Les plantes font leur cinéma : une autre image de l’âme du monde

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La sortie du livre Les plantes font leur cinéma : De la petite boutique des horreurs à Avatar de Katia Astafieff est l’occasion de refaire le lien entre le monde végétal et les expérimentations esthétiques du cinéma des années 1920-1930, et, à travers l’apport scientifique de son étude, d’explorer à nouveau cette relation féconde entre le devenir signifiant de l’image et l’accomplissement vital de la nature organique.

L’association des plantes et du cinéma produit une étrange vision. C’est pourtant cette étrangeté qui assure l’adhésion de l’image végétale à l’oeil cinématographique, alors réunies en un projet commun, celui de révéler la puissance extatique du réel, de réveiller les virtualités métamorphiques de la nature semblable au montage animiste des cellules séquentielles du dispositif filmique. Sergueï Eisenstein, dans ses Écrits sur le cinéma (éd. L’Harmattan), confie rechercher, dans sa pratique cinématographique, cette « extase » phénoménale, cette « sortie hors de soi » de la vitalité organique, dont l’idée de « croissance » est le saut qualitatif provoquant un désordre général de la représentation, le passage de la figuration homogène à l’hétérogénéité visionnaire de l’image. Cette transition différentielle, le réalisateur l’appelle la « plasmaticité » : mouvement originaire du vivant, le devenir « protoplasmatique » est la coïncidence organique de « l’âme » naturelle et de la chair humaine, que le cinéma, par la mouvance de ses formes, son altération du regard, est à même de rendre sensiblement présente. Cette proto-imagerie du végétal met non seulement en évidence le renversement esthétique du cinéma alors conçu dans les années 1920-1930, mais bouleverse également l’appréhension philosophique de l’humanité, dont « l’intimité perdue » (cf. Écrits sur le cinéma, éd. Seghers) serait à retrouver dans la rupture plastique de ses limites, l’ouverture inconnue aux mutations universelles de l’être.

Paramount Pictures
DreamWorks Pictures
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UNE IMAGE SINGULARISANTE DU CINÉMA

Les plantes font leur cinéma nous montre en effet que le cinéma est devenu le témoin privilégié de cette fascination humaine pour le contact primordial avec l’origine oubliée du continuum vital. Qu’il s’agisse des séquoias dans Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock ou des roses d’American Beauty (1999) de Sam Mendes, le végétal, loin de se réduire au décor, est en vérité la nervure ontologique de l’image cinématographique, imposant un déplacement du régime symbolique de l’ordre figuratif à la signification vitale de l’expression : le sens est littéralement la direction empruntée par la métamorphose organique du vivant, et c’est cette animation qui est la dimension proprement signifiante de l’image. La classification thématique des chapitres est en cela éclairante : de « l’horreur végétale » aux « plantes et la mort », de « l’astrobotanique » à « éthique et génétique », les plantes nous relient à l’endosmose initiatrice de la nature vivante, où vie et mort, admiration et répulsion, composent la dualité immémoriale, la condition conflictuelle de tout être vivant. Le végétal et le cinéma partagent, parce qu’ils sont tous deux la rencontre de l’élan vital et de la matière, cette même vocation à déloger la rationalité individuellement close pour lui y substituer l’esprit du corps agrandi de la vie organique, que seule l’image cinématographique, en tant qu’intrication évolutive de l’animé et l’inanimé, peut raviver dans le cœur endormi de l’homme (post)moderne. Cette condition (in)humaine, attirante et dérangeante, signifiée dans la végétalisation de l’image, est justement, pour Jean Epstein, contemporain d’Eisenstein, le destin de cette « immense bête dont les pierres, les fleurs, les oiseaux sont des organes exactement cohérents dans leur participation à une unique âme commune » que la spécificité du dispositif cinématographique célèbre et transfigure.

S’il est l’occasion de réinvestir cet enracinement énergétique de l’image dans l’animisme végétal, le livre de Katia Astafieff, biologiste de formation, n’a pas pour intention de donner une analyse approfondie des films, en proposant, au contraire, des pistes de réflexion à partir de la description ciblée des plantes marquantes de certaines scènes. La découverte de leurs particularités scientifiques permet de rendre compte de la concordance étonnante entre la volonté du vivant et la pensée de la mise en scène, lesquelles se reflètent l’une dans l’autre, puisant dans leurs réserves signifiantes respectives. De la même manière que le cinéma extrait de la transformation végétale la source motrice de sa disruption visuelle, la perception des plantes se retrouve elle-même modifiée dans la médiation cinématographique de son image : chacun des deux mondes sont des organismes, qui, par-delà leur distinction extérieure, communiquent à travers le fond symbiotique de leur devenir en oeuvre de la nature. Nous pouvons comprendre le titre en ce sens : les plantes produisent une image singularisante du cinéma, signant un accord créateur entre deux formes de vie, deux types de personnalité, qui ne peuvent être visibles que dans la libre incarnation qu’ils donnent à l’âme du monde. La vulgarisation scientifique des plantes se double ainsi d’un enjeu de personnification, tel que l’entendait aussi Epstein, de ces dernières à travers l’animation de l’image cinématographique : « Le cinéma accorde ainsi aux apparences les plus gelées des choses et des êtres, le plus grand bien avant la mort : la vie. Et cette vie, il la confère par son aspect le plus haut : la personnalité. (…) Tous les aspects du monde, élus à la vie par le cinéma, ny sont élus quà condition davoir une personnalité propre ».

De là la proposition finale de faire des plantes des « stars de la nature » : images-phénomènes à part entière, elles entretiennent, par l’irréductibilité de leur incursion dans le champ de la perception, le mystère des origines, que le cinéma laisse sentir dans la résonance philosophique de ses plans, car, comme le conclut Katia Astafieff : « Après tout, leur plus beau rôle n’est pas au cinéma, il est partout, autour de nous : c’est celui qu’elles accomplissent chaque jour par la magie de la photosynthèse, celui qu’elles jouent dans les écosystèmes, celui d’appartenir peut-être au règne le plus puissant de la nature, sans lequel aucune autre vie ne serait possible ».

Les plantes font leur cinéma : De la petite boutique des horreurs à Avatar, de Katia Astafieff (Dunod, 240 p., 19,90 €)

Copyright photo de couverture : Paramount Pictures.