Qu’est-ce qu’une œuvre mineure ? Certainement pas le genre de produit à placer avec les « incontournables » en tête de gondole. Aussi faut-il d’ordinaire s’armer de patience pour espérer en débusquer une dans l’ombre d’un chef d’œuvre. Explorateurs aventureux et autres éclaireurs intrépides visitent à l’occasion ces arrières-chambres obscures dans l’espoir d’y dénicher un trésor abandonné par mégarde. Les équipes de Carlotta Films naviguent ainsi depuis plus de vingt ans d’une cinématographie à une autre, jetant des ponts entre classiques « majeurs » (Voyage à Tokyo, Donnie Darko, etc.) et redécouvertes « mineures » (The Intruder, Matinee, Deep End). Réalisés au cœur des ténèbres, Peggy Sue s’est mariée (1986) et Jardins de pierre (1987) ont fait discrètement leur entrée dans le catalogue de l’éditeur, invitant en retour à reconsidérer le regard critique porté sur un cinéaste-auteur condamné à travailler sur commande pour éponger ses dettes. *
PEGGY SUE S’EST MARIÉE
Plus personne ne contrôle vraiment une production de nos jours ; le réalisateur est livré à lui-même, qu’il ait des hésitations, bâcle son travail ou devienne cinglé […] Les meilleurs réalisateurs et ceux qui disposent de plus de liberté que les autres ne sont même pas sûrs de ce qu’ils veulent faire, deviennent souvent obsessifs et grandiloquents – comme des souverains fous. Constamment insatisfaits des images qu’ils accumulent compulsivement, ils continuent de tourner – ajoutant des pièces supplémentaires à leurs palais.
Astreint à un régime sévère après une décade prodigieuse ponctuée d’excès en tous genres, Francis Ford Coppola refuse de faire le deuil d’un cinéma désormais impossible mais n’a toutefois d’autre choix que d’accepter des projets suffisamment lucratifs pour rembourser à échéance régulière les quelques 50 millions de dollars que lui a coûtés sa féérie électrique révolutionnaire à Las Vegas (Coup de cœur, 1982). Après avoir réalisé « Autant en emporte le vent avec des filles de 14 ans » (The Outsiders, 1983), s’être essayé à la poésie expérimentale monochrome avec Rusty James (1983) puis avoir perdu le contrôle d’un thriller musical d’époque (Cotton Club, 1984), le cinéaste quadragénaire répond à l’appel du producteur Ray Stark, son ancien employeur chez Seven Arts, qui lui propose de reprendre en main un projet dont la jeune Penny Marshall vient d’être déboutée. Le scénario de Peggy Sue s’est mariée, écrit à quatre mains par Jerry Leichtling et Arlene Sarner, ne séduit d’abord pas Coppola, persuadé d’avoir entre les mains un produit manufacturé pour la télévision. Lui préférerait plutôt porter à l’écran la vie de Jack « Legs » Diamond, gangster extravagant des Roaring Twenties, d’après une biographie de William J. Kennedy, co-scénariste de Cotton Club [Budd Boetticher lui avait déjà consacré un biopic en 1960, La Chute d’un caïd, ndlr]. Le projet ne convainc pas les studios hollywoodiens, refroidis par les déboires de son dernier film [le tournage chaotique de Cotton Club a provoqué une rixe furieuse entre son réalisateur et son producteur, Bob Evans, devant les tribunaux, l’un et l’autre s’accusant réciproquement d’avoir allègrement dépassé le budget imparti au projet, ndlr]. Hanté par le spectre d’une faillite totale, Coppola se met à la diète, ôte son « middle name » (« Ford ») et accepte une offre qu’il ne peut de toute façon pas refuser. A y regarder de plus près, Peggy Sue ne manque pas de charme. Le personnage éponyme, une mère célibataire délaissée par son mari, « Crazy Charlie » Bodell, un vendeur ringard de chaîne câblée, remonte le temps par accident lors d’une réunion des anciens élèves du lycée de son patelin, Santa Rosa, et se retrouve ainsi propulsée dans son corps de quadragénaire en 1960 à quelques heures de passer ses examens de fin d’année. Coppola nourrit ce sympathique mélo dans le vent – les « time-travel movies » n’ont jamais eu autant la cote à Hollywood depuis les triomphes, certes dans des genres très différents, de Terminator (J. Cameron, 1984) et Retour vers le futur (R. Zemeckis, 1985) – d’éléments autobiographiques puisés dans ses jeunes années. Avec ses teintes rutilantes et ses lumières solaires, Peggy Sue ressemble à première vue à un chromo de l’Amérique glorieuse des années Eisenhower dont le président Reagan essaie alors vainement de raviver la flamme avec ses propres G.I. Joe (Stallone, Schwarzy, Chuck Norris, etc.) et ses discours inspirés des serials de science-fiction (cf. « l’Empire du mal »). Coppola confie d’ailleurs le rôle-titre à une héroïne de pulp magazine, Kathleen Turner, découverte depuis peu dans une série de films qui réactivent le cinéma de genre des années 30-40. Turner incarne en effet une femme fatale dans un proto-thriller érotique/néo-noir (La Fièvre au corps, L. Kasdan, 1981) et une blonde écervelée dans un serial d’aventure (A la poursuite du diamant vert, R. Zemeckis, 1984). L’Americana de carte postale réinventée par Coppola lorgne moins vers son illustrateur attitré, Norman Rockwell, que vers le symbolisme ésotérique de Lewis Carroll dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865). Le voyage dans le temps de Peggy Sue ne nécessite ni véhicule « pimpé » ni éventrement du réel, mais une simple traversée du miroir. Les plans de basculement dans l’autre monde, en ouverture et en conclusion du film, trahissent d’emblée l’artificialité du dispositif de mise en scène. Coppola filme en effet à chaque fois son héroïne face à un miroir et place des doublures de leurs interprètes, dos à la caméra, pour simuler leurs reflets et dissimuler l’appareil dans le cadre. Un très léger décalage dans la reproduction des mouvements de part et d’autre du miroir annonce puis clôt le « dream picture ». La réalité fantasmée de Peggy Sue est d’ailleurs littéralement mise en lumière par un maître des débordements oniriques, Jordan Cronenweth – chef opérateur de Brewster McCloud (R. Altman, 1970), Au-delà du réel (K. Russell, 1980) et Blade Runner (R. Scott, 1982) – auquel Coppola demande de peindre à grands traits « un Magicien d’Oz moderne ». Les couleurs saturées du film ont sans aucun doute leurré les spectateurs à sa sortie à l’automne 1986, car il n’est ici pas plus question de convoquer un âge d’or révolu que de proposer le spectacle opératique d’une quelconque grandeur à reconquérir. A ce titre, Peggy Sue est à la comédie de remariage ce qu’Apocalypse Now (1979) fut au film de guerre et plus particulièrement au Viêtnam : moins une élégie, qu’une parabole. Coppola démontre l’impossible réconciliation entre des temporalités et des paysages mentaux malgré leur porosité. Peggy Sue affirme ainsi être « un anachronisme ambulant ». Coppola se réclame de cette transparence fallacieuse en affirmant s’inspirer du dispositif méta-théâtral inventé par Thornton Wilder pour sa pièce Our Town (1938) dans laquelle le dramaturge dépeint une petite bourgade sans mur [Lars Von Trier s’en souviendra également lorsqu’il réalisera son diptyque Dogville/Manderlay (2003-2005), ndlr]. Produit au cœur des années 80, Peggy Sue proposerait-il donc le plus subtil détournement jamais réalisé sur une décennie désireuse d’oublier ses égarements au point de feindre l’amnésie ? Impossible de dater le film dans sa contemporanéité. Les trois seules séquences « modernes » ne permettent pas d’établir une connexion claire avec la « Greed decade ». Si la direction artistique et la bande originale signalent le retour en arrière de Peggy, la réalité socio-politique de l’année 1960 n’est jamais manifestement mentionnée. Nous n’entendrons donc pas parler de l’ascension fulgurante cruciale du sénateur John F. Kennedy qui entre alors officiellement dans la course à la présidentielle. Ni même des 3500 soldats américains envoyés au Viêtnam ou des premières luttes contre la Ségrégation. Ces ombres menaçantes sont reléguées au même hors-champ qu’American Graffiti (G. Lucas, 1973), récit autobiographique des flâneries adolescentes de nuit le long du Strip de Modesto, devenu douze ans plus tard la Santa Rosa de Peggy Sue. Contrairement à Lucas, Coppola ne remonte la trace de son enfance ni ne met en scène « le remake de sa vie » (cf. Stanley Cavell. A la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, éd. Vrin 2017). « Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, je ferais pleins de choses différemment » se lamente Peggy Sue en 1985 alors que se rejoue presque à l’identique son dernier bal de promo. Au terme de son voyage intérieur, elle ne rectifiera pourtant pas la moindre erreur (objectif de Marty McFly dans Retour vers le futur) mais perfectionnera sa vie en réaffirmant les choix qu’elle avait déjà faits par un remariage avec « Crazy Charlie ». Derrière la caméra, Coppola n’a pas non plus l’intention de faire acte de contrition pour obtenir un quelconque retour en grâce. Peggy Sue n’a rien du « popcorn movie » ou du premier vrai chef d’œuvre post-Parrain du réalisateur. Le film permet à Coppola de clore un court chapitre de sa carrière consacré à panser ses plaies et se réconcilier avec un passé tumultueux.

Francis Coppola et son neveu Nicolas Cage sur le tournage de Peggy Sue s’est mariée, en 1985 © Jane O’Neal/TriStar Pictures

Coppola et le Sgt. Clell Hazard (James Caan) au cimetière d’Arlington, au printemps 1986 © Jürgen Vollmer/TriStar Pictures
JARDINS DE PIERRE
Le jour où Francis Coppola a abandonné le réalisme pour l’artifice doit compter parmi les plus tristes de l’histoire du cinéma.
Sorti un peu plus de six mois après Peggy Sue, Jardins de pierre marque l’avant-dernière étape du deuil artistique de Francis Ford Coppola. La mort frappe d’ailleurs à sa porte en plein tournage lorsque Gian-Carlo, son fils et proche collaborateur depuis Coup de coeur, disparaît dans un accident de hors-bord à l’âge de 22 ans. Coppola sombre dans une profonde dépression qui l’oblige à s’éloigner des plateaux : « Jardins de pierre, je ne m’en souviens plus très bien : mon cerveau ne fonctionnait même plus à l’époque. » En délaissant l’artifice pour le réalisme, le réalisateur signe alors le véritable remake du film en train de se faire hors-champ. Jardins de pierre raconte en filigrane l’histoire d’un père qui ne parvient pas à sauver son enfant de la mort vers laquelle il l’a pourtant précipité et finit par l’enterrer en grandes pompes. A l’écran, le film montre comment le sergent Clell Hazard, un vétéran de la Corée (campé par James Caan, de retour devant la caméra après une absence longue de cinq ans), ne parvient pas à mettre au clair ses idées sur la guerre alors qu’il forme des recrues à survivre dans le bourbier vietnamien au début des années 60. En attendant de partir au casse-pipe, le régiment se charge d’accomplir les rites funéraires dans les jardins de pierre éponyme, le cimetière national d’Arlington, Washington, dernière étape du funeste périple vers l’Asie du Sud-Est. Hazard prend sous son aile une nouvelle recrue, Jackie Willow (D.B. Sweeney), fils d’un camarade de tranchée, trop empressée à son goût d’aller zigouiller des communistes de l’autre côté du Pacifique. Après avoir contourné le sujet dans un opéra guerrier psychédélique dix ans plus tôt, Coppola se frotte pour de bon à la guerre du Vietnam en explorant la psyché tourmentée d’une nation profondément belliciste. Le décor d’Arlington témoigne en effet d’une identité nationale bâtie sur un grand charnier à ciel ouvert. Situé face aux institutions gouvernementales de Washington D.C., le cimetière accueille depuis la guerre de Sécession les soldats et vétérans sacrifiés sur l’autel de la patrie pour la construction du grand édifice (politique, moral, culturel, etc.) étatsunien. Bien plus qu’une première grande déroute historique, le Vietnam sape les fondations d’un édifice que l’on découvre alors relativement fragile. Contestations et autres dissensus déchireront dès lors peu à peu un tissu national que la présidence Reagan essaiera en vain de rapiécer en lorgnant vers l’âge d’or de Peggy Sue. Bien qu’il bénéficie du soutien logistique que l’armée américaine lui avait refusé pour sa lecture hétérodoxe d’Au cœur des ténébres de Joseph Conrad, Francis Coppola, ancien élève d’une académie militaire, ne détourne cette fois pas son matériau original – un roman signé d’un ancien troufion d’Arlington passé par le Vietnam en qualité de reporter de guerre – et préfère s’en remettre à sa formation théâtrale pour brosser une subtile étude de caractères. Le réalisateur renoue donc ici non seulement avec ses premières amours mais dialogue aussi avec l’artiste qu’il fut autrefois, comme en témoigne l’ouverture saisissante de son dix-septième opus. Un long travelling superpose l’enterrement d’un soldat à Arlington et le ronronnement lointain d’un hélicoptère, le générique redoublant ainsi la première séquence d’Apocalypse Now auquel Jardins de pierre emprunte deux acteurs (Laurence Fishburne et Sam Bottoms), son producteur (Fred Roos), son chef décorateur (Dean Tavoularis) et son monteur (Barry Malkin). Si l’homophonie des noms de leurs personnages principaux invite à lire les deux œuvres à rebours, WillOW incarnant sans doute le jeune idéaliste que fut le capitaine WillARD avant son périple dans la jungle vietnamienne, Jardins de pierre se distingue néanmoins d’Apocalypse Now grâce à la tonalité élégiaque absente de Peggy Sue. Coppola s’appuie à cet effet sur la bande originale en demi-teinte de son père et la photographie pastel, presque bucolique, de Jordan Cronenweth qui signe ici sa deuxième et dernière collaboration avec le cinéaste. Ce classicisme et cette retenue détonnent au terme d’une décennie consacrée à redéfinir le « coppolisme ». Le drame en chambrée permet au réalisateur d’écrire le dernier acte du premier grand opéra tragique américain commencé en 1972 avec Le Parrain dont le troisième opus, sorti une première fois en salle en 1990, n’offrira la coda qu’en 2020 dans une director’s cut (cf Mario Puzo’s The Godfather, Coda: The Death of Michael Corleone sorti directement en Blu-ray en France). Jardins de pierre partage en outre davantage d’affinités avec le dernier opus de la saga des Corleone qu’avec le trip psychédélique d’Apocalypse Now. Le drame intime du sergent Hazard annonce en effet le destin tragique de Michael Corleone, tous deux condamnés à vivre avec une culpabilité dont ils ont été chacun à leur façon les grands architectes : le premier en recommandant le transfert de son fils adoptif à l’école militaire de Fort Benning, antichambre du Vietnam, le second en retournant une dernière fois dans « les affaires » mafieuses de la famille. Coppola relègue la conjoncture politique à l’arrière-plan ou dans des surcadrages – le conflit n’est montré qu’à travers des écrans de télévision -et place ses caméras dans les coulisses du « show business » militaire. Arlington Road sert de grande scène à une vaste supercherie pailletée, un « théâtre kabuki » peuplé de « soldats d’opérette » s’amuse à expliquer au cours d’un dîner le sergent-major « Goody » Nelson (James Earl Jones, qui trouve ici l’un de ses meilleurs rôles) à Samantha Davis (Anjelica Huston, improbable « girl next door »), journaliste anti-Vietnam dont s’éprend Hazard. Processions et cérémoniaux en tous genre jalonnent ainsi la filmographie de Coppola, entre mariages, baptêmes (Le Parrain) et rites de passage (The Outsiders, Apocalypse Now). Un simple coup de poing asséné à l’épaule par ses supérieurs hiérarchiques marque ici officieusement le passage du soldat Jackie Willow à un grade supérieur. Si Jardins de pierre montre sans déconstruire dans une perspective critique le spectacle (militaire, funéraire, commémoratif, etc.) à grand renfort de drapeaux, parades et roulements de tambour, la hantise de la guerre ne cesse de planer au-dessus d’un univers confiné auquel renvoie le camp d’entraînement de Parris Island dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. Au contraire de ce dernier, qui consacre la seconde partie de son film à l’expérience vietnamienne sur le terrain même de la guerre, Coppola refuse d’embarquer sa caméra aux côtés de son personnage principal et inscrit donc sa narration dans un geste très godardien « entre deux histoires ». Le film, lui, disparaîtra malheureusement dans l’ombre de l’opus kubrickien, sorti la même année en pleine vague des Vietnam movies réactivée par Platoon (O. Stone, 1986) [on en compte pas moins de sept à l’affiche en 1987, dont Good Morning, Vietnam (B. Levinson), ndlr]. Son distributeur, TriStar, ne croit pas en son potentiel commercial et ne lui accorde qu’une sortie limitée au printemps dans une soixantaine de salles. Coppola, lui, préfère oublier l’expérience douloureuse de Jardins de pierre : « s’il y a un long-métrage que je voudrais ne jamais avoir réalisé, c’est celui-ci. Je l’ai entrepris à l’époque où j’étais en faillite, où il me fallait tourner tous les ans afin de rembourser mes dettes, et il m’a coûté beaucoup. Il m’a tout pris. Je rêve souvent de n’avoir pas réalisé Jardins de pierre, je n’aurais pas perdu mon fils. » Francis reprend alors son « middle name » pour mettre en scène son autoportrait dans le biopic d’un génial entrepreneur aux rêves brisés, Tucker: the man and his dream (1988), dernier échec commercial d’une décennie introspective consacrée à faire le deuil d’une innocence à jamais perdue.
* Jardins de pierre et Peggy Sue s’est mariée sont disponibles dans une édition prestige limitée Blu-ray + DVD + goodies chez Carlotta Films depuis le 17 février 2020.
Copyright illustration en couverture : Michael O’Neill/Kathleen T. Rhem/Gone Hollywood.
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