Sorti au début des années 90, le film de Joel Schumacher Falling Down – « tomber » – n’explore pas la fin d’un rêve mais déjà sa pulsion de mort. Il ne reste rien des illusions aux néons des années 70, la déroute volontaire de Michael Douglas nous entraîne dans la suffocation du monde où le capitalisme a ravagé jusqu’aux souvenirs de ceux qui croyaient dur comme une batte en sa liturgie.
En 1993, dans le ciel de l’Amérique de Clinton, plus de signes pour dire « le monde est à toi ». Les rêves, pourtant honnêtes de la classe moyenne, tombent peu à peu dans le camp des maudits, cette « death valley » urbaine où jamais ils n’auraient imaginé sombrer. Fin de partie. Le capitalisme exécute enfin sa danse macabre, celle où on n’a même plus besoin que les gens fantasment à un avenir meilleur. Le mensonge a cessé de distiller à l’horizon des particules d’espérance, il est à découvert et chacun pour soi. Joel Schumacher filme un état des lieux dans un Los Angeles englué par le soleil telle une malédiction sur des corps en perdition. Cette cité des anges annonce déjà l’atmosphère toxique de la série The Shield et rompt définitivement avec l’ombre nostalgique des comédies musicales. Les émeutes, qui embrasèrent la ville, en 1992, ont achevé de fendre en deux l’illusion d’un bonheur pour tous. La rupture est sans appel. Après la fin de l’Union Soviétique, le modèle américain a planté définitivement son deuxième pied dans le libéralisme, et ses yeux enfin exclusivement fixés vers la rentabilité ne perdent plus de temps à « penser » les laissés pour compte. Comme le scande un des personnages/témoins du film, être ou ne pas être économiquement viable est le slogan sans appel où s’achève le XXe siècle. On imagine alors le héros de Joel Schumacher incarné par Michael Douglas quelques années avant cette journée tragique, sortant de la séance de Taxi Driver (M. Scorsese, 1976) au cinéma, certain que tout ça ne lui arriverait pas : qu’il serait un Américain droit pour une existence non pas idyllique mais digne. Un mariage heureux. Un travail honorable. Un pavillon en banlieue. Un chien. Les enfants à la fac et une retraite paisible. Il n’entendait pas encore dans les répliques de Robert de Niro, son futur : « Voilà l’homme pour qui la coupe est pleine, l’homme qui s’est dressé contre la racaille, le cul, les cons, la crasse, la merde… Voilà quelqu’un qui a refusé. »



PLUS DURE SERA LA CHUTE
En épousant le conte de cette nation aux multiples étoiles, lui, il sauverait sa peau. Même pas. Même plus. Tout commence inexorablement par un embouteillage. Ici, l’action est prisonnière comme le verbe. On est cloué au sol, enfermé dans ce reste de vie privée, la voiture, où plus rien ne fonctionne, ni la climatisation, ni la promesse de rouler. Le progrès comme nous est à l’arrêt. Le regard est saturé dès le départ. L’accumulation désarticulés des signes quotidiens devient le paysage de l’angoisse. Le familier dans son inquiétante étrangeté écrase déjà celui dont on ne sait encore rien, un Michael Douglas dont la déconctraction naturelle, l’œil malin ont disparu. Il est une crispation, un être pour lequel la confiance dans la société a rendu l’âme, un homme raidi par un destin que l’on sait tout de suite déchu. L’acteur jouerait en quelque sorte l’employé rendu surnuméraire par le Gordon Gekko qu’il fut dans Wall Street (O. Stone, 1987). Cette scène initiale n’est pas le décor qui amène au film, elle n’est pas non plus une simple préfiguration, elle est une synthèse. Tout est en place. Commence, la fuite en avant du personnage, qui tente d’échapper à un récit qui ne fait plus sens, pour comme il le dira tout au long du film « rentrer chez lui » là où pourtant il n’est même plus désiré. Il s’évade de la scène et Robert Duvall alors apparaît. Il est comme un double de celui que l’on nommera longtemps D-Fens, habillé de la même manière, au bord lui aussi de l’incompréhension envers la société qui l’entoure. Joel Schumacher filme une course poursuite entre deux êtres que rien n’oppose vraiment, seule l’amour peut être fait que l’un privé de ce somptuaire se transforme en un être déchu pendant que l’autre croit encore en une forme de possible, comme le dit Christopher Lasch, « seule la famille est un refuge dans un monde cruel ». Chute Libre n’est pas un rêve, un rébus à déchiffrer, où une certaine interprétation du monde se dessine en hypothèse. Non, ce film est sèchement politique et n’enregistre pas moins la folie d’un homme que celle d’une société « sans projet, otages d’un monde hallucinatoire dopé par le marketing et la publicité, où les individus n’ont plus de modèles auxquels s’identifier ».