Comment Soy Cuba aurait pu changer le cinéma selon Scorsese

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Soy Cuba

Ah, Cuba ! Sa révolution aux mille images d’Épinal : son docteur argentin, ses soldats aux barbes grisées par la cendre d’énormes puros, ses écoles, ses hôpitaux… Et son cinéma. On le sait moins, mais depuis 1959 et jusqu’à aujourd’hui, la petite île caribéenne compte parmi les places fortes du septième art latino-américain. Elle a son festival réputé, ses stars saluées dans le monde entier, et ses chefs-d’œuvre. Par exemple, Soy Cuba, un long- (très long) métrage de 1964 signé Mikhaïl Kalatozov et restauré en 4K par Potemkine Films l’an dernier. Ouvrage de propagande à la poésie surprenante, œuvre d’une ambition folle sauvée in extremis des profondeurs de l’oubli, Soy Cuba est considéré par Martin Scorsese comme l’un des plus grands films de l’Histoire, rien de moins. Ce jugement justifie à lui seul l’intérêt porté à cette belle réédition. *

Le chef-d’œuvre inattendu

Nous ne sommes pas de ces puristes qui considèrent que l’appréciation d’une œuvre doit nécessairement passer par la compréhension de son contexte. Pourtant, il est des films qui nous donnent tort, et Soy Cuba en fait indéniablement partie puisqu’il se veut un témoin de son temps. Ce temps, c’est celui de 1959. La petite île de Cuba vient de chasser Batista, dirigeant autoritaire à la botte du voisin américain, pour confier son avenir aux révolutionnaires barbudos et leur chef charismatique, Fidel Castro. L’Oncle Sam frémit, tandis que la puissance soviétique sourit de ce nouvel allié idéalement situé. Pour célébrer cette nouvelle alliance, les communistes du froid ont idée d’un film célébrant le triomphe de la révolution cubaine et l’avenir radieux que celle-ci promet à la population locale. Soy Cuba, originellement, est donc un simple film de propagande. Comment donc expliquer l’attraction qu’il conserve près de soixante ans après sa sortie ? Par l’erreur commise par le pouvoir soviétique. Ce dernier compris vite la bienveillance inspirée en occident par la petite île auto-libérée et souhaita mettre toutes les chances de son côté pour faire de son film une véritable carte de visite auprès des intellectuels de tous pays. Il choisit donc, pour mener à bien son projet artistico-diplomatique, un réalisateur fraîchement auréolé d’une Palme d’or : Mikhaïl Kalatozov. Carte blanche et budget illimité, c’est parti pour un tournage long de plus de deux ans.

Quelle drôle d’idée, tout de même, que de confier un bête film de propagande à un véritable artiste ! Les Soviétiques s’en mordront finalement les doigts. Lors de sa projection en 1964, Soy Cuba fait l’unanimité contre lui. Il est jugé trop métaphorique, trop poétique, trop naïf et très vite retiré des écrans. La bobine est posée sur une étagère, promise à l’oubli… Jusqu’à ce que le hasard de l’Histoire la sorte de l’ombre au début des années 1990 (l’URSS vient alors de tomber) et la place entre les mains d’un collaborateur de Martin Scorsese. Le verdict du réalisateur tombe : « Si Soy Cuba avait pu être montré au public en 1964, le cinéma du monde entier aurait été différent ». Trente ans après sa sortie en salles, Soy Cuba était enfin prêt à être vu comme le long-métrage ambitieux, maîtrisé, brillant qu’il est.

Soy Cuba
Soy Cuba

Un fond politique, une forme splendide

Le contexte étant posé, il est temps de répondre à la question initiale : pourquoi Soy Cuba mérite-t-il d’être revu aujourd’hui, alors même que le régime cubain a depuis longtemps montré son vrai visage ? Que puiser dans ce long-métrage de plus de deux heures à la gloire d’un régime épuisé, que les actualités nous montrent aujourd’hui réprimer durement une population qui réclame autre chose ? Peut-on célébrer ce film sans tomber dans le romantisme qu’expriment encore les plus nostalgiques des partisans de gauche ? A toute ces questions répond la beauté formelle du film. Son noir et blanc torride. Ses silences contemplatifs et ses bruitages subtils, comme dosés à la pipette. Surtout, ses plans-séquences hallucinants qui, aujourd’hui encore, donnent des sueurs froides aux professeurs de cinéma chargés d’en décrypter les mouvements de caméra. Tout au long du film, le regard se faufile entre les danseurs de son et de mambo, entre les bras secs des paysans des provinces, dans les rangs d’un peuple qui gronde. Les travellings sont sensuels ou brutaux ; ils donnent le pouls d’un pays en train d’écrire l’Histoire. On remercie la restauration 4K de Potemkine Films de nous permettre de plonger dans la fumée des cigares sucés dans les bars par des gringos aux regards libidineux, des cañaverales en flammes, des rues de La Havane où défilent des cortèges d’étudiants. D’être assailli de tant d’images splendides, le spectateur en oublie la politique. Sa propagande, Soy Cuba ne l’exprime finalement qu’en faveur du cinéma. A voir absolument !

* Soy Cuba est disponible en combo Blu-ray + DVD chez Potemkine.

Copyright photo : Potemkine Films.