Une route sans fin où le regard ne parvient à se fixer. La dégaine patibulaire d’un hobo au crépuscule. En contre-champ, les yeux grands ouverts d’un enfant sauvage. Une expression d’étonnement sur son visage. En latin, extonare, frappé par la foudre. L’orage a déjà éclaté lorsque s’achève Mad Max 2. Le héros éponyme, un « road warrior », est revenu d’entre les morts. Sa proche étape, le Dôme du Tonnerre. Son au-delà, une oasis perdue en plein désert. Une « route de la furie » hantée par des fantômes égarés. La quadrilogie Max Max de George Miller dépeint l’absolu, une totalité insaisissable. C’est aussi le projet du nouvel ouvrage publié aux éditions Playlist Society, Mad Max, Au-delà de la radicalité, brillant exercice analytique qui tente d’appréhender une œuvre intense et mutante en quatre chapitres.
C’EST PLUS QUE DE LA SF
Au départ, une série de podcasts sur la saga Mad Max enregistrée pour le label C’est plus que de la SF sous la direction du journaliste Lloyd Chéri. Défilent au micro à tour de rôle Manouk Borzakian, Alexandre Mathis, Élise Lépine, Erwan Desbois et Nico Prat. Le casting de Mad Max, au-delà de la radicalité est réuni. Chacun a littéralement voix au chapitre, le dernier se chargeant de brosser les portraits croisés de George Miller et « Mad » Mel Gibson. Quatre films vus par quatre auteurs, donc. L’exercice peut paraître scolaire, voire convenu. Pourtant, chaque soliste teinte d’une couleur toute particulière sa partition dans l’interprétation d’une symphonie dissonante mais prodigieusement cohérente. « La magie du travail collectif » avance Lloyd Chéri au terme de sa préface. C’est pourtant à un coyote solitaire, George Miller, que l’on doit cette partition orchestrale. Parti d’une paisible bourgade du Nord-Est de l’Australie pour faire sa médecine un peu plus au Sud du côté de Sydney, le pilier des « kiddy matinees » prend davantage son pied devant les acrobaties des Keystone Cops que parmi les corps exsangues de ses camarades étudiants. Vingt-quatre images par seconde projetées violemment sur la rétine pendant quatre-vingt-dix minutes d’affilée en moyenne. La cadence est infernale. Miller, lui, est subjugué. « Nous vivons dans une culture de la vitesse » expliquera-t-il en 1980 dans les pages de L’Écran Fantastique. Le projet Mad Max repose sur un paradoxe. En appuyant délibérément sur l’accélérateur, Miller met en scène une force concrète que rien ne peut contraindre et lui oppose un archétype, Mad Rockatansky, un flic de la Main Force Patrol. Dans ce monde au bord du chaos, les corps se substituent à l’automobile. Tarantino se souviendra d’ailleurs de sa trique devant les car movies produits à la pelle en Australie dans les années 70. George Miller a un plus grand projet : montrer un monde désenchanté qui a perdu ses idoles. Retour à la case départ, à la « case nature » écrit très justement Manouk Borzakian qui convoque le Léviathan de Hobbes dans son chapitre consacré au premier Mad Max. L’auteur recontextualise le geste radical de George Miller dans une époque et sa trame socio-politique. Les beatniks d’Easy Rider ont mordu la poussière. L’époque est aux désillusions, aux chocs pétroliers et à la déferlante néo-libérale sur fond de frénésie punk. Max perd son humanité. Un spectre hagard perdu dans l’Outback.


UN PORTRAIT DE GEORGE MILLER
« L’homme ordinaire était pulvérisé » rappelle Alexandre Mathis dans son chapitre « L’empire d’essence », reprenant la voix off qui ouvre et clôt Mad Max 2, œuvre post-apocalyptique matricielle dont le cinéma bis italien têtera les mamelles jusqu’à plus soif tout au long des années 80. L’auteur décrypte dans un texte limpide les influences et l’imagerie du second opus de la saga, entre clins d’œil au massacre de Fort Alamo, réminiscences des Templiers et allusions à la culture BDSM gay « popularisée » par William Friedkin dans le très sulfureux La Chasse (1981), arrivé en Australie cinq mois avant les États-Unis. En filmant des personnages à la marge, George Miller devient paradoxalement le centre de l’attention. Mad Max, Au-delà de la radicalité brosse d’ailleurs en filigrane le portrait d’un artiste à fleur de peau, moins fasciné par la violence que par l’émotion qu’elle provoque. Cinéaste du trouble et du mouvement, Miller réalise son œuvre la plus intime avec Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre, troisième opus de facture plus hollywoodienne avec sa tête d’affiche, Tina Turner, et son budget conséquent de 10 millions de dollars, soit trois fois le budget cumulé des deux premiers volets de la saga. Dans son chapitre « L’écho du deuil », Élise Lépine relève un vrai défi haut la main: rendre justice à une œuvre malaimée, mâchouillée et vite digérée. Un pastiche spielbergien d’une naïveté sidérante. Mel Gibson se vante aux journalistes de Métal Hurlant de n’avoir qu’à émettre « quelques borborygmes » pour interpréter le guerrier maladroitement vieilli avec une poignée de mèches blanches. Le vrai « visage […] de l’abjection » (cf. Serge Daney, Trafic 4, 1992), c’est celui d’un capitalisme vorace agrégé dans un supergroupe, USA For Africa, derrière un tube caritatif, « We Are The World ». Elise Lépine tire ingénieusement le fil d’une étrange pelote dans son analyse critique de Mad Max 3, éclairant sous un jour nouveau la disneylandisation apparente du cinéma de George Miller. Le réalisateur porte le deuil de Byron Kennedy, l’homme qui l’a détourné du droit chemin de médecine pour s’en aller avaler du bitume. Les happy ends n’existent pas au-delà du dôme du tonnerre. « Deux hommes entrent, un homme sort ». La règle édictée par la reine-mère Entity porte dans son ADN le cynisme de son époque, voire d’une civilisation toute entière. « George Miller prouve que les lois impitoyables de ce monde post-apocalyptique pourrissent tout » peut-on lire au terme de l’un des meilleurs chapitres du livre.


MAD MAX, UN CINÉMA TOTAL
« De bruit et de fureur ». Erwan Desbois apporte en ces termes son éclairage sur le dernier opus d’une quadrilogie appelée à devenir une pentalogie l’an prochain avec Furiosa, prequel de l’épisode le plus acclamé d’une saga ressuscitée à loisir par son créateur. George Miller a remis ses pendules à l’heure. L’univers masculinocentré de Max Max ouvre ses portes au féminin. Fury Road est un véhicule lancé à toute vitesse dont on ne ressort pas indemne. Une expérience de cinéma total, l’illusion parfaite d’un monde qui empeste le pétrole et les chairs putrides. Derrière le masque de Max, le musculeux Tom Hardy. Le cowboy rustre et solitaire s’embarque dans une chevauchée des Walkyries bruyante en direction d’une terre verte qui n’existe pas, un écho au Dôme du Tonnerre qui semble ne pas exister dans l’arc narratif poursuivi par Fury Road. George Miller remet ses pendules à l’heure. Les mâles toxiques pourchassent désormais les Amazones guerrières auxquelles Max a cédé sa place. Le spectacle de l’après-monde prend la forme d’une caravane foraine peuplée de perchistes assassins, de musiciens aveugles et de sinistres clowns kamizakes. Erwan Desbois s’attache à montrer comment l’économie du cinéma de Miller parvient ici à renverser un ordre universel et convainc à force d’arguments du profond humanisme de son auteur. Et c’est peut-être là la vraie ambition du nouvel essai de Playlist Society : faire l’éloge d’un créateur cabossé mais résilient, persuadé de la possibilité de faire société dans un monde de dingos. Un vrai plaisir de lecture !
Mad Max, au-delà de la radicalité, de Nico Prat, Manouk Borzakian, Alexandre Mathis, Elise Lépine, Erwan Desbois. Préface de Lloyd Chéri. Playlist Society. 14 euros.