Fresque resplendissante à la mémoire du peintre et dessinateur Toulouse-Lautrec, Moulin Rouge célèbre le Paris de la Belle Époque, celui des froufrous et du cancan, des fanfreluches et du champagne. John Huston le tourne à l’été 1952 entre Pigalle et Montmartre, terre d’élection des expatriés américains dans l’entre-deux guerres, dont le tout jeune réalisateur vint rejoindre les rangs au début des années 30. La production de Moulin Rouge lui donne l’occasion de renouer avec son passé et d’humer les dernières émanations festives d’une ville qui porte encore les cicatrices de la Seconde Guerre Mondiale.
L’ODYSSÉE DU MOULIN ROUGE
John Huston achève la post-production de L’Odyssée de l’African Queen (1951) à Londres lorsque son producteur, James Woolf, lui offre un exemplaire d’un livre de Pierre La Mure : Moulin Rouge, biographie romancée de Toulouse-Lautrec. Sa lecture à peine achevée, le réalisateur souhaite aussitôt adapter le roman à l’écran : « « J’ai eu l’idée d’une scène de fin qui m’a donné envie d’en faire un film. J’ai imaginé Lautrec sur son lit de mort dans son château de Toulouse, avec sa mère et son père qui regardent le prêtre lui administrer l’extrême-onction. Il sourit et ouvre les yeux. Il est pris d’hallucination : les fantômes du Moulin Rouge pénètrent dans la pièce pour dire adieu à leur ami défunt. La musique can-can démarre et Lautrec rend son dernier soupir. Je me disais que ça serait une vraie belle fin. » Si le roman de Pierre La Mure inspire autant John Huston, c’est qu’il émoustille l’amateur d’art qui sommeille en lui. Le réalisateur appartient en effet au cercle restreint des collectionneurs d’art les plus raffinés de l’industrie hollywoodienne. Paul Klee, Maurice Utrillo, Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine, Rufino Tamayo ou encore Morris Graves : rien n’est trop beau pour John Huston qui, dans ses accès de fièvre collectionneuse, n’hésite pas à dépenser sans compter, quitte à se ruiner. Toulouse-Lautrec occupe une place de choix dans sa petite galerie. Huston posséderait en effet quelques-unes de ses célèbres affiches glanées au cours de ses pérégrinations. Croqués par Lautrec, La Goulue, Aristide Bruant ou encore Jane Avril appartiennent au bestiaire des café-concerts parisiens de la Belle Époque, que le cinéaste a très sûrement fréquenté plus tard lors de son premier exil européen.
John Huston n’est pas encore réalisateur lorsqu’il voyage à Londres, puis à Paris pour la première fois dans les années 30. A l’origine d’un accident de voiture mortel aux États-Unis, il s’envole pour Europe pour se faire oublier après avoir été acquitté par la justice américaine et pris en charge par son père, Walter, qui s’occupe d’étouffer l’affaire dans la presse. La vingtaine et sans le sou, John Huston mène alors une vie de bohème comme nombre de ses compagnons d’exil, dessinant des nus de jour, et partageant son lit avec ses modèles dans une mansarde insalubre la nuit venue. Son séjour à Paris, ce sont aussi des promenades au jardin du Luxembourg, des livres dénichés chez les bouquinistes des quais de Seine, des matchs de boxe et des courses à vélo, des conversations interminables dans les cafés de la rive gauche… Jusqu’à ce que l’argent vienne à manquer. John Huston quitte alors à regret la capitale, sans avoir même appris à parler français. Plus que le simple hommage d’un peintre amateur talentueux à ses pairs et ses aînés, Moulin Rouge résonne plus que jamais dans sa tête comme un chant élégiaque teinté des couleurs délayées de Toulouse-Lautrec.
Dès sa publication aux États-Unis en 1950, le roman de Pierre La Mure attire l’attention de José Ferrer, comédien de Broadway porté sur le répertoire théâtral classique. Aussi, son interprétation de Cyrano de Bergerac vient d’être récompensée de l’Oscar et du Golden Globe du meilleur acteur. John Huston se servira d’ailleurs de la prestigieuse statuette du comédien, détenteur des droits d’adaptation du roman, lorsqu’il s’agira de réunir les fonds nécessaires à sa nouvelle production. Toulouse-Lautrec pourrait bien être un autre de ces rôles à Oscar tant la performance s’annonce physique. Quand il ne bénéficiera pas d’un aménagement du décor, José Ferrer devra marcher à genoux ou recourir à un appareil orthopédique pour donner l’illusion d’être de petite taille aux côtés de ses partenaires de jeu. L’acteur décide également d’incarner le père de l’artiste, redoublant ainsi un défi assurément de taille.


PARIS EST UNE FÊTE
La production de Moulin Rouge promet très tôt d’être placée sous le signe de l’amitié. Le réalisateur signe en effet le scénario avec son vieux camarade Anthony Veiller, un écrivain qui fut comme lui reporter, compagnon sur le front en Europe sous la direction de Frank Capra (Pourquoi nous combattons, 1942-1945), co-auteur du scénario (avec Huston) du Criminel (1946) d’Orson Welles. Surtout, tourner à Paris lui donne l’occasion de retrouver ses compagnons d’exil, voire d’en convier de nouveau dans son cénacle à l’occasion d’une partie de chasse, d’une balade à cheval ou d’une longue nuit de beuverie, des loisirs dont il ne compte pas se priver. A l’été 1952, John Huston s’installe donc avec sa femme Ricki et ses enfants, Anjelica et Tony, dans une villa de Chantilly, commune notamment réputée pour ses courses hippiques. Le réalisateur a trouvé son petit coin de paradis, comme il l’écrit à Katherine Hepburn : « C’est le Kentucky français. Toutes les grandes écuries sont là. Ils entraînent leurs chevaux dans la forêt, où il y a des lignes droites qui vont jusqu’à 8 km. » Chaque matin, avant de s’atteler à la tâche, John Huston s’offre une course revigorante à cheval à travers bois. Las de ne se contenter que d’observer des canassons à l’entraînement, il convie son ami jockey Billy Pearson – qui deviendra plus tard marchand d’art – à venir concourir à Chantilly pour l’écurie du Marquis de Courtois. Huston lui-même n’hésite pas à pratiquer la course hippique, un talent dont il n’a pas à rougir. « Il ne connaissait aucune peur normale. C’était un cavalier né » se souviendra plus tard Pearson. Le jockey aide également son ami à acquérir un tableau de la série des Nymphéas de Claude Monet pour une bouchée de pain. Fauché – car lessivé par un divorce -, Huston doit réunir la somme nécessaire dans un casino de Deauville.
Quand il ne monte pas à cheval, le réalisateur bourlingue avec de célèbres « expat’ » (Gene Kelly, Robert Capa), se lie d’amitié avec des durs à cuire dans son genre (John Steinbeck, qu’il a déjà croisé lorsqu’il était scénariste à Hollywood dans les années 30), et fréquente le prestigieux salon littéraire de Marie-Louise Bousquet, rédactrice en chef du bureau parisien du Harper’s Bazaar. Dans ces raouts orgiaques, on discute un peu, on boit et on fume beaucoup, lorsqu’on ne succombe pas à d’autres plaisirs de la chair. Une biographie consacrée à la richissime industrielle polonaise Helena Rubinstein rapporte ainsi le témoignage d’invités persuadés d’avoir aperçu « Madame Bousquet émerger de sous une paire de jambes appartenant à John Huston. » Son cœur, le réalisateur l’offre pourtant à une jeune comédienne française, Suzanne Flon, qui interprète dans son film Myriamme Hayam, une amie de la célèbre cancaneuse Jane Avril dont Toulouse-Lautrec tombe éperdument amoureux. Elle a été interprète dans les grands magasins du Printemps avant de devenir l’assistante d’Edith Piaf, puis comédienne au théâtre. Surtout, elle parle couramment anglais. Huston n’a donc aucun effort à fournir pour se faire comprendre et la diriger en plateau. Leur relation adultérine devient presque la seule distraction du cinéaste qui évoque dans ses mémoires une passion pour Suzanne Flon restée intacte des années après leur courte romance : « J’ai énormément de respect et d’estime pour son intelligence et son humanité…. Elle était la femme la plus extraordinaire que j’aie jamais connue…. Son affection au fil des ans a été ma bénédiction sur Terre…. Il vaut mieux qu’aucun lien officiel ne nous ait liés. Suzanne est comme ma femme et nos relations comme le meilleur de mes mariages. Les qualités les plus précieuses qu’une femme puisse posséder se trouvent au plus profond de son caractère. Elle a la tendresse, la fidélité, la gaieté, la profondeur de l’émotion et cette forme rare de simplicité qui est la vérité incarnée. »


JOHN HUSTON, PASSIONS SECRÈTES
Tourner Moulin Rouge n’est pas qu’une simple partie de plaisir pour John Huston. Ce sont d’abord les Parisiens qui lui donnent du fil à retordre. Si les autorités coopèrent bien volontiers avec la production, envoyant notamment des dizaines de gendarmes boucler le périmètre autour du café Les Deux Magots un samedi après-midi, les autochtones à bérets ne sont pas aussi conciliants. Certains, exaspérés, traversent le plateau sans crier gare en plein milieu d’une prise ou klaxonnent au point d’empêcher les acteurs de s’entendre, obligeant ainsi de réenregistrer des dialogues en post-production. D’autres hurlent à gorge déployée sur l’équipe de tournage. Un soir, Huston doit ainsi dépêcher une diseuse de bonne aventure en plateau pour convaincre une parisienne furibarde de rentrer chez elle sous peine d’être victime du mauvais œil. « L’individualisme » féroce du peuple parisien ne manque pas de choquer le réalisateur. Cette violence, le réalisateur en fait aussi les frais à l’occasion d’une des escapades adultérines.
Un soir, alors qu’il raccompagne en taxi Suzanne Flon à son domicile de la rue Vaneau dans le quartier de Saint-Germain-des Prés, Huston se fait méchamment rosser par un homme qu’il envoie au tapis avec un simple coup de genou. Son assaillant revient à la charge avec un revolver, appuie sur la gâchette et manque son coup. Le lendemain, entre deux prises tournées sur la place Vendôme, Suzanne Flon révèle à Huston l’identité de son agresseur. Il s’agit d’un voisin terriblement jaloux qui a aidé sa famille pendant la guerre. Derrière les lunettes de soleil qu’il porte pour tenter de dissimuler vainement son œil tuméfié, le réalisateur fulmine. Pas question d’en rester là. Accompagné d’un ancien boxeur en charge d’éloigner les trouble-fêtes du tournage, John Huston rend une visite au voisin un brin trop possessif et orgueilleux : « Le gars n’était pas très adroit, et après avoir reçu quelques coups, il a cessé d’essayer de se défendre et a commencé à pleurer. » La rixe pathétique prend fin lorsque les gendarmes font irruption et trouvent le voisin, le nez en sang. Huston a eu le temps de s’emparer de son revolver et de le décharger. Exaspéré, il jette les balles dans la Seine sur le chemin du retour. Le drame de la jalousie continue pourtant de se jouer. Le lendemain, le voisin de Suzanne Flon essaie de se suicider d’un coup de pistolet dans le cœur, loupe encore une fois son coup, se brise une côte et atterrit à l’hôpital dont il ne tarde pas à s’échapper. John Huston ne cessera de regarder derrière son épaule jusqu’à embarquer pour Londres. « J’ai eu ma dose sur Moulin Rouge, avec la liaison de John Huston avec l’actrice principale, et son mari jaloux [c’est-à-dire son amant], et tout le monde qui avait les yeux au beurre noir, qui se poursuivait et qui tirait des coups de feu » rapportera son assistante.
De son escapade parisienne, John Huston reviendra avec un sublime long-métrage violemment décrié par les anti-communistes américains – précipitant son exil définitif en Europe -, des toiles de collection, des bleus au cœur et des projets pleins la tête. Il caresse notamment l’idée de mettre en scène Suzanne Flon dans une adaptation théâtrale puis cinématographique de L’Alouette, une pièce de Jean Anouilh dans laquelle sa maîtresse a triomphé au théâtre Montparnasse en 1953, puis de porter à l’écran Le Diable et le Bon Dieu, un drame de Jean-Paul Sartre, également rencontré lors de son second séjour à Paris [Sartre écrira pour Huston une première mouture du scénario de Freud, passions secrètes (1962), ndlr]. S’il est décrié par les troupes fanatiques de McCarthy, Moulin Rouge ne manque pas de faire son effet. Ray Bradbury fait notamment partie de ses plus illustres admirateurs. Le romancier britannique – dont le talent vient d’éclater aux yeux des lecteurs dans Les Chroniques Martiennes et Farenheit 451 – adresse ainsi une lettre à John Huston pour le féliciter et lui proposer d’écrire le scénario de son prochain film. Leur projet commun, Moby Dick, adaptation du roman d’Herman Melville, sortira en salles quatre ans plus tard. Moulin Rouge se rappelle enfin à la mémoire de John Huston au milieu des années 70 lorsque le producteur Lew Grade (Le Prisonnier, Les Sentinelles de l’air) essaie de le convaincre sans succès de prendre les commandes d’une mini-série inspirée du film avec Omar Sharif et Jill Ireland. Le réalisateur exilé en Irlande n’a alors jamais autant savouré les mots de son « très proche ami » Ernest Heminwgay dans Paris est une fête : « Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une personne à l’autre. […] Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez. »
Moulin Rouge de John Huston, à revoir sur Ciné + Classic le 26 décembre à 20h50.