Dans la nuit du 13 février, à Los Angeles se déroulera le Superbowl, la scène finale d’un film hivernal toujours inédit, où cette année, les Rams de Los Angeles affronteront les Bengals de Cincinnati. Dans le tout nouveau stade implanté à Inglewood, à quelques pas d’Hollywood, se tiendra donc l’avènement spectaculaire d’un sport de héros plus que de vedettes, un sport où « le soyons âpre » de Nietzche prend tout son sens et auquel le cinéma américain a toujours succombé.
LE FILM IDÉAL SELON JOHN FORD
De gré ou de force, les récits, que seul le sport prodigue, fascinent les cinéastes. On sort, l’espace du temps de jeu, d’une causalité instrumentale pour sauter dans la possibilité du miracle. De L’Enfer du dimanche (1999) d’Oliver Stone, à Jerry Maguire (C. Crowe, 1996) en passant par The Longest Yard (1974) de Robert Aldrich – traduit en français en un improbable mais significatif, Plein la gueule, sans oublier le méconnu, Salute (1929) du maître Ford, tous les films sont à chaque fois une tentative manquée par l’impossibilité de rendre compte de ce sport dans son épique. Et pourtant le football américain serait surement le film idéal à en croire les paroles de John Ford pour lequel le meilleur film possible était celui où l’action est longue et les dialogues brefs.
Avant tout, et il faut si ce n’est l’admettre au moins l’avoir bien présent dans le regard pour ne pas slalomer dans le hors-piste du sens, le cinéma ne parle jamais du sport et le sport ne fabrique jamais de cinéma. La structure de l’un tétanise le désir de l’autre, comme si les yeux de Chimène s’égaraient dans ceux de Méduse. Ces enfants de la fin du XIXe siècle ont conquis le siècle suivant en se partageant les aspirations à l’espérance d’une ère aussi criminelle qu’émancipatrice. Au moment où les tramways déplaçaient la foule et lui prodiguaient ses premiers travelings, deux autres « transports en commun » – le sport et le cinéma – embarquaient quant à eux tout un peuple dans l’océan de l’émotion. Il n’y a pas de simultanéité, seulement un destin déguisé en hasard. Les deux rêves matérialisés des masses sont les vrais enfants de Coca-Cola et de Marx, égarés dans l’arène de l’histoire au cas où tout ne se passe pas si bien. Pourtant, si ces deux visions promettent à la vie un enchantement si elles distribuent un temps suspendu où le merveilleux porte l’estocade à la déroute du quotidien, elles ne coïncident jamais. Elles s’engloutissent sans se métaboliser. Le sport interpelle le cinéma d’un « che Vuoi » amusé, qui le laisse quasi/interdit devant cet autre faiseur d’événement. Il en restitue non pas la matière mais des destinées, là où va sa préférence. On regarde en panoramique l’allégresse fondue dans le suspense produit sur les terrains, et encore plus quand il s’agit du football américain, on y entrevoit un autre continent où la poésie s’écrit en « comeback » titanesque. Et à chaque Superbowl en quelque sorte la question se pose. Qu’est-ce que le football américain a à nous dire ?


LA NOUVELLE TERRE PROMISE
Vu d’ici, sûrement peu de choses. Il est une singularité où l’incompréhension confine à une certaine inflexible indifférence. On s’en fout ou l’on ne se mêle pas de cette horde virile qui brutaliserait un cœur fuyant toute violence trop jouissive pour être vertueuse. On percevrait dans ce sport toute l’odyssée d’une société où machisme et colonialisme joueraient des coudes dans l’enchaînement sans retenu du capitalisme scopique. Cette vision n’est défaillante que par son manque de dialectique, ou son refus obstiné de se confronter à un mythe trop lointain, qui, qu’on le veuille ou non, perdure et raconte encore et toujours l’épopée américaine. Et une fois par an, même la vieille Europe, abandonne à ce football américain, son repos. Elle concède au mythe des yeux, si ce n’est curieux, au moins sidérée par le nombre de regards rivés vers elle comme vers la Grande Ours. Cette soirée vise à une apothéose où le sport se mêle au spectacle dans une liturgie dévouée au prodigieux en l’attente de ce que Saint Paul écrivait sur l’Espérance : « Choses que l’œil n’a point vu […] et dont l’idée n’est pas venue au cœur de l’homme. » Dans le pays du « In God we trust » gravé à jamais sur le dollar, Dieu lui-même laisse jouer ce soir-là. Dans ce rectangle d’un bonheur éphémère, une nation tout entière s’immortalise aux yeux du monde.
De ce côté de l’Atlantique, le cinéma ne put ignorer le sport les plus populaire du pays devenu durant les années soixante peut être le plus cinématographique et le plus politique. Il est la métonymie, plus que la métaphore, de la conquête de l’Ouest transmuée aujourd’hui dans ce combat inutile pour gagner yard après yard, mètre après mètre une nouvelle terre promise à jamais imaginaire. Et s’il n’a pas vraiment trouvé un ailleurs pour se figurer c’est sûrement qu’il est le sport national. Il a surgi de la matière même de ce pays, « de son sol, de son climat » dirait Barthes, il est ce qui reste d’une histoire aujourd’hui achevée qu’au cinéma on appelle le western. Le football américain est un récit de conquête intérieure, de yards à gagner, de corps malmenés par les coups et parfois aussi par le paysage et les intempéries. On sublime une chevauchée sauvage où l’on comprend le chemin qui du combat amène à la sédition. S’il est impossible d’en saisir toutes les règles d’un simple coup d’œil, le cinéma permet d’y entrer par le romanesque, celui des films de guerres bien sûr, mais aussi celui plus rude d’une guerre sociale qui ne dit jamais son nom. Dans les stades, ces nouvelles cathédrales, le symbolique n’est pas un paradis perdu, il dessine encore un avenir à gagner qui pour reprendre Brecht « n’a d’intérêt pour l’humanité que vue d’en bas. » Ils sont un asile où le public est d’une fébrilité trop religieuse pour n’être que spectateur. Tout ce qui se passe sur le terrain ressemble au combat inexorable de la vie que le spectacle débarrasse de sa fatalité.


ASPHALTE ET PAILLETTES
Dans le film de Robert Aldrich, The Longest Yard, on saisit peut-être plus qu’ailleurs, ce sentiment où outrance et mélancolie s’unissent pour dire ce qu’est le sport. L’histoire de Paul Crewe incarné par Burt Reynolds, ancienne star de football américain incarcéré pour un vol avec violence, est un éloge au désir prométhéen du sport. Dans la prison, Paul Crewe est tout de suite contraint par l’affreux directeur de former une équipe de prisonniers pour qu’elle serve de faire valoir à celles des gardiens. Aldrich choisit la prison pour dévoiler les promesses de ce football du renversement. Ce décor est un écrasement, un non-lieu où la pulsion de mort se radicalise. Dans ce monde sans ciel où la vie est moulée dans le cauchemar de l’incertain et de la répétition, le football américain n’est pas le prétexte d’une narration, il en est la trame. Il est le langage, le lieu et la pratique par lequel les chaînes se brisent et les liens se nouent. Il rembourse la dette de dignité à ceux que l’on amoindrit par la peine. Seulement sur le terrain de foot, les derniers ont encore une chance de devenir les premiers comme sur un morceau de paradis arraché du ciel. Le réalisateur des Douze Salopards (1967) filme ce sport dans son essence, une bataille où le « qui est le meilleur » signe non pas un exploit de plus mais un nouvel ordre des choses.
Le sport prend toujours le monde à témoin. Ainsi, un dimanche de septembre 2016, c’est dans l’une de ses arènes, que le quaterback, Colin Kapernick profana la cérémonie de l’hymne américain d’avant match en posant un genou à terre. Sacrilège. Cette posture chevaleresque était un « J’accuse en acte » pour dénoncer le racisme qui structure aussi bien la NFL que la société américaine. Il préfigura sur ce champ, une lutte à venir, la naissance du Black Lives Matter. Il a rejoint depuis les bannis comme si toute geste extérieur au sport condamnait à l’exil. Le cinéma s’en emparera à n’en pas douter puisqu’à l’inverse du sport il fait œuvre de tout. Aujourd’hui, à quelques kilomètres d’Hollywood, dans ce quartier qui fut dans les années 90 une terre d’émeute, à Inglewood donc, où le maître de la Horde Sauvage Sam Peckinpah a regardé dans le dénuement son dernier ciel, dans cette banlieue afro-américaine redessinée depuis plusieurs années sous le patron de la gentrification, la nuit remuera. À se demander si l’invitation, pour le concert de la mi-temps déjà promis au magistral, des plus grandes vedettes du rap américain n’est pas un macabre hommage posthume voire une cynique caution au hip-hop émeutier qui a vu le jour dans la violence et la misère de ces rues. La ville du cinéma n’est pas la cité du football ce sport de cowboys, de paysans, de mineurs et de métallos du Midwest. Ici, on supporte les Dodgers au baseball, les Kings au hockey et surtout les Lakers au basket. Asphalte et paillettes. La cité des anges saisit dans ce football un épouvantail, un sport géré par une oligarchie blanche, aimé par les « rednecks » et les « hillbilly », dernier bastion de l’Amérique traditionnelle. La caricature n’est jamais totalement injuste, ni fausse. Elle est seulement hémiplégique.


LE SPORT DES SURVIVANTS
Dans Invincible (2006), un film de Ericson Core avec Mark Wahlberg retraçant la vie de Vince Papale – un italo-américain devenu à plus trente ans, un joueur des Eagles des Philadelphie – le football récite la poésie de « ceux qui ne sont rien ». Il est une commotion nécessaire à l’existence. L’histoire de ce fils d’ouvrier, barman sans le sou en plein milieu des années soixante-dix n’ignore pas le d’où l’on parle. Au travers de cet « American dream » où Mark Wahlberg passe des tribunes, en supporters accablé par une équipe qui ne lui rend pas la vie plus belle, aux terrains pour enfin enchanter toute sa ville, le réalisateur dépeint la « working class » américaine sur le déclin. Et l’on saisit dans le personnage du père, ouvrier en grève, bientôt licencié, tout l’espoir vain et pourtant vital qu’une simple équipe de football produit sur le quotidien. La violence ici n’est pas ce qui se déroule sur les terrains qu’il soit un parking boueux où l’on joue entre copains ou dans le stade mais bien celle produite par la main invisible. Le football est la prose qui répare et réitère la perte. L’équipe doit gagner, non pas pour satisfaire à des besoins de domination, mais bien pour remédier à l’irréparable du Capital. Il est une catharsis authentique où la violence est reléguée. Le cinéaste s’attarde sur cet état presque paradoxal pour un pays chérissant les armes comme un membre de sa famille. Elle n’entre pas dans ses tribunes, et les rivalités n’engendrent jamais de conflits sanglants de supporters comme on peut les connaître en Europe. Ici, les gradins racontent une magie commune qui homogénéise l’affrontement. Il dévoile dans ce parcours invraisemblable un monde au bord du précipice, accroché au football comme aux étoiles.
Dans Ted 2 (S. MacFarlane, 2015), il est aussi question d’extraordinaire mais sous la forme d’une comédie loufoque où le football cette fois-ci s’apparente à une apparition divine. Le héros interprété encore par Mark Wahlberg, trouve dans la figure du « quaterback » Tom Brady, le donneur de sperme idéal pour l’ours Ted en proie à un désir de paternité. On ne doute pas que hors des États-Unis, pour beaucoup cette apparition ne disait rien ou pas grand-chose. Pourtant, elle scelle le caractère quasi surnaturel de ce joueur devenu une légende. Le cinéma fait entrer Tom Brady dans le folklore de son vivant. Il lui offre une reconnaissance éternelle. Au-delà du ressort comique, ce geste absurde honore ce « chasseur de touchdown » si exceptionnel que sa simple présence pouvait faire déjouer l’équipe adversaire. Tom Brady est devenu pendant plus de vingt ans « un plus que joueur », un homme et un spectre neutralisant tous les génies adversaires, et réduisant en échec les stratégies les plus élaborées. Il pouvait bien être l’origine du premier enfant hybride né d’une peluche et d’une femme.
Enfin, c’est sans doute dans le film d’Oliver Stone, L’Enfer du dimanche, que l’exploit que les joueurs réalisent devient une vision nette de ce saut dans l’extrême. Oliver Stone, ce réalisateur hanté par la guerre du Vietnam, rejoue ici ses obsessions de solidarité, seul rempart contre une mort toujours aux trousses. Il filme le football américain comme une campagne militaire où l’on retrouve les soldats, les généraux, les antagonismes et les désillusions. Dès le départ, il donne le ton en citant les mots de Vince Lombardi – entraîneur légendaire qui donne son nom au trophée du vainqueur – pour lequel : « la plus belle heure de tout homme, le plus grand épanouissement de tout ce qui lui est cher, c’est ce moment où il a travaillé comme un fou pour une bonne cause et se retrouve épuisé sur le champ de bataille – victorieux. » La guerre pour Oliver Stone est une enfance et l’on ne s’en remet jamais. Il ne filme pas l’ascension d’une équipe existante. Il choisit volontairement d’écarter la vraisemblance afin de préserver ce sport dans la fable, comme s’il relatait un monde de fous où tout va trop vite et où tout peut s’arrêter d’un instant à l’autre. Il nous enclôt dans ce rythme. On est immergé dans le bruit et la fureur de ce sport. L’Enfer du dimanche a la cadence des assauts. Chaque match est une percussion, un carambolage dont seul le héros sort non pas indemne, mais forgé. Oliver Stone traduit dans cet éclat toute l’ampleur du football américain « Dans le football américain comme dans les guerres, il n’y a pas de vainqueurs, il y a des survivants. »