Contrairement à la promesse faite par son titre, Looking for Chloé ne s’inscrit pas dans le lignage de Looking for Richard. S’il ne filme pas la répétition d’un classique du répertoire shakespearien, Pierre-Paul Puljiz revient avec panache sur les méthodes de travail de Chloé Zhao dans ce documentaire immersif où la narration épouse géographiquement l’itinéraire d’une enfant gâtée du nouveau cinéma américain. Rencontre.
Bérénice Paul : Vous commencez votre documentaire in medias res en filmant Lucie Zhang, l’une des actrices principales des Olympiades de Jacques Audiard, à la sortie d’un casting. Pourquoi ?
Pierre-Paul Puljiz : A mon sens, Lucie ne sortait pas d’un casting. Elle venait tout juste de terminer la promotion des Olympiades. Elle se reconcentrait sur ses études. C’est comme ça que j’ai pensé la scène. J’ai justement essayé de rester énigmatique, en choisissant des zones d’ombre, y compris dans le texte que Lucie lit à l’écran. Je voulais que l’interprétation reste libre et ouverte.
Lucie Zhang sert de fil rouge au documentaire. Sa passion et ses recherches autours du cinéma de Chloé Zhao constituent une sorte de métaphore du travail documentaire. Est-ce que cette idée de séparer le récit en deux s’est imposée dès l’écriture ?
Oui, ça s’est imposé assez vite. D’emblée, mes productrices ainsi que la responsable de la chaîne, m’ont demandé si je réussirais ou non à avoir Chloé Zhao. Pour moi, ça n’avait pas d’importance. Qu’elle accepte ou qu’elle refuse, les deux issues me convenaient totalement. Chloé Zhao m’a fait savoir avec élégance qu’elle refusait. Elle m’a expliqué dans un petit mail très gentil que ce n’était pas le bon moment dans sa carrière pour lui consacrer un documentaire – ce que je respecte tout à fait.
Votre documentaire frappe par l’espace qu’il accorde au discours, entre celui de Chloé Zhao en visioconférence, les interventions de ses collaborateurs et un commentaire en off. Comment avez-vous mis en scène ces différentes voix ?
Looking for Chloé est presque un film d’archives. J’ai beaucoup réfléchi à essayer de trouver la manière dont pourraient s’enchevêtrer les différentes archives et les autres images (la partie avec Lucie Zhang, les interviews réalisées aux États-Unis etc.) La voix off de Chloé Zhao a été l’élément auquel je tenais dès le début, avant même de savoir qu’elle refuserait d’être interviewée. Je voulais vraiment que le son des images d’archives surgisse à la manière d’une voix off de manière quasi fantomatique. Il fallait réussir à faire en sorte que tout ne se mélange pas. Je ne voulais surtout pas, par exemple, que mes paysages marchent sur les plates-bandes des films de Chloé Zhao. Ça a été plus difficile que je ne le pensais à organiser. Comme souvent, on a travaillé avec le monteur par thématique. On a classé les images de manière assez ordonnée pour voir ce qui était ensuite à notre disposition. Je voulais qu’on apprenne quelque chose du documentaire. Mais, je souhaitais aussi créer un « feeling » par rapport à ce qu’elle fait sans que cela soit étouffant. Je ne voulais pas bombarder le téléspectateur d’informations. En général, c’est contre-productif !
Le documentaire se déroule entre les Badlands et le Nevada où Chloé Zhao a tourné tous ses films. Cette géographie vous a semblé indispensable pour la comprendre ?
C’était une évidence. The Rider m’obsède depuis que je l’ai découvert. Je l’ai vu trois fois en salles la semaine de sa sortie. Je me suis posé un tas de questions. J’ai appelé ma productrice et lui ai dit que j’avais envie de faire quelque chose là-dessus. Malheureusement, ça ne s’est pas fait. C’est néanmoins resté dans un coin de ma tête. Lorsque j’ai vu qu’il était possible qu’elle gagne les Golden Globes, j’en ai reparlé à ma productrice. Je lui ai demandé pourquoi on n’essayerait pas de faire un documentaire sur les méthodes de travail de Chloé Zhao. Tout s’est ensuite mis en place assez rapidement. Pour moi, c’était une évidence d’aller dans la réserve du Dakota du Sud. Plus jeune, j’avais été obsédé par La Balade Sauvage (Badlands en VO) de Terrence Malick. Ça tournait en boucle dans mon esprit. Pourtant, aucune image du film n’a été tournée dans les Badlands.



« CHLOÉ ZHAO EST UNE OUTSIDEUSE »
Le documentaire prolonge en quelque sorte votre travail sur d’autres grandes figures de la contre-culture, comme Jonas Mekas et Charles Burnett. Chloé Zhao travaille elle aussi à la marge de l’industrie…
Chloé Zhao est une outsideuse dans l’industrie du cinéma. Même si elle a fait un film Marvel, ses méthodes de travail en font une cinéaste à part. J’adore le travail en immersion ; et c’est justement ce que fait Chloé Zhao : elle s’immerge complètement dans le milieu qu’elle désire filmer. Dans ses films, on part toujours de faits locaux pour atteinte l’universalisme. C’est ce que je trouve absolument fascinant et qui explique pourquoi The Rider est le meilleur film de cowboy de ces vingt dernières années.
Le cinéma de Chloé Zhao tire aussi sa force de son profond humanisme. On ne trouve chez elle ni héros, ni anti-héros. Personne n’interroge non plus sa légitimité quand elle déconstruit les mythes américains, alors qu’elle a des origines chinoises.
Chloé Zhao évoque un problème majeur : la précarité économique qui pousse aujourd’hui de nombreux Américains à prendre la route. Son cinéma explore le rapport à l’errance qui est au cœur de la culture et de la société américaines. Cette dernière s’est construite à partir du mythe de la Conquête de l’Ouest et du massacre bien réel du peuple indien. Chloé Zhao fait des films sur les oubliés de l’Amérique. Pour autant, elle ne verse jamais dans le sensationnalisme et le voyeurisme. Ses films ne critiquent pas non plus frontalement la société américaine. Chloé Zhao a prononcé une phrase magnifique pendant les Oscars : « Mon cinéma est une ode à la bonté ». Cette déclaration est essentielle pour comprendre ce qui se joue dans son travail, au même titre que celle par laquelle j’ouvre et ferme le documentaire : « J’ai découvert à quel point il était difficile de se rapprocher des gens puis de les quitter. » La question de la proximité est capitale dans son cinéma. Chloé Zhao évoque un univers dans lequel l’intime et le politique sont imbriqués. Ses films nous incitent à suivre notre chemin.
Comment avez-vous procédé pour le montage ?
Le montage n’a pas été aussi difficile qu’on se l’imaginait. Je n’étais pas très à l’aise trois semaines avant de m’y attaquer. J’ai eu de nouveau cette sensation au bout de deux semaines de montage. Ce sont des émotions qui arrivent souvent. Le montage constitue toujours un moment de doute où l’on se pose des questions. On dit toujours qu’un documentaire s’écrit à ce moment-là. On peut finaliser son écriture au montage, mais on redécouvre toutes les bonnes et mauvaises surprises du tournage en post-production. J’avais une structure très écrite pour Looking for Chloé. Quand j’ai commencé le tournage, je savais où j’allais. Depuis New York Conversation, je travaille avec le chef opérateur et monteur Andrès Peyrot. Pour la première fois, il n’était pas le monteur d’un de mes films. Andrès était occupé par le tournage de son premier long-métrage documentaire. J’ai travaillé cette fois avec Johan Gayraud, une expérience formidable ! Nous nous sommes, en effet, vraiment très bien entendu sur le montage.
Savez-vous si Chloé Zhao a vu le documentaire ?
Je compte l’envoyer à son équipe. J’aimerais beaucoup qu’elle me fasse des retours. Looking for Chloé a été une expérience assez incroyable. Cela dit, le film a été assez compliqué à faire. Sa réalisation a été pour moi un challenge personnel. Pour des raisons économiques, je suis parti tourner seul certaines scènes avant que le chef opérateur ne vienne me rejoindre. Ça m’a vraiment permis de tester mes limites techniques. J’ai réellement effectué le trajet géographique que l’on voit à l’écran. Le tournage a pris la forme d’un chemin de 6000 kilomètres à moto où chaque station correspondait à un arrêt. Je ne pouvais donc pas trop tricher au montage. J’ai vécu ce film ; je l’ai construit en le vivant !
Looking for Chloé de Pierre-Paul Puljiz est disponible à partir du 23 novembre sur Ciné +.