Seuls les anges ont des ailes : dans les coulisses d’un classique d’Howard Hawks

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Seuls les anges ont des ailes

Quel est le sport favori de l’homme ? « S’envoyer en l’air » répond Howard Hawks, le plus rusé des renards argentés d’Hollywood. Qu’il embringue de beaux mâles dans un safari (Hatari !, 1962) ou promène des gueules cassées en bateau (Le Port de l’angoisse, 1944), le cinéaste s’amuse constamment à rejouer une drôle de guerre des sexes où les hommes finissent immanquablement par chanceler. Seuls les anges ont des ailes, sorti en 1939, est à la fois une œuvre de transition et un film-somme au regard de son œuvre passée et à venir. A l’occasion de sa réédition classieuse chez Wild Side, retour sur sa production pleine de bruit et de fureur. *

LE SPORT FAVORI DE HAWKS

Les années 30, Hawks les a consacrées à esquisser les archétypes de son cinéma au long d’une quinzaine d’œuvres qui portent chacune son goût pour le travail bien fait, les missions périlleuses, les femmes (en)culottées, les sports mécaniques et les camaraderies viriles. Seuls les anges ont des ailes synthétise les obsessions de son réalisateur, génial artisan farouchement attaché à son indépendance, bien avant les auteurs mégalos du Nouvel Hollywood. Nul doute que Howard Hawks compte parmi les cinéastes les plus intelligents de sa génération. Si on peut lui reprocher d’avoir voulu « gonfler son prestige » sur les dernières années de sa vie – on l’entendra par exemple se vanter d’avoir montré à son ami Victor Fleming comment diriger Autant en emporte le vent (1939) -, impossible de lui renier son flair imparable. Hawks n’est jamais devenu renard. Il l’a toujours été. Ses films témoignent dans l’ensemble de l’incroyable synchronicité de ses goûts avec ceux de son public. Seuls les anges ont des ailes clôt une « trilogie des airs » – entamée avec La Patrouille de l’aube (1930) et prolongée avec Brumes (1936) – au terme de deux décennies durant lesquelles l’Amérique s’est piquée de partir à la conquête du ciel. Le 21 mai 1927, Charles Lindbergh a fait les gros titres de la presse en reliant New York au Bourget à bord d’un simple monoplan, seul et sans escale, en une trentaine d’heures. Dix ans plus tard, le fringuant playboy des airs Howard Hughes se paie un tour du monde en bimoteur qu’il boucle en plus de trois jours seulement. Les acrobaties aéronautiques fascinent jusque dans les salles obscures où triomphent des mélodrames patriotiques hollywoodiens à la gloire des aviateurs : Les Ailes (W. Wellman, 1927), Les Anges de L’Enfer (H. Hughes, 1930), Vol de nuit (C. Brown, 1933) – adaptation du roman éponyme de Saint-Exupéry, Pilote d’essai (V. Fleming, 1938), etc. 

Porté sur les grosses machines et les passe-temps virils dès l’adolescence, Hawks apprend à piloter au cours de son service militaire en 1917 : « Je crois que j’ai dû passer une heure trois quarts en vol, et après ça ils m’ont bombardé instructeur. » Le jeune homme ne verra jamais rien des tranchées de l’autre côté de l’Atlantique. A quelques heures de l’Armistice, il enseigne le pilotage au Texas, puis apprend à repérer des canons en vol dans le ciel de Virginie. L’expérience, frustrante, laisse une marque indélébile dans sa mémoire. Hawks consacre ainsi l’un de ses premiers films, The Air Circus (1928), une oeuvre muette aujourd’hui disparue, à des jeunes pilotes en formation. Les têtes brûlées de son cinéma fréquentent pour la plupart des aérodromes et fricotent avec la mort. Hawks vient à peine de signer un fleuron de la screwball comedy (L’Impossible Monsieur Bébé, 1938) lorsque Harry Cohn, le plus coriace et grossier des nababs à la tête de la Columbia, lui donne carte blanche pour bâtir aussi tôt que possible un véhicule à la gloire de Jean Arthur – dont il souhaite faire la première star du studio – et Cary Grant – qui lui doit encore un film. La proposition tombe à point nommé pour le réalisateur. Ses incursions à la Fox, la MGM et Warner Bros n’ont pas été de tout repos. Être affilié à l’un des Big Five ne l’enchante guère, contrairement à la plupart de ses contemporains. Son indépendance, l’animal sauvage la cultive avec soin. Hawks n’est pas un employé de maison soumis au bon vouloir des moguls. L’amour du risque n’est pas sans conséquence à une époque où un contrat avec un studio garantit d’empocher un salaire à la fin du mois.

Seuls les anges ont des ailes
Seuls les anges ont des ailes

« CALLING BARRANCA, CALLING BARRANCA! »

En 1939, Hawks ne digère pas le flop au box-office de Monsieur Bébé, distribué sous la bannière de la RKO. Il lui faut un succès commercial avec la garantie d’avoir le contrôle créatif total que lui promet le plus génial « fils de pute » à la tête d’une major. Harry Cohn n’est pas convaincu par sa première proposition, une nouvelle adaptation de The Front Page, d’après le succès de Broadway déjà porté à l’écran par Lewis Milestone en 1931. Hawks soumet ensuite un traitement de cinq pages intitulé Plane from Barranca dans lequel il brosse le portrait d’aviateurs « qui peuvent mourir d’une minute à l’autre » en transportant de l’or comme de la nitroglycérine dans un monde hostile. En l’absence de véritable intrigue, le document évoque plus ou un moins une forme documentaire nourrie de l’expérience de son auteur à l’armée et des témoignages glanés auprès de pilotes rencontrés à l’occasion de repérages dans les régions rurales et montagneuses du Mexique où Hawks devait tourner un biopic consacré à Pancho Villa pour le compte de la MGM (Viva Villa ! sera finalement réalisé par Jack Conway en 1934). Le cinéaste fanfaronne-t-il en s’attribuant la paternité du projet ? Un synopsis antérieur à Barranca soumis à la Columbia par une ex-journaliste sème le doute : Plane Number Four, ou l’histoire de cinglés des airs qui bravent les éléments dans « un petit port bananier sur la côte d’Ecuador ». La trame narrative des Anges évoque également une production de la RKO, Flight From Glory (L. Landers, 1937), modeste série B dans laquelle des pilotes traversent les Andes à bord de coucous cabossés…

De septembre 1938 à février 1939, cinq auteurs – dont Eleanor Griffin, qui co-signera plus tard le script de Mirage de la vie (D. Sirk, 1959) – noirciront du papier jour après jour pour donner vie à la bande de doux dingues du service postal aérien de Barranca, un port bananier, sous les ordres de l’intrépide « Geoff » Carter (Cary Grant), archétype du cowboy baroudeur entre Gary Cooper et le John Wayne de Rio Bravo (1959), soit un type droit dans ses bottes, intègre et loyal, du genre à jouer son destin à pile ou face. Débarque dans cette communauté virile la pétulante Bonnie Lee (Jean Arthur), une chorus girl – énième déclinaison de la femme hawksienne en pantalon, le phrasé lapidaire, le verbe cinglant – qui regarde les hommes s’envoyer littéralement en l’air et « se faire allumer » leurs cigarettes pendant qu’elle pianote « Some of these days ». Le romantisme blasé, la masculinité cynique : on reconnaît bien ici la patte de Jules Furthman, l’un des plus talentueux scénaristes de sa génération qui signera également trois des meilleurs films de Hawks, Le Port de l’angoisse (1944), Le Grand Sommeil (1946) et Rio Bravo. Dans la galerie des archétypes, mentionnons également l’antagoniste au grand cœur, MacPherson, pilote en disgrâce, et sa femme, Judy, sulfureuse brune au lourd passé. Hawks ne dément pas ici sa réputation de « faiseur de stars ». Il redore une dernière fois le blason d’une ancienne vedette du muet en confiant le rôle de MacPherson à l’excellent (mais oublié) Richard Barthelmess, autrefois tête d’affiche de La Patrouille de l’aube. Le visage de l’acteur porte encore les cicatrices d’une récente opération de chirurgie esthétique censée estomper les stigmates d’une vieillesse prématurée. Hawks, plus génial que roué, comprend que ces sillons creusés à même la peau raconte l’histoire de son personnage et lui refuse donc de passer au maquillage. Son autre coup d’éclat, il l’accomplit en découvrant une ancienne danseuse qui végète dans les faubourgs de Los Angeles depuis trois ans, sans avoir obtenu le moindre grand rôle. Elle s’appelle Rita Hayworth. Le cinéaste se laisse séduire par son visage « que la caméra adore » et lui propose le rôle de Judy sans hésiter… Ou presque. Une légende hollywoodienne raconte que le jeune agent d’Hayworth, George Chasin, futur representative d’Hitchcock aux États-Unis, aurait talonné le réalisateur pendant des jours pour le convaincre d’engager sa cliente au lieu d’une certaine Dorothy Comingore – à laquelle Welles offrira un an plus tard son seul grand rôle au cinéma dans Citizen Kane (1941).

L’étincelle érotique de Rita Hayworth embrase pour la première fois l’écran dans Seuls les anges ont des ailes. En plateau, Howard Hawks ne la trouve pourtant pas « terriblement sexy » mais lui reconnaît une « qualité sexuelle qui passait à l’écran ». Le réalisateur n’épargne pas son casting féminin. S’il se « contente » de reprocher à Jean Arthur son manque d’ironie et relègue en conséquence son personnage à l’arrière-plan, Hawks s’acharne sur Hayworth, handicapée par son inexpérience et sa timidité. A sa demande, Cary Grant verse deux seaux d’eau glacée sur la tête de la jeune comédienne, incapable de jouer une scène d’ivresse. Stoïque, Hawks ne se laisse pas plus impressionner par le petit minois de sa « petite écervelée » que par les aléas climatiques dont la production fait les frais. Son équipe tourne à l’hiver 1938 pendant quarante-deux jours sous une immense tente en toile goudronnée balayée par la pluie et les vents au Columbia Ranch. Non loin de là, Capra reconstitue une lamaserie tibétaine pour les besoins de son nouveau film, Les Horizons Perdus. Les deux productions se partagent d’ailleurs un acteur, le débonnaire Thomas Mitchell, pilote roublard porté sur la boisson dans Seuls les anges ont des ailes. Malgré les intempéries, Hawks est toujours tiré à quatre épingles et prend son temps. Ce rythme de travail plutôt lâche provoque l’inquiétude d’Harry Cohn, interdit de plateau. Le tournage s’achève finalement avec un mois de retard. Hayworth fait alors une rencontre décisive pour la suite de sa carrière. Une nouvelle recrue de la Columbia est appelée en dernière minute pour tourner des scènes complémentaires : Charles Vidor. Le réalisateur dirige Hayworth pendant deux jours. Ils se croiseront à nouveau un an plus tard dans un remake d’un film de Marc Allégret (The Lady in Question) puis dans une comédie musicale avec Gene Kelly (Cover Girl, 1944) avant d’offrir au studio son plus grand succès des années 40, Gilda (1946).

Las et inquiet, Harry Cohn dévoile sa nouvelle production au public à peine une quinzaine de jours après les dernières prises de vues. La presse suit. Le public le boude très vite, particulièrement à New York où l’exposition universelle attise davantage la curiosité. S’il ne renfloue pas outre-mesure ses caisses, Seuls les anges ont des ailes offre à la Columbia sa première vraie vedette, Rita Hayworth, largement plébiscitée par le public masculin. Cohn augmente aussitôt le salaire de la starlette d’une centaine de dollars et lui promet un avenir radieux. Hawks, lui, n’a pas la tête aux mondanités depuis que le mogul lui a donné le feu vert pour réadapter The Front Page sous le titre de His Girl Friday (1940). Cohn souhaite d’ailleurs réunir le duo des Anges. Cary Grant accepte. Jean Arthur, encore traumatisée, est aux abonnés absents. Hawks prétendra l’avoir entendue se lamenter de ne pas avoir à nouveau tourné sous sa direction après la sortie du Port de l’Angoisse

Seuls les anges ont des ailes
Seuls les anges ont des ailes

QUAND LES ANGES S’ENVOIENT EN L’AIR

Seuls les anges ont des ailes compte pour sûr parmi les meilleures productions hollywoodiennes de la prolifique année 1939, au même titre qu’Autant en emporte le vent, Le Magicien d’Oz ou encore M. Smith au Sénat (F. Capra). Promis à la première édition cannoise reportée à quelques heures la Seconde Guerre Mondiale, le film inaugure une décade prodigieuse dans la carrière de son réalisateur. Hawks invente le cinéma américain, comme l’affirme John Carpenter, sans doute son héritier le plus direct. Big John s’inspire de sa mise en scène âpre dès son premier film, Assaut (1976), un western urbain en huis clos. Le dispositif claustrophobique traverse la suite de sa filmographie, de la station isolée de The Thing (1982) – d’ailleurs remake d’une série B officieusement réalisée par le Renard argenté d’Hollywood – en passant par la prison à ciel ouvert de New York 1997 (1981). Les gimmicks hawksiens hantent de même le microcosme carpentérien. Ainsi de la clope au bec que les pilotes de Barranca ne cessent de rallumer : Snake Plissken la savoure avant d’éteindre le monde dans Los Angeles 2013 (1996). Hawks et Carpenter peuplent chacun leur cinéma du même genre de personnage : des hommes d’un vieux monde révolu où l’humanisme se mesure à la loyauté et à la force du bras. Les pilotes de Barranca multiplient ainsi les démonstrations de bravoure dans un monde où exister exige de se surpasser. Le spectre de Sartre n’est pas loin… Peu porté sur le bavardage philosophique, le réalisateur badigeonne de cynisme la carapace de ses protagonistes masculins, des célibataires endurcis qui ne se laissent jamais embrasser. Inutile d’attendre un baiser final romantique, Hawks nous le refuse et bouleverse ainsi la dynamique des genres. Mieux : Seuls les anges ont des ailes déborde d’une tension homo-érotique latente déclinée en œillades langoureuses. Ici seuls les hommes s’envoient en l’air et traversent des cols à bord de gros engins… Quand on ne largue pas des bombes sur des nids d’aigles, on redoute d’être cloué au sol avec des femmes qui tentent désespérément de détourner les pilotes de leurs pulsions de mort. « Tu vas me tuer de ne pas me laisser me tuer » assène ainsi Geoff à Bonne Lee, éperdue d’amour, avant de s’envoler pour une dernière mission périlleuse. Le féminin domestique et menace donc d’émasculer. Seuls les anges ont des ailes s’achève sur la promesse d’un amour pas encore consommé. Some of these days

* Seuls les anges ont des ailes est disponible en édition Mediabook Collector chez Wild Side Vidéo.

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