CinéMode : Jean-Paul Gaultier fait son genre à la Cinémathèque

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Cinémode

Jean-Paul Gaultier à la Cinémathèque ? « Pourquoi pas », répondront la plupart des gens, connaisseurs peut-être de ses créations pour le grand écran, habitués surtout à l’enthousiasme tout-terrain du créateur. Gaultier à la Cinémathèque ? « Bien entendu », répond surtout le principal intéressé, pour qui les films furent, plus que des inspirations, le point de départ de sa trajectoire personnelle. Pour célébrer cette relation qui dure, la Cinémathèque a laissé l’enfant terrible de la mode envahir ses murs pour CinéMode, une déclaration d’amour aux films, ceux sur lesquels il a travaillé, bien sûr, mais aussi ceux qui l’ont inspiré en tant qu’artiste et nourri en tant qu’individu. Une exposition thématique, multiple, foutraque mais surtout généreuse, à l’image du monsieur.

Les trésors cachés de la Cinémathèque

Les cinéphiles savent ce qu’ils doivent à la Cinémathèque. S’ils peuvent caresser l’espoir de voir un jour sur grand écran tel film italien de 1942, tel film de jeunesse de ce grand réalisateur tchèque, c’est grâce au souci du lieu de compiler, sauvegarder et célébrer la mémoire du septième art dont le temps qui passe ne nous a laissé que de grosses bobines poussiéreuses. Ce que l’on sait moins, c’est qu’Henri Langlois [fondateur de la Cinémathèque] aimait autant les films que leur paratexte. Au fil des années, il a donc accumulé des costumes que des acteurs et réalisateurs peu fétichistes condamnaient à la destruction. Ces robes, à ses yeux, renfermaient entre leurs plis un peu de la magie qui fait le cinéma. Ce n’est pas Frédéric Bonnaud [actuel directeur de la Cinémathèque] qui dira le contraire, lui qui estime que « le costume, c’est déjà de la mise en scène ». De là l’idée de les sortir de l’ombre pour les exposer au grand public. Le matériel existait, l’envie était là ; il ne manquait que l’idée géniale qui sortirait cette exposition de costumes d’un simple alignement de mannequins désincarnés, corps de plastique à la blancheur de cadavres que des robes vieillies auraient fait ressembler à des spectres. Dans cette jolie histoire, la bonne fée a les traits inattendus de Toni Marshall. La regrettée cinéaste souffle aux oreilles des équipes de la Cinémathèque le nom qu’il leur fallait. Elle a un ami, couturier et plein de vie, grand amateur de cinéma… C’est ainsi que Jean-Paul Gaultier débarque dans cette aventure.

« J’ai une tendance à me demander si je suis légitime, mais au final, je ne me suis pas posé cette question-là quand on m’a proposé l’exposition. Pourquoi ? Parce que si j’ai fait de la mode, c’est parce que j’ai vu un film qui m’a donné envie de faire de la mode. » Preuve que la relation de JPG (pour les intimes) au cinéma ne commence pas au tournant des années 1990, lorsqu’il se voit pour la première fois chargé des costumes d’un long-métrage, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway. Il faut au contraire imaginer un petit garçon de même pas dix ans, les yeux écarquillés devant la télévision familiale qui diffuse Falbalas (1945) de Jacques Becker, et le fait plonger dans les coulisses de la mode, ses ateliers de couture et ses défilés, ses textures et ses robes. C’est donc devant des images animées que la future star des podiums a puisé sa vocation. Gaultier doit beaucoup au cinéma et n’hésite pas à le reconnaître, tout comme il voit un parallèle évident entre celui-ci et son art actuel. « Le cinéma comme la mode sont censés représenter ce qui se passe dans la société, dans la vie, Ils saisissent l’air du temps, ou font rêver aussi. » C’est de cela que traite CinéMode, des fils d’influences qui se sont tissés entre l’histoire du cinéma, la vie d’un petit garçon et la carrière d’un génie créatif.

Cinémode
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Des costumes qui « font genre »

CinéMode est finalement très loin de l’exposition que la Cinémathèque avait en tête autour de sa collection de costumes, dont seuls vingt spécimens ont été finalement retenus. Elle est en revanche tout à fait à l’image de Gaultier : colorée et pop, foutraque un peu, folle beaucoup. Nulle suprise de la part de celui qui confesse avec gourmandise : « J’aime beaucoup l’opéra… Mais je préfère le rock’n roll ! » Exit donc la chronologie : les œuvres sont classées selon des salles thématiques autour des transgressions, des représentations de genre, sujets éminemment actuels mais pour lesquels il est impossible d’accuser Gaultier d’opportunisme tant ils ont toujours constitué l’ADN de sa création. La scénographie de chaque espace suit également sa propre logique, celle de JPG, qui multiplie les pointes d’humour – le short de Stallone dans Rocky IV (S. Stallone, 1985) suspendu dans les airs pour faire face au costume moulant du Superman de Reeve, comme pour un match au sommet – et parallèles signifiants. Ainsi, la robe perlée de Marilyn dans Certains l’aiment chaud (B. Wilder, 1959) est exposée juste à côté d’une robe Vichy à la Bardot, pour souligner la différence béante entre un système hollywoodien qui engonçait ses femmes dans des artifices et des humiliations, et un cinéma français dominé par les cheveux fous et le charisme « révolutionnaire » (le mot est de JPG) d’une Brigitte indomptable. Féministe, l’expo CinéMode? Indéniablement, et il semble que cette touche soit indissociable de Toni Marshall, remerciée dès l’entrée. Enfin, soyons précis : plus que simplement féministe, l’exposition est inclusive puisqu’elle traite longuement de la façon dont le costume de cinéma a permis de souligner un genre (les robes vaporeuses de Grace Kelly, les bustiers adorables d’Audrey Hepburn) ou au contraire de les brouiller. Gaultier a depuis longtemps choisi son camp, lui qui ne se fait pas prier pour s’étendre sur la manière dont un simple débardeur peut cacher une féminité indéniable – celle de Birkin dans Je t’aime moi non plus (S. Gainsbourg, 1976) – ou révolutionner le rapport à la masculinité lorsque, mouillé sur le torse d’un jeune Brando dans Un tramway nommé désir (E. Kazan, 1951), il invente le concept d’ « homme-objet ». Ces corps virils qui acceptent leur passivité sous le regard de l’autre, femme ou homme, eurent une influence considérable dans la définition de l’esprit Gaultier.

L’acmé de ce jeu, de ce trouble créé par le costume, est sans doute atteint par la robe signée JPG et portée par Gael Garcia Bernal dans La Mauvaise Éducation (P. Almodóvar, 2004). Souvenez-vous : l’acteur est moulé dans une robe fourreau scintillante qui lui dessine une fausse poitrine, un pubis, et susurre « Quizas, Quizas Quizas » une rose à la main. L’image est culte, mais laissez Jean-Paul Gaultier vous parler du tournage et vous apprendrez la tension qui l’entoura. On savait les rapports entre le réalisateur espagnol et sa star mexicaine compliqués, on imaginait mal que la cause en était cette robe, qui soulignait moins les formes que les insécurités d’un acteur de culture latine. Preuve que le costume n’est pas qu’un artifice. Il est un message, il est politique, et méritait donc une exposition. Celle-ci est à la fois parfaitement dans son époque, passionnée sans tomber dans la bien-pensance. Profondément Gaultier, en somme

« CinéMode » par Jean-Paul Gaultier, La Cinémathèque, Paris, du 6 octobre 2021 au 16 janvier 2022.

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