En 1982, Sylvester Stallone clôturait (temporairement) la trilogie Rocky avec l’un des opus les plus discutables de la saga consacrée à Balboa. Face à « l’exotique » Clubber Lang (Mister T), l’Étalon italien imposait définitivement la domination blanche au beau milieu des années Reagan. Après avoir apaisé les ardeurs de son ancien challenger (Apollo Creed), voici désormais qu’il s’arroge ses services pour apprendre à « danser » comme lui et ainsi venir à bout de son ennemi, un « boxeur de couleur ». Il faudra attendre l’ultime volet de la franchise pour que Balboa n’affronte une nouvelle fois un adversaire afro-américain. En envoyant Lang au tapis, la Fierté de Philadelphie achève de vaincre le « versant prolétaire de l’altérité », écrit Loïc Artiaga dans son essai Rocky, La revanche rêvée des Blancs. Pour fêter le quarantième anniversaire de L’Oeil du Tigre, nous lui avons proposé de rembobiner le match Balboa/Clubber Lang.
AUTOUR DE ROCKY III
Boris Szames : Que se passe-t-il dans le « vrai » monde de la boxe lorsque sort Rocky III ?
Loïc Artiaga : Qu’est-ce que le « vrai » monde de la boxe ? L’après-guerre consacre le statut médiatique et spectaculaire de ce sport, à une échelle globalisée. Des boxeurs sont des icônes mondiales, leurs exploits nourrissent la culture de masse où les transactions entre fiction et réalité sont courantes. D’une certaine façon, Rocky participe au début des années 1980 au « vrai » monde de la boxe, celui qui est d’abord consommé comme un spectacle médiatisé. Si on admet une frontière plus franche entre fiction et réalité, il faut évoquer le moment exceptionnel que vit ce sport chez les poids moyens, avec Duran, Hagler, Hearns, Leonard. Il faut attendre l’avènement de Mike Tyson pour que la catégorie des lourds revienne pleinement sur le devant de la scène.
Où en est Rocky dans sa carrière avant d’affronter Clubber Lang ?
De façon très habile, le film jette d’emblée le doute sur les performances passées de Rocky, champion du monde (trop) protégé par son entourage. Il a donc tout à prouver au spectateur, qui le voit opposé à un nouveau challenger.
Quel genre d’adversaire est Clubber Lang ?
D’un point de vue pugilistique, il peut annoncer des poids lourds comme Mike Tyson, agressifs, rapides. Le film s’ouvre sur un match de catch et les deux combats entre Rocky et Lang en assume la violence exagérée. Lang bondit sur son adversaire, l’invective… Il faut cependant entendre la diatribe de Lang lorsqu’il défie Balboa. Il se présente comme plus authentique, plus « politique » aussi que son adversaire. Lang représente le versant prolétaire de l’altérité noire, introduite à travers Creed dans les premiers films. Mais dans une mise en scène parfaitement binaire, il apparaît surtout comme un méchant caricatural. Comme Ivan Drago dans Rocky IV, il est plus proche de la machine à tuer que du modèle de l’athlète classique. Les combats entre Balboa et Lang se détachent, dans leur structure, du schéma classique des matchs de Rocky, généralement longs. Mais, comme à son habitude, le héros souffre – physiquement et moralement – porte même le deuil. Dans l’économie générale de la série, il doit souffrir, de façon visible, pour que le spectateur admette et soutienne son déchaînement final de violence vengeresse. Lang apparaît comme un athlète particulièrement antipathique et hostile. Il n’y a pourtant pas besoin de trop forcer le trait : dans le domaine du sport, le contexte racial est suffisamment exacerbé pour que même l’impassibilité des athlètes des minorités constitue une source d’acrimonie. L’indifférence pour le public du basketteur Kareem Abdul-Jabbar, détaché comme peut l’être le musicien Miles Davis lorsqu’il joue en tournant le dos à la salle , est par exemple interprétée par une partie du public blanc comme une forme de défiance à son égard. Un « bon » athlète noir doit assurer le spectacle, sourire, éviter de parler politique et dans le cas de la boxe laisser triompher ses adversaires de type caucasien.
Où en est-on dans l’arène politique ?
Rocky III (1982) se situe entre Reagan I (1980) et Reagan II (1984), soit dans ce qui constitue un temps fort de la révolution conservatrice qui touche les États-Unis et l’Europe. Il s’agit tout à la fois d’endiguer la contre-culture et le pouvoir de la « nouvelle classe », née du libéralisme interventionniste, en soutenant une forme de restauration morale. Le cinéma d’action est au diapason de cette nouvelle donne culturelle – Stallone parle à propos de sa propre production de « films d’action moraux ». Il s’agit dans ces fictions de débarrasser la société d’adversaires qui tous incarnent des idéaux-types identifiés comme des cibles des conservateurs. Dans cette quête, l’individu ne peut toutefois compter que sur ses propres ressources. Rocky, qui n’a finalement que ses poings comme arme et son corps comme rempart, est un parfait exemple de ces héros nouveaux – différents des policiers, des militaires ou des agents secrets qui peuvent se reposer sur le soutien d’un État. Rambo (1982) qui s’en sort seul face à la police et à l’armée est dans une veine proche, même si le propos du film diffère.


DANSER COMME APOLLO CREED
Les corps n’ont jamais autant été homo-érotisés que dans Rocky III. Pourquoi, selon vous ?
On pense tous (en souriant) à la scène fameuse où Apollo Creed et Rocky s’ébrouent « amicalement » sur la plage. Elle témoigne de ce que Virginie Despentes écrit à plusieurs reprises sur les amitiés viriles, sur ces « mecs », ces potes qui « s’aiment » tellement. La nouvelle façon de filmer les corps – différente de celle des premiers opus – fait de Rocky III un film sur la culture du fitness, sans doute autant que sur la boxe. Le personnage devient un corps fait pour être regardé, il est mis en scène dans des entraînements publics qui sortent des routines pugilistiques. Le film enchaîne les séquences chorégraphiées semblables à des clips où le corps en mouvement est mis en valeur. Il est intéressant de voir que cette exhibition nouvelle des corps masculins se fait au prix d’une surenchère dans l’hétéronormie : le sous-texte homo-érotique s’efface et c’est bien Adrian, la femme de Rocky, qui est désignée comme la véritable spectatrice des exploits de son mari : elle le regarde s’entraîner et se battre, convoquée sur le ring comme pour constater la victoire finale.
Que nous raconte le corps, du moins les nouvelles transformations physiques, de Sylvester Stallone dans le film ? Quelle virilité incarne-t-il ?
Rocky, considéré comme un « pauvre type » (« bum ») dans le premier film, est devenu un de ces « hard bodies », forts, masculins, hétérosexuels et blancs que célèbre la New Right, et qu’elle oppose aux « soft bodies », que la doxa ramène sans cesse à sa prétendue dépendance à l’aide sociale, au crime, à la toxicomanie, au corps de l’Autre, femme, gay, Noir, Asiatique ou Latino. Peu doué d’un strict point de vue technique, comme tous les commentateurs qui se penchent s’accordent à le noter au fil des films, Balboa adapte son corps sans doute plus que sa façon de boxer à ses principaux adversaires. Il maigrit, prend du poids, concentre sa préparation sur la force ou sur la vélocité, rarement sur la technicité. Défait par Clubber Lang, il descend ainsi pour la revanche au poids d’un mi-lourds, à 191 pounds, pour gagner en rapidité. L’imitation, suivant parfois des logiques absurdes, apparaît comme un ressort majeur de sa préparation. C’est dans un club composé de boxeurs noirs qu’il s’entraîne pour battre Lang. Balboa apprend, avec difficulté, à « danser comme Apollo Creed », autrement dit comme un Noir. La polarisation raciale de la société américaine transforme de fait Balboa, sans qu’il ait besoin de produire sur la question un discours particulièrement charpenté, en champion des Blancs dans la lutte pour la suprématie virile. Son ascèse le place du côté des pères fondateurs du sport moderne, pour qui la virilité n’est pas simplement accroissement du muscle, mais aussi du contrôle et du sang-froid, dans une perspective d’endiguement des désirs. Balboa incarne une masculinité de contrôle, celle dont se saisissent alors certains hommes des classes populaires américaines confrontées à la crise économique. Bousculés par les transformations des rapports domestiques, les nouvelles positions sociales occupées par les femmes et l’aboutissement de leurs revendications, ils font de la maîtrise ascétique de leur corps et de leurs passions une fin en soi – soi devenant le seul espace sur lequel une emprise complète est désormais possible. Robert « Rocky » Balboa ajoute une dimension sacrificielle à son incarnation de la masculinité. Ses adversaires principaux sont souvent différents, hâbleurs, provocateurs, arrogants. Sur le ring, la joute virile apparaît aussi comme une confrontation de différentes incarnations de la masculinité, une lutte pour sa définition.


LE MARTY BLANC
A partir de Rocky III, on a l’impression que Balboa se sacrifie pour une cause. Peut-on parler d’une conscientisation claire du « martyr blanc » ?
Tout l’intérêt de cet opus comme des autres – à part sans doute Rocky IV – est de ne jamais proposer un positionnement parfaitement explicite du personnage. Il n’y a pas, par exemple, de propos racistes dans la bouche de Balboa. La place prise par les questions intimes dans la série permet en apparence de déporter les enjeux : les films ne parlent pas de la famille, mais de la famille de Balboa. Ces fictions fournissent du contenu latent, qui peut s’activer chez le spectateur, en fonction du contexte et de l’évolution des mentalités et des sensibilités. Ainsi on a souvent préféré voir la dimension sociale du personnage, qui peut incarner dans la saga la « décence ordinaire », les valeurs de sacrifice et d’abnégation, en restant aveugle face à la question raciale posée par la série.
Rocky n’affrontera plus un boxeur afro-américain avant 2006 dans le dernier opus de la franchise. Est-ce une volonté consciente de Stallone ?
Dans Rocky, les identités raciales sont figées et cantonnées à des stéréotypes, sauf pour le personnage principal, capable de se réinventer. Les adversaires de Rocky s’effacent au cours de la saga, le personnage principal absorbant leurs attributs (le short et le titre de Creed), leur popularité (c’est Rocky qui emporte finalement l’adhésion des Russes dans Rocky IV) et même leur hexis corporelle et leurs techniques – c’est tout l’enjeu de la préparation physique du héros dans Rocky III. Après Rocky III, le personnage a réglé son compte à la menace des masculinités noires, il n’y a par ailleurs plus besoin de se mesurer à un clone de Mohammed Ali, rentré politiquement dans le rang et malade. D’autres cibles peuvent alors se révéler : l’ennemi soviétique puis, dans Rocky V, le jeune athlète de la génération X, décriée dans l’Amérique d’alors.
La franchise de Stallone est-elle raciste, à l’aune de Rocky III ?
La série propose un univers fortement polarisé par la question raciale, dominé par ce que l’on pourrait appeler un white gaze. Celui-ci évolue bien évidemment avec le temps et la reconfiguration des sensibilités sociales : le propos n’est pas tout à fait le même dans les Creed, même si ceux-ci sont aussi marqués par la question raciale, réagencée (Balboa ne boxe plus mais est « aux commandes » de la carrière du boxeur africain-américain, reproduisant de façon fidèle la répartition des responsabilités dans le monde du sport, où les positions stratégiques sont majoritairement occupées par des Blancs).
Rocky : La revanche rêvée des Blancs, de Loïc Artiaga (Les Prairies ordinaires, 225 p., 18€).