Pourquoi faut-il revoir Blonde Vénus ? La question n’a rien d’une évidence. À l’heure où les salles obscures restent dominées par la dynastie Marvel et l’imaginaire captif de la réalité virtuelle, difficile d’imaginer qu’un film en noir et blanc de 1932 puisse charmer les foules. Même le nom de Marlène Dietrich n’apparaît pas comme un argument valable. La faute peut-être à un star-system hollywoodien qui enterre ses mythes aussi vite qu’il n’en forge, à quelques exceptions près. Avec Blonde, Netflix n’entretenait-il pas le mythe Marilyn l’an dernier ? À quand donc un biopic sur l’immense Marlène ? À défaut de répondre à cette question, voici quelques raisons qui méritent de (re)découvrir Blonde Vénus. Les classements à la Konbini n’ont qu’à bien se tenir !
L’apothéose du duo Sternberg/Dietrich

Nous sommes en 1930. Josef von Sternberg s’apprête à tourner L’Ange bleu pour le compte du studio allemand UFA. Une dizaine de long-métrage à son actif font de lui un cinéaste chevronné. Pour autant, Josef von Sternberg se sait attendu au tournant. Si L’Ange bleu a été conçu pour renflouer les caisses du studio en difficulté depuis le tournage pharaonique de Metropolis (F. Lang, 1927), le cinéaste sait qu’il risque gros. Après avoir auditionné nombre d’actrices, il décide de conserver, contre l’avis du studio, une dénommée Marlène Dietrich pour camper l’un des rôles principaux. Qu’importe si la vedette du film, Emil Jennings, lui affirme qu’il se repentira de sa décision, Josef Von Sternberg en est sûr, c’est Marlène qu’il lui faut. Le réalisateur a trouvé sa muse. L’actrice a trouvé son mentor. Marlène Dietrich et Josef von Sternberg ne tourneront pas moins de sept long-métrages en sept ans. Cinquième collaboration, Blonde Vénus signe l’apothéose du couple de cinéma le plus célèbre des années 30. C’est avec Blonde Vénus que Marlène Dietrich entre définitivement au panthéon des actrices inoubliables. Celles dignes de figurer dans le classement « des plus grandes actrices de tous les temps » dressé par le prestigieux American Film Institute.
Le visage de Marlène

Blonde Vénus consacre définitivement le mythe Marlène. La star fascine. Son incroyable photogénie irradie l’écran par-delà le noir et blanc et produit un effet comparable à une icône, jusqu’à en incarner une pour le public. L’actrice anticipe ce que Walter Benjamin théorisera trois ans plus tard dans L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Blonde Vénus mythifie le visage de la star. En parfait Pygmalion, Josef von Sternberg a très bien conscience de magnifier sa créature. Marlène Dietrich avait-elle connaissance des travaux de Walter Benjamin ? On peut se poser la question. Car si le cinéaste multiplie à dessein les gros plans, comme dans ces scènes où la star chante face caméra, la comédienne, elle, a parfaitement saisi l’opportunité d’une telle mise en scène. Marlène Dietrich sait l’effet qu’elle produit aussi bien sur les protagonistes du film que sur le public. La muse de Josef von Sternberg sait que le personnage d’Helen Faraday lui permet, en retour, de consolider sa légende. Tour à tour mère aimante, épouse fidèle, chanteuse chevronnée ou vagabonde sans le sou, le film offre à l’actrice un écrin qui lui permet d’exprimer l’étendue de son talent – et de jouer avec ses propres doubles. Blonde Vénus annonce avec vingt ans d’avance un autre mythe, Monroe, avatar blond-vénusien. A la différence de Marilyn, l’ange allemand a su trouver la bonne distance avec son image de déesse de l’écran. Marlène ne se donne pas au public. Un mythe s’admire, il ne se déchiffre pas.
Josef Von Sternberg fait sa Nana

Un mythe peut en en cacher un autre. Avec Blonde Vénus, Josef von Sternberg, cinéaste allemand expatrié aux États-Unis, puise dans la culture littéraire française en s’inspirant directement du roman Nana d’Émile Zola. Publié en 1880, l’ouvrage relate l’ascension éclair d’Anna Coupeau dite Nana, une jeune fille à la beauté ravageuse qu’on vient applaudir au théâtre dans Vénus Blonde. Que le nom du film de Sternberg soit la traduction anglaise de la pièce dans laquelle joue Nana ne doit rien au hasard. Si la représentation théâtrale prend des accents mythologiques chez Zola, le show se pare de l’imagerie colonialiste devant la caméra de Sternberg. Helen Faraday parade dans un costume de gorille, tandis que des jeunes femmes maquillées en noir performent des petites « sauvageonnes » pour flatter les fantasmes d’un public blanc avide de féeries « exotiques ». Ni la Vénus de Zola ni celle de Sternberg, toutes deux objectifiées, n’échappent à l’imaginaire patriarcal. Si le roman de Zola évoque une époque où le corps féminin constitue la meilleure des réclames publicitaires, le film de Sternberg dévoile – par une mise en abyme – le destin des gloires hollywoodiennes enchaînées aux studios et leurs nababs. Le mythe Marlène, poule aux œufs d’or, sert avant tout d’argument commercial afin de booster le box-office. Le mythe fait vendre, les studios l’ont bien compris. Le septième art ne cessera, dans la lignée de Marlène Dietrich, de créer des Vénus pixélisées. Elles s’appelleront Joanne, Bette ou Marilyn…
Marlène Dietrich se moque de la desperate hoursewife

Plus iconoclaste que jamais, Sternberg fait porter la culotte à sa muse. Marlène Dietrich incarne une mère de famille, Helen Faraday, qui remonte sur scène pour financer le traitement médical de son mari Edward. Marlène Dietrich ne pouvait camper ce rôle de desperate housewife sans s’en moquer allègrement. Avec son mari cloué au lit, le scénario de Blonde Vénus casse les codes en même temps qu’il égratigne le mythe de l’homme actif et courageux. La provocation avait de quoi faire bondir le public américain conservateur des années 30, d’autant plus quand une mère de foyer cède aux avances d’un homme politique pour payer la cure de son mari. Josef von Sternberg rue dans les brancards de la bien-pensance américaine, plus tard érigée en code lorsque l’érotisme deviendra la bête noire des studios. Avec son sourire carnassier, Marlène Dietrich insuffle à son personnage une canaillerie toute légendaire (qui participe aussi grandement à son charme). Helen Faraday déjoue les stéréotypes masculins, à commencer par ceux de son mari à qui elle avoue ses infidélités. La desperate hoursewife n’aime pas plus son amant qu’elle ne regrette cette liaison. Edward Faraday, lui, ne peut supporter l’affront de sa femme trophée. La pécheresse doit être punie. S’ensuit alors une course-poursuite entre le mari trompé et une femme en quête de liberté. Blonde Vénus anticipe ici le cinéma de Cassavetes et son cultissime Gloria (1981).
Blonde Vénus de Josef von Sternberg est disponible sur Ciné + en février 2023.