« Pour moi, l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science-fiction. » Comment ne pas donner raison à la sentence iconoclaste de Jacques Lacan après avoir défriché l’œuvre de Philip K. Dick, « seul auteur de science-fiction marxiste » autoproclamé ? Son Dieu du Centaure évoque déjà le réchauffement climatique tandis que Dr. Bloodmoney décrit le monde d’après l’holocauste nucléaire. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, son premier roman à être adapté au cinéma sous le titre de Blade Runner, plonge également le lecteur dans un monde dévasté par des guerres atomiques, où végètent des humains condamnés à vivre sur Terre – à cause de leurs capacités cognitives altérées par les retombées radioactives – pendant que d’autres s’exilent sur Mars aux côtés d’androïdes, eux interdits de séjour sur ce qui autrefois notre belle planète. Que reste-t-il donc des Androïdes dans Blade Runner ?
LES ANDROÏDES RÊVENT-ILS DE BLADE RUNNER ?
Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, publié dans un premier temps en France sous le titre de Robot Blues, est une œuvre éminemment dickienne. Philip K. Dick l’écrit en 1966, au cours d’une période créative très prolifique dans sa carrière de romancier. Deux œuvres majeures de sa bibliographie viennent alors d’être publiées : Le Maître du Haut Château (1962) et Le Dieu venu du Centaure (1965). Sur le plan personnel, Dick profite d’une rare accalmie dans un quotidien d’ordinaire tumultueux. Il mène une vie à peu près équilibrée en compagnie de sa quatrième femme, Nancy – « un être humain vrai : tendre, aimant et vulnérable » -, avec laquelle il vient d’avoir une petite fille, Isa. Aussi, on ne s’étonne pas de le voir écrire à la même époque son seul roman jeunesse, Nick et le Glimmung (1966). Les androïdes paraît aux États-Unis en 1968 chez Doubleday, prestigieux éditeur d’Isaac Asimov et de Ray Bradbury. Dans les années 70, la santé mentale de l’auteur se dégradera à mesure qu’il augmentera sa consommation de substances hallucinogènes, dont certaines tout à fait légales, pour soigner une dépression sévère héritée de l’enfance. Né à Chicago en 1928, Dick est en effet un enfant de la Grande Dépression : « Je pensais que la morosité de la société qui m’entourait – les rues des villes et les maisons – provenaient que toutes les voitures étaient noires ». S’il écrit sous amphétamines, c’est donc aussi pour trouver un sens à sa vie, à l’univers et communiquer avec un Dieu omniscient. Dans L’Exégèse, le journal philosophique qu’il tient à partir de 1974 jusqu’à sa mort en 1982, ce grand lecteur de Kant et Descartes comprend que son œuvre antérieure est un « long cheminement vers l’illumination ». Dans cette relecture inspirée de William Burroughs pour qui « le langage est un virus », ses textes deviennent des vecteurs d’idées chargés de contaminer littéralement les lecteurs par l’intermédiaire des yeux et du cerveau…
Écrire Les androïdes aide Philip K. Dick à répondre à la grande question qui traverse l’intégralité de son oeuvre : « qui est humain et qui se fait simplement passer pour humain ? » Rien n’a davantage d’importance à ses yeux. Dans son roman, comment distinguer un androïde doué de caritas paulinienne d’un être humain dépourvu d’empathie, c’est-à-dire d’un sociopathe ? Selon Dick, un être vivant capable d’avoir des rêves irrationnels et passionnels mérite d’être considéré comme un humain, que ses songes soient peuplés de moutons électriques ou de licornes… Les androïdes témoigne également d’une conscience écologique accrue de son auteur. Dick témoignera d’ailleurs plus tard dans un magazine promotionnel publié à la sortie de Blade Runner : « Un jour, je me suis rendu compte qu’il y a 47 000 barils de déchets nucléaires déversés dans l’Atlantique et environ la moitié dans le Pacifique. Dans 45 ans, ces tonnes de barils de déchets nucléaires et radioactifs commenceront à se déverser dans l’océan et à détruire la chaîne de vie à sa source. Et j’ai soudain réalisé que, même si je ne serai pas en vie lorsque cela se produira, mes enfants et d’autres personnes seront en vie. J’ai réalisé que c’est le problème le plus urgent auquel nous sommes confrontés. […] J’y avais toujours pensé comme à une situation hypothétique et tout à coup, elle est devenue extrêmement réelle. »
« Philosophe-écrivain » comme il se plaît lui-même à se considérer, Philip K. Dick attire l’attention d’Hollywood moins pour son style que pour ses idées. Son écriture reste en effet dans la plupart de ses textes de fiction strictement au service du récit – à l’exception de certains passages plus soignés que d’autres, notamment dans Ubik (1969), une œuvre très dialoguée, et ses romans de littérature générale. Pour la modique somme de 1500 dollars, un mystérieux producteur du nom de Bertram Berman obtient les droits des Androïdes dès mai 1968. Dick, ravi, s’empresse de lui expliquer par missive interposée ses idées pour porter son roman à l’écran. Du haut de ses 52 ans, Gregory Peck incarnerait selon lui un Rick Deckard très crédible face à Dean Stockwell, parfait John Isidore, personnage qui cèdera plus ou moins sa place à J. F. Sebastian dans Blade Runner. Le projet n’aboutira jamais. D’aucuns racontent que le tout jeune Martin Scorsese aurait envisagé d’acheter lui aussi les droits du roman à la même époque…


L’ASSASSINAT DE PHILIP K. DICK
Ridley Scott affirme n’avoir jamais réussi à terminer sa lecture du roman de Philip K. Dick, trop dense à son goût : « A la page 32, il y a déjà dix-sept histoires ! » Le projet ambitieux arrive pourtant entre ses mains à point nommé dans sa carrière et sa vie privée. Son frère aîné, Frank, vient de mourir. L’adaptation de Dune à laquelle il a consacré une année entière n’entrera finalement pas en production. Sous la direction de Scott, et la plume de David Webb Peoples et Hampton Francher, la plupart des sous-intrigues des Androïdes disparaîtront ainsi de Blade Runner, titre d’ailleurs inspiré d’un court livre de Burroughs – que Ridley Scott remerciera au générique de son film -, Blade Runner : a Movie (1979), lui-même tiré d’un roman SF d’Alan E. Nourse, The Bladerunner (1975), une dystopie médicale tout aussi glaçante que le roman de Philip K. Dick. Les spectateurs ne sauront ainsi rien du mariage de Rick Deckard, des catalogues animaliers où se procurer des moutons électriques, de Mercer – un mystérieux télévangéliste -, des boîtes à empathie et des orgues d’humeurs (Penfield Mood Organ) pour soigner sa neurasthénie, ou encore des paysages de San Francisco et de l’Oregon, cadres originels du roman. Les androïdes Pris et Rachel, copies conformes l’une de l’autre chez Dick, seront incarnés par deux actrices différentes dans le film de Ridley Scott. Abandonner ainsi le thème de la gémellité rompt le dernier lien qui unit Blade Runner à Philip K. Dick, dont l’œuvre est traversée par le thème du double en écho à la mort prématurée de sa sœur jumelle, disparue quelques semaines seulement après sa naissance.
Philip K. Dick ne vivra pas suffisamment longtemps pour voir la première adaptation de son film achevée. Dans un article daté de février 1981, il éreinte une première version du scénario signée par David Webb Peoples. Ridley Scott parvient néanmoins à lui montrer des rushes et extraits de Blade Runner, sans la musique composée par Vangelis ni la voix off d’Harrison Ford imposée par le studio –qui propose d’ailleurs à Dick d’écrire la novélisation du film pour remplacer officiellement Les Androïdes, une offre bien sûr poliment refusée. Ce dernier témoigne de son enthousiasme dans sa dernière interview, accordée au Twilight Zone Magazine, en juin 1982 : « J’ai vu un segment des effets spéciaux de Douglas Trumbull pour Blade Runner au journal télévisé de KNBC-TV. Je l’ai reconnu immédiatement. C’était mon propre monde intérieur. Ils l’ont parfaitement saisi. J’ai écrit à la chaîne, et ils ont envoyé la lettre à la Ladd Company. Ils m’ont donné le scénario mis à jour. Je l’ai lu sans savoir qu’ils avaient fait appel à quelqu’un d’autre. Je n’arrivais pas à croire ce que je lisais ! C’était tout simplement sensationnel – toujours le scénario de Hampton Francher, mais miraculeusement transfiguré, pour ainsi dire. Le tout avait simplement été rajeuni de manière très fondamentale. Après avoir terminé la lecture du scénario, j’ai sorti le roman et l’ai parcouru. Les deux se renforcent mutuellement, de sorte que quelqu’un qui a commencé par le roman appréciera le film et que quelqu’un qui a commencé par le film appréciera le roman. J’ai été étonné que Peoples parvienne à faire fonctionner certaines de ces scènes. Il m’a appris des choses sur l’écriture que je ne connaissais pas. » Pour le reste, Deckard est-il un humain ou un « réplicant » – le mot ne figure pas dans Les androïdes ? Dick préfère rester dans le doute, contrairement à Ridley Scott dans sa Final Cut, sortie en 2007. « Deckard est un putain de réplicant » tonne ce dernier lors de la promotion de Seul sur Mars, en 2015. Rattacher Blade Runner à l’univers de Philip K. Dick reste donc hasardeux. Sans doute est-ce pourquoi Métal Hurlant inscrira à sa une, en septembre 1982 : « C’est Dick qu’on assassine ! » S’il n’offre pas une « seconde mort » au romancier, contrairement à ce qu’écrit avec véhémence le journaliste Philippe Manœuvre, « l’ignoble pensum » aura le mérite d’accroître la popularité de Philip K. Dick aux États-Unis et de mettre en lumière une partie de son œuvre, qui compte pas moins de 44 romans et 121 nouvelles.
(J’AI LU, 288 pages, 8 euros).