Conspué par la critique américaine, Oliver Stone vivote en marge de Hollywood à l’orée des années 80. Avec deux flops sur les bras, quelques statuettes sur les épaules et des projets pleins les tiroirs, le sale gosse accro à la coke répond à l’appel d’un outsider recraché par une décennie dont il a écrit le chant du cygne : Michael Cimino. Stone se lance avec lui dans une folle virée nocturne à Chinatown d’où surgira à l’aube L’Année du dragon.
Oliver Stone se noie dans une paranoïa toute « scarfacienne » lorsque Michael Cimino lui tend une main salutaire au milieu des années 80. Le sale gosse turbulent traîne dans son sillage une réputation de « scénariste violent » soigneusement cultivée depuis une petite dizaine d’années. Ses deux seules réalisations – La Reine du mal (1974) et La Main du cauchemar (1981) – l’ont coincé dans l’ornière d’un cinéma de genre dont il n’est pas forcément friand. Frondeur, Stone défie une industrie qui le régurgite sans cesse. On se souvient de son discours marmonné sous Quaalude aux Golden Globes en 1978. Un Oscar plus tard, le scénariste de Midnight Express se fait courtiser par les vieux lions et les jeunes loups de Beverly Hills. Il les éconduit tous : Fred Zinnemann, Jane Fonda, Barbra Streisand, John Frankenheimer… « Je m’étais toujours demandé à quoi ça ressemblait d’être introduit auprès de Louis XIV à la cour de Versailles. Hollywood à la fin des années 70 était mon Versailles », écrit Oliver Stone dans ses mémoires A la recherche de la lumière (éd. L’Observatoire, 2020). Pourtant, le prince de L.A. essuie encore de cuisantes déconvenues. L’adaptation de Conan le Barbare que lui faisait miroiter le producteur Ed Pressman se transforme en nanar viriliste entre les mains d’un fou de la gâchette (John Milius) et de son producteur grippe-sou (Dino de Laurentiis). Et puis vient Scarface, un caprice d’Al Pacino taillé dans une étole chamarrée par Brian De Palma. A sa sortie, un pugilat orchestré par des critiques furibardes, notamment Pauline Kael qui éreinte ce « mélodrame grossier ». Le cœur en miettes, Oliver Stone s’isole dans une ferme de Sagaponack, à une centaine de kilomètres de New York, pour préparer son come-back avec Defiance, un mystérieux « scénario russe » que son cher Marty [Bregman, le producteur de Scarface qui avait notamment porté le scénario de Platoon à l’attention d’Al Pacino et Sidney Lumet dans les années 70, ndlr] ne prend même pas la peine de lui renvoyer. Entre deux rails coke, Don Simpson lui propose ensuite de tricoter l’histoire d’un escadron de pilotes de chasse hors-pair en Ray Ban et bombers à partir d’un reportage de California Magazine. Stone refuse de glorifier les ronds-de-cuir de la Navy. Tant pis pour Top Gun.
« LE VIETNAM REVIENDRA À LA CHARGE »
Le téléphone sonne à nouveau. Cette fois, c’est une voix d’outre-tombe qui résonne dans le combiné : Michael Cimino, un fossoyeur dans son genre qu’on accuse à tort et à travers de tous les maux. Après la débâcle de La Porte du Paradis (1980), le cinéaste ne compte plus les projets qui lui passent sous le nez : Footloose, Dead Zone, un remake du Bounty… Mais certainement pas Platoon qu’il aimerait voir réalisé par son auteur. Cimino a pourtant lui-même refermé la brèche des « Vietnam movies », laissant Stone et son scénario sur la touche. Hollywood règle désormais son pas sur celui de Ronald Reagan : l’Amérique, bafouée, reconquiert ses territoires perdus. Cimino persiste : « Le Vietnam reviendra à la charge ». Stanley Kubrick prépare d’ailleurs une adaptation du Merdier, un pamphlet anti-militariste de Gustav Hasford. Au cœur de l’entrevue, une sollicitation de Dino De Laurentiis qui propose à Michael Cimino d’adapter L’Année du dragon, un roman d’un journaliste du New York Times, Robert Daley, sur la mafia sino-américaine à Chinatown. Des gangsters et de l’héroïne, Stone en a déjà fait son affaire avec Scarface. De Laurentiis rêve quant à lui d’un succédané de Serpico avec un soupçon de French Connection. Comment Cimino peut-il être si sûr d’avoir la mainmise sur une commande enserrée dans les griffes d’un rapace de la trempe du producteur italien ? Pour faire tomber ses dernières résistances, De Laurentiis n’a d’autre solution que de le prendre par les sentiments : Platoon. « Oliver, les Warner Brothers ont tué ton dernier film. Je sais que tu peux en réaliser un. Mais il te faut un producteur. Il faut absolument que tu fasses un succès. » De Laurentiis s’engage à produire Platoon ave Cimino pour un budget maximum de 7 millions de dollars, en échange d’un coup de main de Stone sur L’Année du dragon, un job beaucoup moins bien rémunéré que Scarface…



LES VOIX PERDUES DE L’AMÉRIQUE
Sous la plume d’Oliver Stone, Arthur Powers, le flic intègre du roman de Robert Daley, devient Stanley White, un vétéran du Vietnam aussi raciste que droit dans ses bottes, pétri de l’idéal d’une Amérique fordienne dont le cinéma de Michael Cimino écrit discrètement l’éloge funèbre. Cette « contradiction ambulante » hante un pays embourbé dans ses idéaux bafoués, creuset des « pauvres, des exténués et des masses innombrables aspirant à vivre libres » de l’autre côté d’une porte d’or, une Géhenne à ciel ouvert. Les transfuges hollywoodiens hantent à leur tour ces « rivages surpeuplés » dans l’espoir d’y glaner les mots de leur élégie. Michael Cimino raconte à Jean-Baptiste Thoret dans Les voix perdues de l’Amérique (éd. Flammarion, 2013) : « Oliver Stone et moi étions ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On écrivait toute la journée et le soir on allait là où allaient les gangsters chinois, on discutait, on buvait avec eux dans les clubs […] On était très souvent ivres. Des shots d’alcools pur dans de petits gobelets de papier. Avec Oliver, on parlait simplement pour écrire, parfois je ruminais quelque chose, un personnage et il écrivait, c’était rigolo, on jouait la comédie, on buvait, avec les vrais gangs ; on s’amusait beaucoup. » Loi du silence oblige, personne ne leur donne la moindre bille à Chinatown. Oliver Stone se souvient : « Même les célèbres gangs de rue, qui s’occupaient de la plupart des sales petits boulots, nous étaient inaccessibles. » Pas même les serveurs, les petites mains des ateliers clandestins, personne. Encore moins les ouvriers chinois qui transitent depuis New York vers Atlantic City pour miser leurs maigres salaires aux tables de jeu.
Stone et Cimino parviennent finalement à s’arroger les faveurs d’Eddie Chan, un ancien policier hongkongais reconverti dans la finance et le trafic d’héroïne. « Deux gardes du corps accompagnaient Eddie partout. Eddie avait aussi son propre pistolet bien caché dans un étui de cheville, ce qui ne cadrait certainement pas avec l’image d’un riche banquier de Manhattan. » Herbert Liu, un renégat de Fort Lee, confirme leurs soupçons : rien ne surnage à Chinatown. La police ne réserve ses rares descentes qu’aux jeunes gangs assoiffés de violence, des chiens de paille errant sur le bitume détrempé. De retour à sa machine à écrire, Stone imagine faire tomber son caïd dans un final d’inspiration « caponienne ». White le piège en dessous de la ceinture lorsqu’il lui découvre une double vie maritale partagée entre Hong-Kong et Los Angeles. Si le véritable Scarface a fini sous les verrous pour fraude fiscale, alors pourquoi son narcotrafiquant ne pourrait-il pas enfreindre la législation du Nouveau Monde ? « Le public américain va détester. » Le verdict de De Laurentiis, fervent catholique, tombe comme une bulle du Pape. Stone a perdu la partie, encore une fois.



TIGRE ET DRAGON
Impossible de sortir la tête haute d’un casse-tête chinois comme L’Année du dragon sans y laisser des plumes. Spectateur impuissant d’une débâcle dont il a écrit le canevas, Stone observe d’un œil hagard Cimino bâtir une réplique exacte de Chinatown dans un studio de Wilmington, Delaware. « Les coûts étaient élevés, mais Michael voulait toujours « plus » et « mieux » ; c’était dans sa nature. » Floué, Stone n’apprécie pas non plus entendre ses dialogues dans la bouche de Mickey Rourke, dévoué corps et âme à son metteur en scène. « Michael, en tant que réalisateur, aime l’excès, comme De Palma, mais dans ce cas, les grands discours [de Stanley White] avaient l’air ternes et fanatiques, sans l’ironie dont ils avaient besoin. Est-ce que ça venait du scénario ? En partie. » Surtout, Stone paie à prix fort le pacte faustien conclu avec Dino De Laurentiis. Pressé de récupérer les droits de Platoon, le cinéaste se heurte à la garde prétorienne du « bandit à l’italienne ». Bientôt, Dino exigera des coupes drastiques dans le budget prévisionnel de Platoon, sans doute la conséquence de la volée de bois vert reçue par Michael Cimino et son Dragon. « Après La Porte du paradis, je suis passé de fasciste à “marxiste de gauche”. Après L’Année du dragon, on m’a taxé de racisme », écrira le réalisateur dans ses Conversations en miroir (éd. Flammarion, 2004). Stone joue quant à lui au tigre de papier avec De Laurentiis qu’il menace d’envoyer au tribunal s’il ne récupère pas Platoon. Inutile de compter sur l’aide de Michael Cimino pour le financer. « Des années plus tard, j’ai essayé d’aider Cimino à produire une fable poétique et solitaire sur un étalon blanc sauvage qu’il voulait absolument réaliser. J’ai réussi à lui obtenir 14 millions de dollars de la part de Mario Kassar, qui avait produit Les Doors. » Les échecs successifs du Sicilien (1987) et de son remake de La Maison des otages (1990) n’ont alors toujours pas tari la libido de Cimino. Sa fable exige à ses yeux bien plus qu’une aumône de quelques dizaines de millions de dollars. Oliver Stone n’y donnera pas suite. De Cimino restera dans la carrière du réalisateur une mention au générique de fin de Platoon. Sans doute la coda sublime d’un idéaliste au cœur brisé comme Stanley White.
L’Année du dragon est disponible en septembre 2022 sur Ciné +.