The Big Goodbye de Sam Wasson : « Chinatown est un état d’esprit »

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The Big Goodbye

Il fut un temps où Roman Polanski ne fuyait pas la justice américaine. Une époque bénie des dieux où le tout-Hollywood s’arrachait les faveurs du cinéaste polonais marié à la Californie elle-même, Sharon Tate, muse évanescente dont l’assassinat provoqua la chute d’un colosse aux pieds d’argile. Le déclin d’un empire à l’ombre des orangeraies, Robert Towne en écrira l’élégie avec Chinatown, sublime poème mortifère dont Sam Wasson raconte la genèse tortueuse dans The Big Goodbye, paru l’an dernier chez nos amis américains, désormais disponible en français grâce au remarquable travail éditorial de Carlotta Films. *

« SHARON TATE RESSEMBLAIT À  LA CALIFORNIE »

« Chinatown est un état d’esprit » affirme son scénariste Robert Towne. C’est peut-être tout ce qu’il y a savoir pour apprécier pleinement la saveur du huitième film de Roman Polanski. Car il n’est pas plus question de plonger dans un quartier chinois que de représenter la communauté sino-américaine tout au long de ses cent trente-et-une minutes. Chinatown montre la violence à l’état pur. La corruption. Le viol. Le meurtre. Celui d’une femme, Evelyn Mulwray. Celui d’une ville. Los Angeles. Voire celui d’un pays tout entier auquel Towne et Polanski font leurs adieux. Le cinéaste a déjà fait son deuil. L’Amérique de ses rêves d’enfant, celle de Disneyland, il l’a découverte avec le couple Fellini en 1963, préambule fantaisiste aux années de bohème avec Sharon Tate, reine de beauté californienne qui « avait autant à voir avec l’Europe de l’Est qu’une planche de surf » écrit Sam Wasson non sans humour. « Los Angeles est un endroit où on ne se développe plus, intellectuellement et culturellement parlant » déplore quant à lui Polanski. Un parfum amère embaume la sentence prononcée par le réalisateur. La « mégalopole automobile » de Joan Didion fut autrefois la cité des anges, des amants tragiques et des starlettes peroxydées. Une ville où échouèrent des romanciers malheureux broyés par la machine hollywoodienne. Chandler et Faulkner s’y cassèrent les dents avant d’en repartir avec un goût amer en bouche. Los Angeles à la fin des années 60 est une véritable ville ouverte – à l’insouciance, aux hippies et à leurs substances illicites – une cité un peu trop idéale car sans frontières ni règles à transgresser. Profitant de la brèche ouverte par Dennis Hopper avec Easy Rider (1969), les cinéphiles hirsutes partent alors à l’assaut des studios dans l’espoir d’y négocier un contrat juteux qui leur permettra de parasiter le système. Les contrats se signent au coin d’une table entre deux lignes de cocaïne. Les brainstormings s’improvisent au cours d’une fête sur les hauteurs de Beverly Hills ou au Daisy où Mike Nichols et Warren Beatty se lient d’amitié. Polanski, lui, se rapproche tout particulièrement des Sylbert, Dick, un fidèle de Kazan, et sa belle-sœur, Anthea, chaudement recommandée par son propre frangin. Le trio fera des étincelles sur Rosemary’s Baby (1968), « film conçu par le diable lui-même » à en croire un journaliste du New York Times. Ironie du sort, c’est bien le Démon qui frappe à la porte du 10050 Cielo Drive dans la nuit du 8 au 9 août 1969 et provoque « le changement le plus dramatique de l’histoire des États-Unis » résume Roman Polanski.

Rosemary's Baby

Sur le tournage de Rosemary’s Baby, en 1967 © AMPS

Roman Polanski et Sharon Tate

Sharon Tate et Roman Polanski à Paris, en 1968 © André Perlstein

CHINATOWN ET LES DERNIÈRES ANNÉES DE HOLLYWOOD

Sharon Tate assassinée, les portes du Paradis se referment brusquement. Hollywood se confine façon Alamo avec chiens de garde et pistolets. Robert Towne, un « grand et beau barbu avec des yeux tentateurs », végète, lui, depuis bien longtemps dans l’ombre des dieux. Sa cote ne cesse pourtant d’augmenter depuis qu’il a discrètement remanié le scénario de Bonnie & Clyde (1969). Warren Beatty lui confie ainsi l’écriture d’un projet original, Shampoo, une singulière comédie de remariage que Towne, rongé par le trac et la crainte de décevoir les siens en passant dans la lumière, ne parvient pas à livrer à temps. De la fenêtre de son bureau sur Hutton Drive, le script doctor promu scénariste observe jour après jour la cité des anges s’urbaniser davantage et se laisse envahir par la nostalgie d’une ville qu’il n’a que très brièvement connue : le Los Angeles de Philip Marlowe dans les années 30. Towne relit Le Grand Sommeil et The Long Goodbye pour retrouver les images, les odeurs et les sons de son enfance. « Le sens du passé » écrit Chandler. « Beaner », comme le surnomme son ami d’enfance Jack Nicholson, déplore, lui, la perte d’une certaine unité morale. Où sont passés les Hawks et Cooper, les Sergent York et les détectives intègres ? Towne abandonne l’écriture de Shampoo, du moins un temps, pour se consacrer à un rêve : écrire un grand rôle romantique pour Jack « The Weaver » dans un film noir avec Jane Fonda. Un « anti-mythe pessimiste » porté par un loser magnifique. Du Nicholson tout craché. Robert Towne s’apprête à souffrir le martyre pendant de très longs mois pour parvenir à structurer une intrigue bien trop dense pour un simple spectateur de cinéma. Son mille-feuille indigeste croule sous des sous-intrigues à foison. Ces innombrables pages noircies inlassablement à la manière d’un romancier, le scénariste se les fait payer par Francis Ford Coppola qui lui demande un coup de main à New York pour réécrire une scène du Parrain. Towne manque de se perdre en route et fait donc appel à son « relecteur », sa propre plume de l’ombre, Edward Taylor, un professeur de sociologie et statistiques à l’Université de Californie du Sud (USC), un grand oublié de l’histoire hollywoodienne, étrangement dévoué à son suzerain… 

Chinatown

Polanski ne laisse rien au hasard en plateau © Paramount Pictures

Robert Evans

Robert Evans dans son bureau à Beverly Hills, en 1974 © AP Photo/Jeff Robbins

MONTRER LA VIOLENCE TELLE QU’ELLE EST

Personne ne comprend la première mouture de Chinatown. Ni Jane Fonda, ni son futur producteur, Bob « Cocaine » Evans, persuadé de ne jamais avoir à financer pareil projet. Ayant réussi à soutirer presque par miracle plus d’une vingtaine de milliers de dollars à la Paramount, Towne s’exile dans une chambre d’hôte miteuse sur l’île de Santa Calina d’où il revient au bout de quelques semaines avec un scénario de 340 pages. Evans tombe des nues à la lecture d’un script « bordélique ». Exilé à Rome après avoir réalisé une version morbide de MacBeth (1971), Roman Polanski découvre ainsi l’histoire de Jack Gittes, un privé bien plus réaliste que Marlowe, du genre à accepter les affaires de divorces. S’il est sans doute le moins californien des cinéastes contemporains susceptibles de pouvoir porter à l’écran Chinatown, le réalisateur connaît son Chandler sur le bout des doigts, n’en déplaise à Robert Towne, peu rassuré de confier l’œuvre d’une vie à un Polonais réchappé du bloc communiste. Le choix de Polanski s’avère pourtant très vite une évidence. Chinatown synthétise à la fois son histoire intime et sa cinéphilie, toutes deux placées sous le signe de la tragédie. Le cinéaste veut montrer « la violence telle qu’elle est », troubler le spectateur. Deux insoutenables mois de réécriture suffisent à Towne et Polanski pour affirmer ne plus jamais vouloir travailler ensemble. Faye Dunaway, que Nicholson appelle tard dans la nuit pour la convaincre de reprendre le rôle autrefois promis à Fonda, s’apprête elle aussi à vivre un enfer tout personnel. Du moins au contact du réalisateur polonais, trop rigide et dictatorial à son goût. Polanski ne laisse en effet rien au hasard, exigeant par exemple de multiplier les prises pendant quarante minutes pour filmer une fourmi sur le visage de Jack Nicholson ou arrachant une mèche de cheveux rebelle à son actrice afin d’obtenir un plan parfait. Éprouvée, Dunaway ne se montre pas moins capricieuse et refuse d’adresser la parole aux assistants-réalisateurs. Nicholson, lui, refuse de se présenter en plateau un jour de match des Celtics, passe ses soirées chez Evans et se présente chaque matin au studio aussi frais qu’après une bonne nuit de sommeil. Le « glamour naturaliste » de Chinatown déborde ainsi du cadre, contribuant un peu plus à la légende d’une œuvre sublime et mortifère que l’Académie des Oscars boudera au profit du Parrain, 2e partie (F. F. Coppola, 1974), tourné en partie sur un plateau voisin de la Paramount. Malgré la sévère déconvenue, Nicholson, Evans, et Towne, seul lauréat de la bande, se prennent à rêver de donner deux suites à leur film. Le projet, ambitieux, verrait ainsi Gittes vieillir en temps réel tout en racontant « une histoire sociale de la région » de Los Angeles. Sam Wasson ne se contente pas d’écrire ici la coda de son roman. Bien plus qu’une simple « behind the scenes story », The Big Goodbye fait le récit de la fin d’une époque, de la disparition d’un studio mis à mal par la politque des pitchs (les fameux high concepts de Don Simpson), le « cinéma d’attraction » et la déliquescence de ses cerveaux créatifs, désormais addicts à la coke et aux fluctuations du box-office. L’unique suite de Chinatown, The Two Jakes, réalisée par Jack Nicholson en fera les frais. « La nostalgie tend à embellir le passé » conclut Sam Wasson. Chinatown fut conçu avec l’étoffe dont sont faits les rêves.

* The Big Goodbye : Chinatown et les dernières années de Hollywood de Sam Wasson est disponible chez Carlotta Films à partir du 15 juin 2021.