Cinématisse

par

Henri Matisse

Dans le cadre de la Biennale des Arts « Nice 2019 – L’Odyssée du cinéma », la directrice du musée Matisse, Claudine Grammont, et le théoricien/critique Dominique Païni décident de mettre en lumière le lien ténu qui unit le génial Henri Matisse au septième art. Jusqu’au 5 janvier 2020, l’exposition complète, riche et audacieuse Cinématisse nous plonge dans les œuvres d’un artiste inspiré par « la plus pure émotion ». Elle nous permet surtout de comprendre pour la première fois à quel point le cinéma l’inspira et combien celui-lui le lui rendit bien.

Sur les hauteurs de la bella Nizza, dans le quartier de Cimiez, se trouve la Villa des Arènes, abritant depuis 1963 le  Musée Matisse. Outre sa collection permanente relativement sublime – comprenant entre autres plus de 70 peintures, 230 dessins, 50 sculptures – le musée accueille en ses murs depuis le 19 septembre l’exposition Cinématisse, consacrée au lien fort qui unit le peintre du XXème siècle au « dernier des arts ». Né avant l’ère du cinématographe (1869), Henri Matisse en est l’un des premiers spectateurs mais surtout l’un de ses fervents adeptes.  L’exposition le démontre bien. Plus : il le défend ! Il suffit de parcourir les pages gribouillées de ses agendas exposées au centre des vitrines pour s’insinuer quelque peu dans le quotidien du peintre rythmé par les séances de cinéma. Père du fauvisme, Henri Matisse compose ses toiles avec des couleurs vives, une lumière éclatante, une attention particulière accordée au découpage des formes, et plus tard des matières (voir ses collages et puzzles de papiers si reconnus, la série Jazz – Le Lagon de 1947). Matisse, résolument moderne, se laisse séduire par le médium filmique et sa propension à créer un regard neuf sur le monde, et donc à le  penser autrement. Son œuvre s’intéresse alors désormais à l’image en mouvement comme art à part entière, mais aussi et surtout, comme moyen d’approfondir les capacités plastiques et sensibles de la peinture. « Quelques » décennies plus tard, Cinématisse nous rappelle combien la peinture et le cinéma finirent par s’interpénétrer et s’influencer dans un mouvement de va-et-vient à l’orée du XXe siècle, un lien fragile et relativement méconnu qu’il ne manquait plus qu’à remettre en lumière… A Nice, donc !

MATISSE SPECTATEUR

Notre parcours commence presque à tâtons du haut d’une grande mezzanine, préambule à la rencontre tant attendue des troisième et septième arts. Nous découvrons, ô surprise, l’existence d’un périple tahitien partagé entre Henri Matisse et Friedrich Wilhelm Murnau. Les deux M se retrouvent sur le plateau du tournage de Tabou (1931), dernier film du grand cinéaste allemand. Matisse, lui, observe et en tire ses propres conclusions. Cette expérience concrète d’exil lui fait vivre la sensation d’un renouveau. Entre photographies du film et dessins de l’artiste en écho à ses souvenirs exotiques, l’affichage reste bancal. On regrette la mise en place de ces documents précieux, même si l’intention est là : comment Matisse, par sa pensée et son regard de peintre, a-t-il vu et compris le processus de fabrication cinématographique à l’oeuvre ? La seconde salle nous happe cette fois ci complètement : on nous raconte l’homme cinéphile, curieux, à la mémoire exemplaire.

Murnau et Matisse à Tahiti, en 1930 © DR

Je ne vais pas au cinéma tous les jours […] Ce serait trop. J’y vais parfois pour étudier ce que le cinéma peut apporter à l’art de la peinture, et vice et versa.

Henri Matisse

« Quel cinéphile êtes-vous, monsieur M. ? » La question nous brûle les lèvres. Matisse admire Flaherty, Pagnol et Renoir (fils), au même titre que Capra et Chaplin outre-Atlantique. On l’aura compris : si le peintre profite du cinéma comme pur divertissement, c’est aussi pour remettre en perspective son propre travail d’artiste peintre. Il est ainsi fort regrettable que le musée Pouchkine n’ait pas prêté pour l’occasion sa toile Les poissons rouges (1911), inspirée par la couleur mauve-orangée du Bocal aux poissons rouges (1896) des frères Lumière. Idem, quid de La Moulade (1905), une œuvre picturale parente des Rochers de la Vierge (Auguste et Louis Lumière, 1896) ? Quoi qu’il en soit, impossible d’en douter désormais : Henri Matisse s’intéresse bel et bien au mouvement des images et à leur montage. Son regard évolue, certes, mais sa main n’abandonne pas son « médium pigmenté ». Place donc à une liberté créatrice seule capable de concilier peinture et cinéma !

Les Abeilles, 1948 © Succession H. Matisse/Photo : François Fernandez

MATISSE CRÉATEUR

Si la geste créatrice de Matisse s’assimile au maniement du pinceau ou du crayon, c’est bel et bien son usage des ciseaux qui va lui permettre d’utiliser des affiches de films pour ses nouvelles création picturales. Cette rencontre entre deux univers ne se limite cependant pas à cette seule empreinte figurative. Aussi le peintre utilisera-t-il la logique de l’image cinématographique pour retravailler sa conception du découpage et de la répétition dans ses productions artistiques. Ses collections de dessins, comme la suite d’un geste découpé, imitent « le rythme cinéma », comprenez la cadence de l’image projetée, par la (dé)multiplication de ses représentations. Sans avoir l’air même d’y toucher, Matisse démontre l’influence prépondérante d’un art jeune sur ses prédécesseurs. Les dessins sériels du peintre ne sont ni tentatives d’illustration, ni esquisses, mais des œuvres certainement accomplies dont on peut apprivoiser le sens grâce à une scénographie précise, dans des salles lumineuses où l’on circule avec une aisance appréciable ! Citons la série de dessins Danseuses acrobates (1931) ou la suite de dix portraits au crayon, nommés un par un Jackie I, Jackie II (1947), etc.

C’est ce que j’appelle le cinéma de ma sensibilité. Mon étude faite, […] je laisse courir ma plume au gré de mon caprice. Constatez : il y a là toutes les étapes qui, de la forme au rythme, me permettent d’assister à mes propres réactions. Cela m’amuse, j’ignore où je vais. Je m’en remets à mon inconscient…

Henri Matisse

S’il découvre le cinéma alors même qu’il s’essaie à le questionner, Matisse n’en finit pas moins par créer une œuvre à la croisée de l’immobilisme picturale et du montage-découpage de l’image mouvante. C’est bien ce que Dominique Païni explique lorsqu’il affirme que  « tel un cinéaste expérimental, Matisse introduit des images de provenance mémorielle lointaine et iconographiquement hétérogènes depuis son « élan intérieur » ». Le peintre redéfinit en effet l’espace et questionne tout bonnement la notion de cadre. Ses techniques artistiques multiples dévorent les facultés du septième Art. C’est cette métamorphose qui l’intéresse, à savoir celle d’un objet ou d’un individu représenté capable de changer de forme ou de posture. Matisse aime ainsi la forme mouvante que donne à voir l’image sur grand écran où défilent pêle-mêle le mouvement des choses, l’abstraction des gestes ou encore la figuration du temps. En témoigne ainsi son collage Les Abeilles (1948), créé en écho à la « multiplication d’un photogramme stéréoscopique », Libellule, de Lucien Bull, réalisé en 1904. Claudine Grammont, partenaire de Dominique Païni sur Cinématisse, nous rappelle pourtant que le peintre « a toujours pensé son art en des termes proches de ce qui occupe le cinéma en son essence ». Henri Matisse finit, lui, par nourrir son art en assimilant des techniques picturales nouvelles avec beaucoup de liberté mais surtout de talent. Revenu du fauvisme et de l’Art nouveau, qu’on pensait alors plutôt éphémère, le peintre enrichit son œuvre grâce à la vérité artistique du cinéma et peut donc en retour nourrir l’imaginaire de ses contemporains cinéastes.

La dernière salle de Cinématisse nous apporte enfin son petit lot de merveilles en proposant un panorama des réalisateurs justement inspirés par l’univers matissien. Du côté de la Nouvelle Vague, on ne s’étonnera pas de voir défiler les noms de Godard, Rohmer, Demy, Varda sur les petits écrans qui diffusent des extraits de Pauline à la plage (Eric Rohmer, 1983), des Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964) – dont le traitement de la couleur, notamment dans la séquence chez Geneviève, nous rappelle La desserte rouge peinte par Matisse en 1908 – Le Bonheur (Agnès Varda, 1965), etc. Aussi Jacques Demy évoquera-t-il la filiation importante avec les créations de Matisse pour envisager la mise en scène et la direction artistique de ses Parapluies conçus d’ailleurs comme « un Matisse en chanson ». Cinématisse parvient donc à nous faire comprendre l’ambition esthétique qui anima le peintre dans son rapport au monde et à l’archéologie des représentations picturales.

Copyright photo de couverture : Gjon Mili