En 1973, après M*A*S*H, le cinéaste Robert Altman tourne Le Privé (The Long Goodbye en VO), tiré du livre éponyme de Raymond Chandler. Marlowe, comme le Sam Spade de Dashiell Hammett, sont des mythes engendrés par la Grande Dépression et qui n’en finissent pas de hanter le bitume du polar.
Altman se dégage des bas-fonds des années 30 et transporte Marlowe au cœur des années 70 dans la Californie post-« Summer of love ». Et sous ce soleil exactement, Marlowe interprété, ici, par Elliott Gould semble à la fois perdu et distant. Il est dans tous les plans, pourtant il y apparaît comme égaré dans un présent qui le concerne à peine, tel un spectre caustique qui dit une chose quand tout le reste semble lui dire le contraire. Les temps ne concordent pas. Marlowe n’en demandait peut-être pas autant. Certains noms agissent comme un écho éclipsé. Ils produisent un effet de reconnaissance abstraite. On est envoûté par un savoir dont on ignore tout. Leurs syllabes sont la musique qui en résulte. Ils restituent la portée du passé tel qu’à ce moment précis, on arrête d’imaginer que nous sommes les premiers. L’inconscient sait que là « ça parle » dans un au-delà. Une chose s’est jouée avant nous, entre ces personnages et le monde. Philip Marlowe appartient à ces héros imaginaires dont le nom précéde les récits, dont la simple évocation dessine en nous des paysages inconnus qui ressemblent à des souvenirs. Ils sont des traces d’un temps révolu qui est aussi le nôtre. Philip Marlowe, s’il a été créé par Raymond Chandler, est devenu, à n’en pas douter, le mythe du « private eye » sous les traits d’Humphrey Bogart dans Le Grand Sommeil (H. Hawks, 1946). Il est difficile, voire inconfortable, de le dégager de cette silhouette devenue une écriture dont le noir et blanc impose encore la stature. Pourtant Marlowe comme les chats, pour citer Altman, possède mille vies et donc mille visages.



« MARLOWE SE CITE DANS LE GESTE D’ALTMAN »
Si Le Privé d’Altman frustre peut-être les amateurs aveugles, ceux pour lesquels Marlowe suscite un désir énigmatique, presque aliéné à son nom, c’est qu’il est un film de lecteur, un objet trop burlesque pour Marlowe et à la fois tout savant de Marlowe. En quelque sorte on n’y entre pas sans un plus de passé. Le cinéma ne pardonne pas et si le geste d’Altman vaut par sa radicalité où il se refuse presque à la fiction, où l’histoire est à peine audible, il perd le spectateur – profane- d’y avoir entrainé un mythe tel que Philip Marlowe. On est coincé dans un double mouvement qui empêche le cinéma de produire ses séquelles puisqu’il est ainsi contrarié par une intuition sortie des pages. Robert Altman a lu Chandler jusqu’à oser s’en passer et son film est peut-être le plus « chandlerien « de tous. Le péril est là ; l’art des images ne peut, à l’inverse de l’écriture, soustraire en additionnant. Bien sûr, si l’on a une idée de Marlowe, de ce qui le noue, de son éthique, le film d’Altman, dans ce qu’il a d’onirique – presque psychanalytique – est cette visitation du cinéma, là où « le passé devient une passe » comme le dit Badiou. La temporalité choisie par Altman est sûrement le nœud gordien où le film apparaît à la fois en chef d’œuvre hypothétique et à l’inverse en film superbement raté. Si l’on parvient à se dégager de l’icône au feutre et à l’imperméable, si l’on accepte l’impasse de la méconnaissance où le regard dérive et condamne le désir de voir, si, pour reprendre les mots de Didi-Huberman, on revient à « l’image qui est du domaine de l’incertitude est non pas du logos de la vérité », on saisit alors un film où tout se réverbère.
Marlowe et sa vieille voiture sont deux revenants d’un passé qui ne résonne plus avec le cadre, dont les valeurs sont maintenant, non pas difficiles à sauvegarder, mais tout simplement anachroniques. L’acte final rejoue ainsi un tragique hors-temps dans une atmosphère pourtant plus extravagante qu’épique. Il est un insensé, comme dans un cauchemar, où tout nous pousse vers un néant sans conséquence, où l’on ne sait plus très bien pourquoi on en arrive là. Il n’est jamais centré, toujours décadré, ou miroitant dans des vitres. Il est une évocation. Marlowe se cite dans le geste d’Altman tel un corps mélancolique qui traverse un monde définitivement baroque sans pouvoir être sûr de ne pas être un fantôme. Il « va tranquillement dans l’ombre et devient une ombre lui-même. »