Pour Bertrand Tavernier, il était un « conteur fantastique ». Le cigare vissé au coin des lèvres, John Huston croquait la vie à pleines dents, imprimait son ironie cinglante sur pellicule et consumait le tout par les deux bouts. Un aventurier féru de culture européenne dont Marie Brunet-Debaines brosse le portrait érudit dans le documentaire John Huston, une âme libre, diffusé sur Ciné + en parallèle de sa projection au Festival International du Film d’Histoire de Pessac ce mois de novembre. Rencontre.
Boris Szames : Vous ouvrez votre documentaire sur des images de Gens de Dublin, peut-être l’un des films les moins représentatifs de John Huston. Pourquoi ?
Marie Brunet-Debaines : Tout le monde connaît Les Désaxés, autant pour le film en lui-même que pour l’histoire de son tournage. Gens de Dublin occupe une place à part dans l’oeuvre de John Huston. C’est à la fois son film-testament et celui qui permet de percer le mieux sa carapace. Le film nous plonge dans son intimité. Il le tourne à la fin de sa vie, en Irlande, entouré de sa vraie famille. J’aurais très facilement pu faire le portrait du John Huston que tout le monde croit connaître, celui d’un aventurier, rustre, et gargantuesque. Gens de Dublin me permet de montrer au contraire un homme cultivé, avec ses failles et ses blessures.
Le documentaire souligne aussi le dialogue de son cinéma avec la littérature.
John Huston était un homme très cultivé qui a grandi entre un père acteur et une mère journaliste. Il lisait en moyenne trois à quatre livres par semaine. C’est sans doute pourquoi il n’a pas eu peur de s’attaquer à de grands classiques de la littérature, comme Moby Dick, L’Homme qui voulut être roi ou La Bible. Son premier film en tant que réalisateur est d’ailleurs une adaptation d’un roman policier de Dashiell Hammett, Le Faucon maltais. On sait aussi qu’il entretenait des liens avec beaucoup de romanciers, comme Tennessee Williams et Arthur Miller.
Adapter Moby Dick n’a pas été une promenade de santé. Pourquoi John Huston a-t-il dû tenir tête face aux studios ?
John Huston a bataillé pour faire ce film. Les producteurs s’inquiétaient de sa faisabilité. Le tournage s’est déroulé dans sept pays différents, souvent dans des conditions extrêmes. Les studios hollywoodiens doutaient surtout du potentiel commercial d’un film sans personnage féminin, avec une histoire très sombre, sans happy end.
John Huston n’émerge que tardivement à Hollywood. Pourquoi ?
John Huston s’est beaucoup dispersé entre l’Europe et les États-Unis dans les années 30. Il n’avait pas vraiment la tête sur les épaules. Son père, l’acteur Walter Huston, l’a fait engager dans les studios comme apprenti scénariste après un séjour forcé en Europe pour faire oublier une sombre affaire de meurtre. Le métier l’a très vite insatisfait, notamment parce qu’il exigeait d’être à la solde des studios. John Huston n’a fini par devenir réalisateur qu’à l’âge de 35 ans grâce à son talent et à Jack Warner.
John Huston n’a pas non plus cultivé une carrière d’acteur comme son père.
John Huston jouait à l’acteur toute la journée. Le métier ne l’intéressait pas vraiment non plus. Il l’a un peu pratiqué dans sa jeunesse avec ses amis new-yorkais. Quand il fait l’acteur à cette époque, c’est pour s’amuser, mais aussi parce qu’il a besoin de beaucoup d’argent. A l’exception de Chinatown de Polanski et du Cardinal d’Otto Preminger, John Huston ne se souciait pas de la qualité des films dans lesquels il tournait : La Bataille de la Planète des Singes, le très mauvais Myra Breckinridge avec Raquel Welch… Orson Welles a eu la bonne idée de s’inspirer de sa personnalité pour construire son personnage dans De l’autre côté du vent.



JOHN HUSTON, PASSIONS SECRÈTES
Comme Orson Welles, on imagine mal John Huston s’accommoder au mode de vie hollywoodien…
Huston aimait la vie glamour à Hollywood, mais les villas et les nymphettes ne l’intéressaient pas. Son goût le portait plutôt vers l’aventure, ce qui l’a amené à systématiser très tôt les tournages en décor réel. Le Trésor de la Sierra Madre a été l’une des premières productions hollywoodiennes tournées en dehors des États-Unis. En revanche, John Huston adorait les grandes stars et les gros budgets. Son coup de génie a consisté à réussir à mener une carrière comme il l’entendait avec les plus grands acteurs de son époque et l’argent des studios.
John Huston n’a jamais expressément affiché ses opinions politiques. Que sait-on de ses engagements ?
John Huston avait plutôt une sensibilité de gauche. On sait que la mort de J.F. Kennedy l’a énormément bouleversé pendant le tournage de La Nuit de l’iguane. Personne n’ignorait non plus son hostilité envers le maccarthysme. Mais il ne comptait pas parmi les grands militants de Hollywood comme ses amis intimes Humphrey Bogart et Lauren Bacall. John Huston était avant tout un grand individualiste.
Ce goût de l’aventure déborde aussi sur ses tournages. On pense à celui de L’Odyssée de l’African Queen.
John Huston aimait beaucoup tourner des films impossibles dans des décors impossibles, quitte à mettre des grandes stars hollywoodiennes dans des conditions de travail inconfortables. Pour La Nuit de l’iguane, il les a forcées à cohabiter en pleine jungle mexicaine pendant plusieurs semaines. L’Odyssée de l’African Queen a aussi été un très tournage très pittoresque. L’équipe a dû affronter la malaria et la dysenterie, pendant que Huston et Bogart descendaient des litres de whisky.
Qu’est-ce qui attire John Huston en Irlande au tournant des années 50 ?
John Huston s’entend particulièrement bien avec les cinéastes européens réfugiés à Hollywood dans les années 30 et 40. Son goût pour l’Europe lui vient aussi des origines irlandaises de son père. L’envie de retrouver ses racines le prend donc très vite. Même s’il s’installe en Irlande, John Huston continue de garder des liens forts avec Hollywood, notamment pour financer ses films, ce qui lui attire aussi des mauvais critiques. On lui reprochera d’injecter beaucoup moins son argent dans ses films européens après avoir profité des largesses de Hollywood.
John Huston consacre d’ailleurs un film à Sigmund Freud grâce à un producteur autrichien exilé aux États-Unis…
Freud, passions secrètes naît de son expérience de la guerre. De retour du front, John Huston a installé ses caméras dans un hôpital où l’on traitait par l’hypnose les soldats atteints de stress post-traumatique. Il en a tiré un documentaire poignant, Que la lumière soit, que l’armée américaine a aussitôt fait interdire C’est à cette époque que John Huston a découvert Sigmund Freud et ses théories.
Comment John Huston trouve-t-il sa place à la marge du Nouvel Hollywood au tournant des années 70 ? Ses films témoignent d’une rare vitalité à cette époque.
John Huston n’a jamais vieilli. Gens de Dublin, qu’il réalise au seuil de la mort, témoigne de cette jeunesse et de sa passion. La plupart de ses collègues se sont rattachés au vieux système des studios dans les années 70, et ont fini par disparaître. John Huston, lui, s’est laissé emporter par la vague des jeunes cinéastes et leur goût pour la contestation. Il a aussi fait le pari de la modernité en travaillant avec des talents émergents comme Jeff Bridges dans Fat City, Sylvester Stallone dans À nous la victoire ou son beau-fils, Jack Nicholson, dans L’Honneur des Prizzi.
John Huston, une âme libre de Marie Brunet-Debaines est disponible en novembre 2022 sur Ciné+.