Du strass et des paillettes, des buffets scandaleusement copieux, l’argent qui coule à flot, des musiques entêtantes… Noël et Las Vegas entretiennent bon nombre de points communs. Si la magie de l’un reste intacte, celle de la cité du jeu et du vice ne fait plus illusion depuis bien longtemps. Aussi le cinéma a-t-il pris soin d’explorer en plus de cent ans d’existence les arcanes véreuses d’une cité mythique bâtie au beau milieu du désert du Nevada par des individus portés sur la flambe. Modèle du genre, Casino (1995) de Martin Scorsese incarne sans doute un point de non-retour dans son genre. A l’occasion de sa diffusion sur Ciné + ce mois-ci, retour sur cinq films méconnus consacrés à Las Vegas et à l’enfer du jeu.
L’Inconnu de Las Vegas (1960)

Un ex-GI réunit onze camarades de l’armée pour dévaliser cinq casinos à Reno en une nuit. Si le pitch de L’Inconnu de Las Vegas vous semble familier, son titre anglais vous mettra sans doute la puce à l’oreille. Ocean’s Eleven n’est en effet rien d’autre que la copie originale du film dont Steven Soderbergh réalisera le remake quarante ans plus tard. C’est aussi le premier monument à la gloire du Rat Pack, des joyeux drilles menés par trois crooners, Frank Sinatra, Dean Martin et Sammy Davis Jr., et leurs égéries, Angie Dickinson et Shirley MacLaine. « On ne peut pas dire que ce soit un gang. Juste Danny Ocean et ses 11 copains – la nuit où ils ont fait exploser toutes les lumières de Las Vegas. » L’accroche sur l’affiche annonce la couleur. Oubliez le film de casse – la séquence en question n’occupe à peine que cinq minutes du métrage. Le (trop) long suspense ne vaut d’ailleurs son pesant de cacahuètes qu’à l’issue du braquage. Loin d’atteindre les sommets du cool que gravira sans peine Soderbergh, L’Inconnu de Las Vegas ne s’apprécie pleinement qu’à condition de le regarder comme un film de potes partis en virée sur le Strip à l’hiver 1960. Les privates jokes fusent dans un nuage de fumée et d’alcool. Sinatra nous refuse le plaisir de faire une démonstration de sa voix légendaire. Et Dean Martin, l’œil brumeux, entonne son hymne flamboyant, « Ain’t That A Kick In The Head ». En coulisses, les beuveries nocturnes à rallonge du Rat Pack contraignent le réalisateur Lewis Milestone, un vieux routier des studios hollywoodiens, à réviser sans cesse son planning de tournage, souvent réduit à deux ou trois heures par jour. L’Inconnu de Las Vegas témoigne par intermittence de cette énergie électrique, captée notamment dans le générique de Saul Bass et la musique flamboyante de Nelson Riddle. Sinatra appréciera si bien ses vacances grassement payées (6 millions de dollars) qu’il envisagera de s’en offrir d’autres du même genre. Plus porté sur le whisky que sur la mise en scène, le Rat Pack n’apparaîtra au grand complet que dans une poignée de films plutôt médiocres.
L’Amour en quatrième vitesse (1964)

L’Inconnu de Las Vegas ne marque pas la première apparition à l’écran du Rat Pack dans la cité du vice. Frank Sinatra, Dean Martin et Samy Davis Jr. apparaissent brièvement dans une comédie musicale avec Cyd Charisse en 1956, Viva Las Vegas, film au titre français encore une fois trompeur. Meet Me in Las Vegas (en VO) n’entretient aucun lien de parenté avec Viva Las Vegas, quinzième opus de l’Elvisploitation qui arrivera en France sous le nom de L’Amour en quatrième vitesse. Produit et réalisé par George Sidney, un vieux briscard rompu aux grosses productions musicales, le film révèle aux spectateurs la romance incandescente entre « The King » et Ann-Margret. Elvis Prelsey incarne Lucky, mécanicien parti à Las Vegas pour participer à une course automobile à condition de pouvoir acheter le moteur de ses rêves à sa chère Maserati. Ruiné en un coup de dés au casino, il devient serveur dans un hôtel et tombe sous le charme de Rusty Martin, la maître-nageuse de l’établissement campée par Ann-Margret. Le scénario de Viva Las Vegas propose un chemin plutôt balisé, avec romance à la clé. La presse ne se privera d’ailleurs pas d’exploiter des photos du film pour prétendre avoir assisté au mariage des deux stars en tête d’affiche, provoquant ainsi des remous dans le couple d’Elvis, alors fiancé à Priscilla. L’amour en quatrième vitesse tient bel et bien ses promesses aux fans de Presley. Le roi du rock’n’roll leur offre pas moins d’une dizaine de chansons, dont certaines en duo avec Ann-Margret, qu’on surnomme alors la « Elvis Presley féminine ». La rousse volcanique et son déhanchement lascif finissent même par voler la vedette à son partenaire. Avec sa belle gueule de jeune premier, Elvis n’est pas non plus à son désavantage. Il est même au sommet de sa forme. La chanson éponyme deviendra plus tard l’hymne officieux de Las Vegas, où le « King » donnera plus de 800 concerts à la fin des années 60. Sorti en pleine Beatlemania, L’Amour en quatrième vitesse se savoure surtout comme un objet kitsch qui encapsule aussi bien le charme suranné d’une époque lointaine que son innocence à jamais perdue.
Les Flambeurs (1974)

Hollywood n’a plus la tête à la fête lorsque Robert Altman réalise Les Flambeurs (California Split, en VO). Nous sommes en 1974. La nouvelle génération déconstruit l’Amérique qui l’a vue grandir. L’heure est aux excès en tout genre. Les cendriers de coke trônent ostensiblement dans les salons de Beverly Hills. Les parties fines de luxe s’enchaînent sans discontinuer derrière les grilles du Manoir Playboy. A quelques kilomètres de là, Las Vegas a perdu de sa flamboyance. Les joueurs compulsifs se retrouvent désormais dans l’intimité des salons de poker embrumés. C’est d’ailleurs là où se rencontrent Bill Denny (George Segal), journaliste porté sur le jeu à ses heures perdues, et Charlie Waters (Elliott Gould), un joueur professionnel dont le mode de vie séduit peu à peu son nouveau camarade, ainsi entraîné dans la spirale de l’addiction qui l’épuise à mesure que les mises augmentent, des cercles privés aux casinos de Reno. Les Flambeurs baigne dans l’atmosphère sordide et le brouhaha permanent des salles de jeu. Pour rendre compte du vacarme ambiant, Robert Altman utilise un magnétophone analogique à huit pistes, un procédé qui lui permet de superposer les dialogues jusqu’à les rendre parfois inaudibles. L’effet, immersif et entêtant, deviendra par la suite la signature du réalisateur. L’histoire des Flambeurs est également un exercice autobiographique pour son auteur, Joseph Walsh, qui accouche d’un scénario sur sa propre addiction au jeu au terme d’une soirée cafardeuse bien alcoolisée. Elle fascine un de ses proches amis, le tout jeune Steven Spielberg, qui envisage d’en faire son premier long-métrage pour le cinéma avec Steve McQueen en tête d’affiche. Passé entre les mains de Robert Altman, le film prend une dimension impressionniste, le cinéaste concentrant toute son attention à illustrer la fièvre irrépressible du jeu à travers la relation vénéneuse entre ses deux personnages principaux. Les Flambeurs est enfin le film des premières fois puisqu’il s’agit de la première collaboration entre Altman et Gould, mais aussi le premier (petit) rôle de Jeff Goldblum sur grand écran.
Le Flambeur (1974)

« Pour 10 000 $, ils vous cassent les bras. Pour 20 000 $, ils vous cassent les jambes. Axel Freed doit 44 000 $. » Le ton est donné une fois de plus par une tagline inspirée directement d’une réplique du film. Quelques mois après Robert Altman, le réalisateur britannique Karel Reisz entrait lui aussi dans la partie avec son premier long-métrage américain, Le Flambeur (The Gambler), adaptation très libre et officieuse du Joueur de Dostoïevski par James Toback, lui-même concerné de près par l’addiction dont souffre son personnage principal, Axel Freed, un professeur de fac incapable de s’arrêter de jouer. Poursuivi par la mafia et plaqué par sa petite amie, le joueur dévoré par son obsession pousse l’autodestruction jusqu’à parier à Las Vegas une somme d’argent considérable prêtée par sa mère dans l’espoir de regagner sa dignité, à moins de n’en jamais revenir. La grande partie de poker du Flambeur se joue de part et d’autre de l’écran. Le jeune Robert Evans souhaite aposer son nom au générique d’un film qui deviendrait ainsi sa première production pour le compte de la Paramount. Face à lui, Irwin Winkler tient bon et remporte la mise, son adversaire s’en allant produire Chinatown (1974) de Roman Polanski. Longtemps courtisé par Robert De Niro, Karel Reisz jette son dévolu sur James Caan, alors aux prises avec une sévère cocaïnomanie. Ce dernier délivre sans doute l’une des meilleures prestations de sa carrière dans ce film à l’atmosphère urbaine morbide où l’on croise quelques-unes des plus sympathiques trognes du cinéma américain des seventies. Burt Young, célèbre beau-frère grincheux de Rocky Balboa, incarne un sbire au service de la mafia, tandis que Paul Sorvino, auquel Martin Scorsese offrira son plus beau rôles seize ans plus tard dans Les Affranchis (1990), campe l’ami bookmaker du personnage principal. Le Flambeur lorgne plus du côté du polar urbain que de l’étude de caractère psychologisante attendue. Son autre grande force, le film la tire de sa BO oppressante signée par Jerry Fielding, compositeur à l’œuvre chez Sam Peckinpah, Michael Winner et Clint Eastwood, qui s’inspire de la célèbre Symphonie Titan de Gustav Mahler dont raffole le personnage principal.
Double mise (1996)

Sydney ne démérite pas sa place à la table des losers pathétiques et essorés. Le comédien qui lui prête ses traits, Philip Baker Hall, semble porter sur ses épaules toute la misère du monde de la flambe. John (John C. Reilly) croise un soir son chemin dans un diner de Las Vegas où il espère pouvoir gagner l’argent nécessaire à l’enterrement de sa mère. Devenu un as de l’arnaque grâce à son mentor, il s’éprend de Clémentine (Gwyneth Paltrow), une serveuse qui se prostitue sur son temps libre. Sidney la prend également sous son aile, sans savoir qu’elle est liée à une dangereuse petite frappe du nom de Jimmy (Samuel L. Jackson). Sydney était initialement le personnage éponyme du premier long-métrage de Paul Thomas Anderson, contraint par ses producteurs de rebaptiser le film Hard Eight en référence à un coup de dés au craps. Au milieu des années 90, ce dernier creuse son trou parmi ses contemporains en renouant avec le cinéma cafardeux du Nouvel Hollywood, déjà vieux de vingt ans, et le film noir à la Melville, période Bob Le Flambeur (1956). Si son action se concentre à Las Vegas, Double Mise relègue à l’arrière-plan, voire parfois tout bonnement au hors-champ, casinos et autres salles de jeu, accentuant davantage une impression de claustrophobie généralisée. Paul Thomas Anderson tourne ici à l’épure et l’économie, un dispositif qu’il abandonnera bien vite, dès son second film, Boogie Nights, (1997) avec l’argent duquel il parviendra d’ailleurs à boucler la production chaotique de Doube Mise. Des gros plans furtifs sur une paire de dés ou des billets suggèrent l’univers pailleté de Las Vegas où se joue une histoire criminelle au cynisme ravageur distillé à petites gouttes. Derrière sa mise en scène parfois programmatique et classieuse, le film se pare d’un vernis cool emprunté à Quentin Tarantino grâce au personnage déglingué qu’incarne Samuel L. Jackson tout droit sorti de Pulp Fiction (1994). Hard Eight reste à ce jour le film le moins connu de son réalisateur, en grande partie à cause d’une très mauvaise distribution aux États-Unis, mais surtout en France où les spectateurs ne le découvriront que vingt-deux ans après sa première sortie en salle.
Casino de Martin Scorsese sera diffusé sur Ciné + Frisson le 26 décembre à 20h50.