétas. La beauté y est corrompue par le morbide, elle est une désenchantée qui épelle son dernier cri. Ferrara procède en légiste. Et s’il se dégage de King of New York une double atmosphère, d’où transpireraient à la fois les ombres de John Woo et Brian de Palma, elles sont ici démasquées et elles produisent ainsi un négatif où tout semble aussi trash/lucide que figé.

L’ère des psychopathes

Ferrara ne jouit pas de la caméra. Il s’y enferme, et nous avec. Il est dans un temps en sursis. L’apocalypse incombe à chaque scène. Il prend le parti carcéral de s’arrêter là où la virtuosité commence et de se refuser l’obscène tout en le frôlant. L’obsession, pour lui, est ailleurs. Elle est dans l’enfermement. D’une prison à une ville, d’une rue à un boulevard, d’une chambre d’hôtel à une table de restaurant, les personnages sont aliénés à leur perversité, un ordre des choses, que rien ne peut changer, ni la liberté retrouvée, ni la damnation. Ferrara choisit des êtres claustrés par ce que l’on appellerait « un trouble originel de l’égo ». Il préfère la psychose à la névrose. Il superpose les mouvements de la ville et les soubresauts physiques de ses protagonistes plus fous que criminels, dont Frank White, interprété par Christopher Walken. Et c’est là, où le cinéma réinvente son miracle, qu’il parachève son empreinte, lorsqu’un personnage se dessine dans les signes de notre temps. Regarder Christopher Walken, aujourd’hui, c’est déceler, et pire encore, comprendre l’abominable de ceux qui veulent être rois, parfois depuis l’enfance, et le deviennent pour notre malheur, ceux pour lesquels l’autre n’est toujours qu’utilitaire. Ainsi, le personnage peut tout autant caresser son amante-avocate et convaincre trois jeunes délinquants venus pour le dépouiller de travailler en tant que main d’œuvre criminelle à son service. Il est dans ce « en même temps » aussi narcissique que totalisant, voire totalitaire. Il est omnipotent et éternel. Frank White pose les fondements de ce que l’on peut appeler sans se tromper « l’ère des psychopathes ». Chez lui, rien n’est scabreux, rien ne découle de la pulsion immaîtrisée. Il exclut la sympathie, il règne d’autant plus qu’il est dans le désert de l’affect, là où l’émotion n’est autre que calcul. Et si les personnages ont suscité tant de rejet à la sortie du film, c’est peut-être que l’inconscient percevait déjà ce qui allait nous tomber dessus et pour le coup, « pour de vrai ». Demaret écrivait : « La fonction sociale des psychopathes dépend des conditions du milieu, plus celles-ci sont perturbées, plus le déséquilibré se révèle adapté et même utile. En temps de paix, on les enferme, en temps de guerre, on compte sur eux. » Ils sont sortis de l’écran, les psycho-rois pour lesquels l’hypothèse nietzschéenne est une certitude, où « vouloir » signifie en réalité « commander » puisque ce à quoi la volonté commande n’est autre que la puissance.

Copyright photos : Carolco Pictures.