En 1974, Bob Fosse décide de s’attaquer à un feu follet à l’avant-garde de la contre-culture des sixties, Lenny Bruce. A l’écran, un biopic ébouriffant improvisé à la manière d’un solo de batterie, noir et blanc abrasif et montage frénétique à la clé. En coulisses, un exercice de style racé qui trahit les doutes d’un cinéaste persuadé de n’avoir pas encore gagné ses galons d’auteur dans une Amérique paranoïaque.
« C’était un film sur la bouche. Aucun film n’était aussi bavard que celui sur Lenny. Le travail de Bobby a consisté à mettre [ce bavardage] en images », raconte le scénariste Julian Barry dans All His Jazz: The Life And Death Of Bob Fosse (DaCapo Press, 2003). Puissance de la parole, frénésie du langage. Ce verbe éructé à la face de l’Amérique pudibonde de Jerry Falwell et d’Eisenhower, Lenny Bruce l’avait affuté dans les nightclubs interlopes et autres bouges qui jalonnaient les bas-quartiers des métropoles au tournant des années 60. Le comique « le plus malsain de tous », propulsé – presque contre son gré – sur le devant de la scène à Brooklyn par sa mère (plus tard bienfaitrice des Byrds), avait bien vite troqué la pantalonnade des Catskills contre le sarcasme de Diogène, remuant la poussière sous un épais tapis tissé de mensonges et d’hypocrisie. « Les comédiens qui font des blagues de chiottes pour divertir des gens qui vont aux chiottes n’ont assurément aucun complexe », assène l’Irrécupérable dans ses mémoires publiées par Playboy deux avant sa mort. Hugh Hefner écrira d’ailleurs son épitaphe en ces termes : « Un dernier mot de quatre lettres pour Lenny : mort. A 40 ans. Ça, c’est obscène. » La rhétorique fangieuse de Lenny Bruce puise dans le comique troupier. « Fuck », « dick », « bitch », « cocksucker » … L’Amérique pousse déjà des cris d’orfraie, et dégaine son fusil-mitrailleur.
Dans le clair-obscur des cabarets enfumés, on relève le moindre écart proverbial. Et Lenny Bruce, camé jusqu’à l’os, de tomber dans la fosse aux serpents. Le spectacle se prolonge jusqu’au prétoire où le « sicknik » (le beatnik malade) épuise sa santé fragile et son maigre pécule, Sisyphe yiddish écrasé par l’insanité qui parasite un monde vendu aux angéliques. Aux dernières heures de sa vie, les clubs résonnent des minutes de ses procès kafkaïens, comme un lointain écho des routines surréalistes des Marx Brothers. Pionnier dans son genre, Lenny Bruce rêve d’éradiquer le cancer par la racine (carrée), et se bat « sur un champ de bataille où chaque victoire fait mal », selon Bob Dylan dans la chanson extraite de son album Shot of Love, en 1981. Seul un autre « drogué de l’amour » pouvait s’attaquer à ce buisson ardent de la contre-culture, cramé par une « overdose de police » et de narcotiques au mitan des sixties.



LENNY BRUCE, ÉTERNEL HIPSTER
Le Lenny Bruce que raconte Bob Fosse en 1974 tient plus de l’underdog émouvant que du chien enragé. Aussi le cinéaste aurait-il confié ne s’intéresser au scénario de Julian Barry que pour une scène de triolisme (un pur fantasme fossien) et une blague sur Jackie Kennedy et son « cul traînant » hors de la voiture de son mari assassiné à Dallas au lieu de lui porter secours. Difficile de croire à pareille forfanterie de la part d’un metteur en scène, certes moins sulfureux, mais tout autant attiré par le cabaret et ses freaks. Avec Lenny, Bob Fosse entend transformer la merde en or sous couvert d’obtenir le respect de ses pairs. On ne s’étonnera pas de voir le projet initié puis abandonné par la Columbia tomber dans l’escarcelle des Artistes Associés (United Artists), refuge des indépendants en plein cœur du Nouvel Hollywood et des studios à l’affût de ses « auteurs ». Fosse abandonne le Technicolor de Sweet Charity (1969), renonce aux fanfreluches de Cabaret (1972) et convertit son cinéma naissant à l’ascétisme bergmanien. Noir et blanc crayeux et cadrages à fleur de peau signés Bruce Surtees (un fidèle compagnon de route de Clint Eastwood) dialogues enchâssés : on assiste à la (re)naissance d’un cinéaste hanté par des démons qui le rattraperont bientôt (cf. Que le spectacle commence, 1979). Ceux de Lenny fracassent à coups de matraque. Enfiévré façon Actors Studio, Dustin Hoffman lui prête son corps juvénile face à la plantureuse Valerie Perrine (remarquée deux ans plus tôt dans Abattoir 5 de George Roy Hill), ici dans le rôle la « déesse shiksa » Honey, strip-teaseuse dont le petit juif de Brooklyn s’est amouraché un soir dans un diner de Baltimore.
Lenny exige de Bob Fosse de produire l’image d’une pensée en mouvement. Car Bruce improvise, déblatère, mais ne monologue jamais seul dans son coin. Sa parole circule dans les nightclubs quand elle ne s’évanouit pas dans une salle d’audience. Comment filmer cette loghorrhée sans tomber dans l’ornière de la pure et simple captation ? Fosse déjoue l’enjeu théorique par la fragmentation des performances de Dustin Hoffmann et l’insertion de fausses interviews (qu’il mène d’ailleurs hors-champ) captées sur le vif, énième réminiscence bergmanienne. Ainsi enchâssé, le verbe de Lenny Bruce s’aiguise au contact d’images abrasives. Mieux, il s’hystérise. Bob Fosse s’attache aux moindres détails de sa partition, un mot, un geste, quitte à léser la performance de Dustin Hoffman (on sait que l’acteur reprochera au cinéaste de ne pas savoir le diriger à la manière d’un Mike Nichols ou d’un John Schlesinger). Lenny déborde de l’énergie atomique du bebop d’après-guerre, de la fureur obscène de son personnage éponyme, un cynique de la veille école (d’Athènes). « ll n’y a rien de plus triste qu’un vieux hipster », note Bruce dans ses mémoires. Le cabot n’a toujours pas perdu de son chien dans l’Amérique des suprémacistes blancs et des fake news.