Louis de Funès à la Cinémathèque

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Râleur, mesquin, avare, nerveux, raciste, colérique, égoïste, bourgeois, ronchon, couard, pleutre, vantard… La liste tient quasiment de l’inventaire à la Prévert quand il s’agit de trouver le mot juste pour qualifier l’« Homo funesus ». Louis de Funès à l’écran, c’était en fait un peu tout ça à la fois. Un amalgame des pires vices humains condensés dans un corps sec, nerveux et élastique. Une pile « survoltaïque » dans un pacemaker jamais à court de batteries. Conspué autrefois par la critique auteuriste tendance Nouvelle Vague, l’acteur et son « visage en pâte à modeler » se rappellent à notre souvenir dans une exposition à la Cinémathèque qu’on prend plaisir à visiter aux sons des jacassements funésiens.

UNE ODYSSÉE DOMESTIQUE À LA CINÉMATHÈQUE

« Pssschttt », « crrrrr », « yooouuup », « plac-plac »… Les onomatopées fusent dans l’ascenseur  du musée qui nous mène au septième ciel d’où Fufu éructe désormais ses borborygmes. Le Pivert « catholique comme tout le monde » renaît de ses cendre, faisant la nique au phénix et à toute la clique des oiseaux de feu. La flamme qui le consumait n’était pourtant pas celle d’une seconde jeunesse. Nous l’avons tous connu pour la première fois vieux. Le vrai miracle, comme le rappelle Mocky, c’est d’être devenu une star au tournant des années 60. L’homme-orchestre a déjà connu ses années de « vache enragée » : de Funès décorateur- étalagiste puis de Funès pianiste de bar. Qui aurait pu parier sur lui alors qu’il grappillait les restes des plats dans les arrière-cuisines des clubs au sortir de la guerre ? Pensez un peu que plus tard, Monsieur Septime nous révélera sa recette du soufflé à la pomme de terre avec l’assurance insoupçonnée d’un gastronome dictatorial. Du haut de son mètre 65, Louis de Funès ne pouvait sérieusement toiser les grands de ce monde. Ses pantomimes élastiques se chargèrent donc de faire la nique aux mythes gaullistes dans une veine très moliéresque. Ce taureau malingre mais agile aura réussi un temps à faire sauter les barrières entre le cinéma d’auteur et le cinéma « commercial ». Son Avare reste à ce titre dans le genre l’une des plus belles codas qu’un comédien puisse offrir à sa carrière. Le personnage infuse presque chacun de ses autres célèbres rôles. Plus qu’une apothéose, c’était donc une rencontre inévitable… Qu’on ne manquera pas de lui reprocher ! Ses mimiques excessives fatiguent l’œil paresseux des critiques, plus promptes à célébrer Jerry Lewis et Jacques Tati. Peut-on vraiment lui préférer les seconds rôles statiques, les arrière-plans pittoresques ? L’infatigable Louis de Funès déborde littéralement d’énergie aussi bien dans la cave d’une épicerie parisienne que dans un grand restaurant ou au volant d’une Citroën DS. L’acteur est moins habité qu’il n’habite l’espace jusqu’à crever l’écran. De l’autre côté justement, il y a les familles popu’ et bourgeoises rassemblées chaque soir pour la grand-messe télévisuelle.

Louis de Funès au piano dans Ah ! les belles bacchantes réalisé par Jean Loubignac, en 1954 © Rue des Archives/Collection CSF

Louis de Funès et Gérard Oury sur le tournage des Aventures de Rabbi Jacob, en 1973 © AFP/Les films Pomereu/Horse film/Collection Christophel

Loin de l’hagiographie escomptée, l’exposition de la Cinémathèque se donne à voir aux visiteurs comme une odyssée partielle de l’espace domestique. La longue carrière de Louis de Funès se superpose chronologiquement aux progrès technologiques qui envahissent les foyers. De Funès naît en 1914 sous le patronage de la fée électricité. Cette même année, l’américain James Fields Smathers invente le premier modèle de machine à écrire électrique.Fufu rencontre son cher André Hunebelle, l’homme derrière la caméra de la trilogie Fantômas (1964-1967), alors que la télévision se démocratise – la France comptera 1 million de petits écrans en 1959. Cette même décennie, SEB commercialise sa supercocotte. Moulinex libère ensuite la femme pendant que de Funès joue au mari petit-bourgeois face à Claude Gensac, mondaine et fantaisiste. Les jupes raccourcissent à vue d’œil. Louis ne quitte pas du regard ses petites filles chéries, bonnes à marier. Les aurait-il surveillées avec un téléphone portable ? Le premier modèle commercial fait son apparition sur le marché américain en mars 1983. En France, la brigade de Saint-Tropez rend alors un dernier hommage à son défunt maréchal des logis-chef Ludovic Cruchot. Parmi un large catalogue d’images d’exploitation, d’archives audiovisuelles, de costumes et d’accessoires d’époque, la DS de Fantômas, des transistors, des postes de télévision et un Minitel témoignent de cette folle course à l’innovation des Trente Glorieuses. Les fétichistes leur préféreront sûrement la combinaison de La Denrée accompagnée de l’édition originale de La Soupe aux choux de René Fallet, la veste noire de Rabbi Jacob, les casques allemands et la 2CV de La Grande Vadrouille, voire un simple masque de plongée made in Saint Tropez, petit Graal extrait d’une scène coupée au montage du Gendarme se marie (1968). Ces uniformes extraits d’une garde-robe sans queue ni tête déclassent Louis de Funès en même temps qu’ils le préservent de la moindre tentative d’assimilation sociale. Ni grand seigneur, ni paltoquet, l’acteur se pare des plumes de paon pour faire tour-à-tour la cour et la roue. Gageons que s’il était un volatile, le personnage se rangerait dans la famille des « Duck » : colérique comme Donald, d’une avarice digne de Picsou.

Qu’on ne s’y trompe pas : Fufu ne chasse pas le canard. Son pied, qu’il soit palmé ou non, il le prend sur les bords de Loire à s’enfiler des petits coups de blanc avec ses amis en visite au domaine de Clermont. Là, de Funès recharge ses batteries loin du tumulte des planches et des plateaux. Le châtelain s’y occupe de son potager et de ses roses (sans engrais chimique ni insecticide) et pêche à l’ombre du « soleil des mass media » tant critiqué dans les lignes du Nouvel Observateur. Louis de Funès s’éteindra après une dernière promenade dans ce petit coin de paradis, laissant aux générations futures le soin de cultiver son jardin. Quant à nous, nous quittons l’exposition en balade sur les routes de France avec les gendarmes et leur commissaire, Alain Kruger, journaliste et producteur du Cercle sur Canal + Cinéma. Le fin gastronome vient de  concocter un sublime ouvrage aux digne des meilleurs travaux d’éthologie pour cerner l’animal de Funès (éd. de La Martinière, 2020). Il est temps d’évoquer avec lui les mille et un visages du « monsieur grognon qui parlait de ses fleurs et de sa carrière ». *

© La Cinémathèque française/Mélanie Roero

LOUIS DE FUNÈS, PASSIONNÉMENT… A LA FOLIE… !

Boris Szames : Pourriez-vous détailler les grandes étapes du travail d’éditorialisation qui vous ont été nécessaires pour aboutir au parcours thématique et à la scénographie de l’exposition ?

Alain Kruger : J’ai envisagé dès le départ une exposition « musicale » au rythme de Louis de Funès, où les sons et les images se juxtaposeraient. Pour cette raison, le premier titre envisagé était « L’homme-orchestre »… Jusqu’à ce que Charlie Chaplin réussisse à nous prendre de court à la Philharmonie. De Funès est un acteur qui fait disparaître les lignes de dialogue pour les remplacer par des gestes et des exclamations. Nous avons donc fait le choix de commencer la visite dès l’ascenseur avec un Carnaval des Animaux façon de Funès. En ouverture, nous avons placé son projecteur 8mm pour mettre en perspective les maîtres qui ont nourri son talent : Max Linder, Harold Lloyd, Laurel et Hardy, Buster Keaton et Charlie Chaplin. La suite du parcours est une progression à la fois chronologique et thématique. On passe de la période noire de l’Occupation au Technicolor des années 60 en superposant la filmographie de Louis de Funès aux avancées technologiques de son époque. L’idée principale était de rappeler non seulement qu’il a joué dans plus d’une centaine de films sans être une vedette, mais aussi de brosser le portrait d’un homme qui perdait ses cheveux à mesure que son succès grandissait. Le jeu sur les couleurs se poursuit également avec la partie consacrée à sa relation fructueuse avec Gérard Oury. On passe là aussi à nouveau du noir et blanc au orange pop et au vert, couleur porte-bonheur du réalisateur [Victor Pivert (Rabbi Jacob) tombe dans une cuve de chewing-gum quasiment du même vert que les pompons du costume de Don Salluste (La Folie des grandeurs, N.D.L.R.] L’exposition s’achève enfin sur le corps de Louis de Funès, un corps de danseur, de créateur, de musicien, masqué, démasqué, travesti, gourmand, théâtral… Pour finir sur le corps d’élite de la gendarmerie nationale !

Pourquoi la Nouvelle Vague s’acharne-t-elle à le méconsidérer au détriment de Jacques Tati et de Jerry Lewis ? Jean-Luc Godard trouvait d’ailleurs Jerry Lewis bien supérieur à Keaton et Chaplin…

Vous citez Godard qui aimait également beaucoup de Funès. Quel dommage d’ailleurs qu’ils n’aient jamais été amenés à tourner un film ensemble ! Godard encense par exemple Louis de Funès dans Courte Tête de Norbert Carbonnaux, un réalisateur qu’il aime beaucoup. Anne Wiazemsky, sa compagne dans les années 60, raconte dans ses mémoires [Une année studieuse, éd. Gallimard, 2012, N.D.L.R.] qu’ils étaient allés voir ensemble La Grande Vadrouille. Godard imitait de Funès en sortant de la salle. Je pense qu’il y a plutôt une certaine allergie d’une partie de la critique qui considère que le public a forcément mauvais goût. Certes, un film n’est pas forcément bon parce qu’il a fait beaucoup d’entrées. Mais il n’est pas non plus nécessairement mauvais parce qu’il fait un carton en salle. Les films de Louis de Funès avec Gérard Oury sont d’excellents films qui ont pourtant été très mal reçus par la critique. Le Corniaud s’est fait globalement assassiner dans la presse par exemple.

Bourvil, Louis de Funès et Terry-Thomas dans La Grande Vadrouille de Gérard Oury, en 1966 © StudioCanal/Les Films Corona/The Rank Organisation

Est-ce encore un engagement critique et cinéphile que d’introduire Louis de Funès à la Cinémathèque ?

Absolument ! Il y a forcément une petite dose de provocation par rapport à l’histoire de la Cinémathèque. C’est aussi un grand plaisir que de pouvoir enfin accueillir et célébrer le plus grand comique français dans la maison du cinéma.

Louis de Funès représente dans l’inconscient collectif la « France de papa ». On peut pourtant le considérer par bien des aspects transgressifs (le travestissement, l’écologie, etc.) malgré son train de vie en apparence petit-bourgeois…

Louis de Funès est quasiment transgressif en permanence. Sous son masque de vieux réac’ caricatural se cache un personnage qui se moque de lui-même. Dans sa vie privée, Louis de Funès était un militant écologiste, voire un pionnier dans le domaine. Et pour cause : il considérait l’écologie comme l’une des seules causes pour laquelle il fallait se battre. C’était il y a déjà 50 ans ! Même s’il pouvait donner l’impression de vivre comme un grand bourgeois, il ne s’intéressait surtout qu’à sa roseraie et ses petits légumes. Son château n’était rien d’autre qu’un cadeau pour faire plaisir à sa femme, Jeanne, une descendante de Guy de Maupassant, autrefois propriétaire du domaine.

L’exposition souligne aussi une modernité insoupçonnée chez de Funès…

Les enfants rient encore aujourd’hui devant un film de Louis de Funès, comme ils rient devant un dessin animé de Tex Avery. Combien d’entre eux connaissent Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Fernandel, Fernand Raynaud, Jean Marais et Darry Cowl ? Aucun ! Au contraire, tout le monde connaît de Funès malgré ses 106 ans. Il s’adresse aux enfants de 5 à 155 ans, sans aucune limite.

LE FILON « DE FUNÈS »

N’avez-vous pas le sentiment que les réalisateurs n’ont pas un peu trop exploité le filon « de Funès » sans jamais réinterroger ses potentialités à l’écran ?

De Funès lui-même en était persuadé. Mais des réalisateurs comme Claude Autant-Lara, Gérard Oury et Sacha Guitry lui ont offert une palette de jeu extrêmement large. Serge Korber a réussi le pari de le mettre en scène dans des films quasiment expérimentaux… A deux millions de spectateurs ! De Funès a même fini par coréaliser officieusement certains de ses films avec Jean Girault. 

Louis de Funès, éternel gendarme de Saint-Tropez © Keystone-France/Gamma/Keystone via Getty Images

La rétrospective et le livre mettent en évidence l’importance des producteurs (peut-être même plus que des réalisateurs) dans la carrière de l’acteur. Souscrivez-vous à ce point de vue ?

Non, pas du tout. Deux producteurs sont en revanche très importants pour lui parce qu’ils amorcent chacun une période de rupture dans sa carrière. Jules Borkon, le premier, arrive juste après La Traversée de Paris. Il propulse Louis de Funès en vedette dans trois films : Comme un cheveu sur la soupe en 1957, puis Ni vu, ni connu et TaxiRoulotte et Corrida l’année suivante. Christian Fechner intervient à la fin de de sa vie. L’acteur et le producteur nouent une vraie relation passionnelle. Fechner vient de perdre son père et joue le rôle du fils dévoué à une nouvelle figure paternelle de substitution. Il est donc prêt à tout pour faire tourner de Funès alors que sa santé décline au milieu des années 70. On peut également citer le producteur Robert Dorfmann, un proche de Gérard Oury, et Alain Poiré, chez Gaumont, qui intervient au moment où les exigences de Louis de Funès commencent à prendre de l’importance. 

Louis de Funès, artisan au même titre que les pionniers du cinéma hollywoodien, n’était-il pas tout simplement le plus américain des acteurs français ?

Exactement. Mais n’oublions pas d’ailleurs Max Linder… Qui était français ! Louis de Funès est tout simplement le plus grand héritier français du burlesque. Il fait preuve d’une grande modestie en se qualifiant d’artisan. On retrouve aujourd’hui son travail sur l’élasticité du visage dans les performances de Jim Carrey, un autre grand comédien qui assume une filiation parfaite avec de Funès. Ce côté américain lui vient aussi de sa dimension cartoonesque : Louis de Funès était un avatar de l’oncle Picsou.

La résurgence du gaullisme dans le paysage politique contemporain n’invoque-t-elle pas le spectre de Louis de Funès?

Le spectre de cette éternelle France ne nous a jamais vraiment quitté. Louis de Funès est d’ailleurs plus l’acteur de la France pompidolienne que gaullienne, même si son personnage pousse l’absurde jusqu’à devenir le général de Gaulle à la fin du Gendarme de Saint-Tropez. Il arbore le képi à deux étoiles qui n’a rien à voir avec le képi que portaient les gendarmes à cette époque. 

Louis de Funès dans Le Gendarme et les Extra-terrestres de Jean Girault, en 1979 © Gamma-Rapho via Getty Images

Jim Carrey dans Ace Ventura, détective chiens et chats, en 1994 © Jon Baronn Farmer/Warner Bros.

Quel projet avorté de Louis de Funès auriez-vous aimé voir aboutir ?

Le Crocodile, sans hésiter [Après le succès triomphal de  Rabbi Jacob, Gérard Oury, Danièle Thompson et Josy Eisenberg signent le scénario du Crocodile en 1974. Louis de Funès doit y incarner le colonel Crochet, lointain cousin du général Alcazar de Tintin, qui noue un pacte faustien pour conserver le pouvoir dans sa dictature imaginaire. On pense aux juntes militaires sud-américaines ou au régime des colonels grecs. Son épouse, une cantatrice à mi-chemin entre la Castafiore et Eva Perón, le trompe avec le chef de la police, auquel Aldo Maccione devait prêter ses traits, N.D.L.R.] A la lecture du scénario, on devine un film extrêmement amusant et brillant. Le projet aurait représenté pour Louis de Funès l’aboutissement de la longue liste des personnages détestables qu’on adorait le voir interpréter. Oury repoussait encore plus loin les limites du cynisme avec l’histoire d’un tyran opportuniste prêt à changer de bord pour garder le pouvoir. Le Crocodile est devenu par la suite un scénario maudit. Le film tombe à l’eau après la crise cardiaque de Louis de Funès en 1975, deux mois avant le début du tournage. Gérard Oury essaiera par la suite de monter le projet avec Peter Sellers et Coluche, tous deux morts prématurément.

Quels sont vos « Louis de Funès de cœur » et ceux qui selon vous attendent encore d’être pleinement réhabilités ?

J’aime particulièrement les grands incontournables comme La Traversée de Paris et tous les films de la période Oury, les deux réalisés par Korber, ceux de Carbonnaux – notamment son adaptation de Candide – et La Vie d’un honnête homme de Guitry – même si de Funès n’y interprète qu’un petit rôle. Les quatre premiers Gendarme ne sont en général pas très bien considérés alors qu’ils contiennent de bonnes idées très intéressantes. Les Bons Vivants mérite vraiment d’être réhabilité. C’est un film à sketches passé un peu inaperçu quelques temps avant le second Fantômas. De Funès apparaît dans le troisième sketch, Un grand seigneur, magnifiquement mis en scène par Georges Lautner d’après un scénario de Michel Audiard. Il y incarne un notable de province très coincé qui devient proxénète à son insu. Le film mérite plus que jamais d’être réhabilité dans notre époque si bien-pensante.

* Propos recueillis par téléphone, le 25 juin 2020.

Exposition Louis de Funès à la Cinémathèque française, du 15 juillet 2020 au 31 mai 2021.