A Cannes comme dans le Beaujolais, il y a les bonnes et les mauvaises années. Parfois, la Palme s’impose d’elle-même, glorieuse colombe qui survole une sélection terne. D’autres fois, les films en compétition sont tels qu’on salue le jury d’être parvenu à distribuer six prix autrement que par tirage au sort.
Chaque année, festivaliers, cinéphiles et parieurs professionnels ne peuvent s’empêcher d’établir leurs propres petits palmarès en attendant fébrilement l’annonce de la Palme d’or sous un tonnerre d’applaudissements, de huées et de railleries. Cannes aime les tragédies. Son sacro-saint bunker résonne des rires et des larmes des drama queens le temps d’une dizaine de jours seulement. Et puis vient l’instant fatidique de la bonne ou mauvaise surprise. On peste, on rumine sa colère encore et encore, comme si les neufs membres du jury s’acharnaient à reproduire chaque année les mêmes erreurs en réécrivant la grande histoire officielle du cinéma avec les mêmes réalisateurs et les mêmes films. Les vieux « habitués » côtoient de plus en plus rarement les nouvelles têtes en compétition officielle. Combien de Xavier Dolan pour quatre frères Coen et Dardenne, un Ken Loach, un Lars Von Trier, un Nanni Moretti, un Olivier Assayas, de temps à autres un Tarantino, sans compter l’éternel Woody Allen d’ouverture ? La presse pointe du doigt « l’effet Frémaux » comme un effet boule-de-neige. Les cinéastes se bousculent de plus en plus aux portes du Palais. L’effet n’est pas nouveau. Chaque décennie se trouve ses boucs-émissaires. Aussi aurions-nous très bien pu nous lasser des Fellini, Coppola, Altman et Scola en des temps reculés. Passé le goût de la nouveauté, on s’en remet à notre « bon goût » incontestable et à notre sens inné de la justice pour sauver de la noyade les oubliés d’un jour, les éternels laissés-pour-compte. Godard, Almodovar, Cronenberg et Kitano font partie de ces sublimes vagabonds de la Croisette. Sept décennies suffisent à construire nos Panthéons intimes, nos musées imaginaires, entre grands classiques et perles rares. On s’y promène à loisir pour le plaisir d’y trouver indifféremment du réconfort ou de nouveaux petits détails, histoire de se persuader qu’on avait raison cette année-là. Parce que chaque sélection cannoise est unique, parce que nous ne supportions plus de voir des chefs d’œuvre bafoués, parce que comme Gilles Jacob l’affirme : « Cannes est le lieu de tous les désirs », nous nous sommes armés de toute notre plus belle subjectivité, de notre pire mauvaise foi mais aussi de notre sincère humilité pour démêler le vrai du faux et remettre la Palme aux œuvres qui végètent scandaleusement dans un sombre recoin de la galaxie pour les remettre enfin sur orbite. Alea jacta est !

ELLE (PAUL VERHOEVEN, 2016)
« En cette édition de Cannes 2016, l’adaptation grinçante du roman Oh… de Philippe Djian par le cinéaste Paul Verhoeven a raté le coche, mais n’en déplaise aux tenants du conformisme cinématographique, elle n’en reste pas moins une œuvre aussi savoureuse que subversive qui aurait pu faire du « Hollandais violent » un séduisant lauréat. La scène inaugurale, qui s’ouvre sur le regard d’un chat gris — témoin silencieux du viol de sa maîtresse — nous rappelle la présence récurrente d’animaux domestiques dans les œuvres érotiques du peintre Balthazar Klossovky dit Balthus. On connaît le penchant de Verhoeven pour les grivoiseries en tous genres : de la femme à trois seins de Total Recall (1990) à la douche mixte des GI’s de Starship Troopers (1996), en passant par les effeuillages délurés de Showgirls. Le cinéaste hollandais s’est toujours plu à explorer la féminité sous ses formes les plus charnelles et animales. Et à ce titre, le chat tout en incarnant le prolongement diégétique du regard du spectateur fait aussi office de référence toute allégorique à la sexualité féminine. Comme Balthus avant lui, Verhoeven ne s’y trompe pas : l’insistance non feinte dès le second plan sur la pointe du sein d’Isabelle Huppert en état de sidération après le « viol », rappelle que l’érotisme se doit de tenir son rang, même dans la représentation des scènes les plus violentes et perturbantes dont aiment se repaître les voyeurs en tous genres. Le démiurge hollandais nous gratifie d’une œuvre cinglante où l’érotisme latent se marie admirablement à la violence du propos et le grotesque assumé des situations. Elle est un film dont la finesse est difficilement traduisible tant il regorge de tiroirs tous autant fournis en clés de lecture. Verhoeven – et c’est bien là sa prouesse – met en scène la genèse du mal dans sa banalité la plus totale. Hannah Arendt n’aurait pas renié la formule. Même si – il faut en convenir – le concept originel de « banalité du mal » est bien éloigné des tracas petits bourgeois, aussi terribles soient-ils, incarnés avec un allant déconcertant par son interprète principale. Elle s’inscrit ainsi dans la veine hexagonale du thriller : Chabrol n’est pas loin (La Fleur du Mal), Haneke et son Caché non plus. Coïncidence fortuite ou fétichisme coupable, les trois cinéastes cultivent une fascination curieuse pour la rousse iconique du cinéma français. Verhoeven, lui, réussit son pari avec brio : en s’inspirant habilement du style « à la française » et en se réfugiant derrière les motifs picturaux et les « kinks » qui ont autrefois fait la gloire de son cinéma, il s’est assuré de nous concocter un met savoureux au fumet aussi alléchant qu’irrévérencieux. Plébiscité par nombre de rédactions spécialisées le Elle de Verhoeven s’est fait doubler en cette année 2016 par les habitués de la croisette Ken Loach, Xavier Dolan ou Cristian Mungiu dont les drames sociaux ont plus facilement tendance à séduire un jury toujours moins enclin à se libérer des émotions convenues. Avec ce film acerbe et dérangeant, le Hollandais aurait mérité la Palme à bien des égards mais il faut croire que la compétition officielle cannoise, après avoir été une des tribunes mondiales de la révolution culturelle, s’est muée avec le temps en un club fermé se complaisant chaque année dans la célébration risible de ses gloires passées. »
Harold Rive-Decaillot

MOMMY (Xavier Dolan, 2014)
« Accrochons-nous à nos rêves parce qu’ensemble, nous pouvons changer ce monde qui a besoin d’être changé. Je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. » Ces mots, Xavier Dolan les a prononcés le 25 mai 2014 sur la scène du Théâtre Lumière en recevant le Grand Prix pour Mommy des mains de Jane Campion. Il a été critiqué, il a été accusé d’avoir la grosse tête, beaucoup ont prétendu que le réalisateur qui n’avait alors que 25 ans l’avait écrit en pensant recevoir la Palme d’or. Non, il avait écrit ce discours pour avoir une tribune, pour parler à Jane Campion qu’il admire, pour parler à sa génération, aussi. « Je crois que ce dont j’avais le plus envie, plus que du prix, c’était de dire exactement ça. C’est tout ce que j’ai envie de dire depuis tellement longtemps. », racontera-t-il quelques mois plus tard sur le plateau de l’émission C à vous. Et pour moi, presque six ans après sa sortie, Mommy reste l’un de mes plus grands chocs cinématographiques. Je me rappelle de chaque sensation éprouvée, des oscillations de ma respiration, de mon cœur qui se serre et se brise, de mon emballement. La bande-originale du film accompagne encore régulièrement mes déplacements. Certains plans, certains échanges de regards, sont gravés à jamais dans ma rétine et dans mon cœur. La puissance et la justesse des relations entre les personnages et la façon dont il a dirigé ses acteurs et actrices est si belle. On sent tout l’amour que Xavier Dolan leur porte dans chacun des plans et dans chaque ligne de dialogue. Je me rappelle l’émerveillement et l’admiration devant le talent de ce réalisateur de 25 ans dont c’était déjà le cinquième film en cinq ans. Je me rappelle de ce discours qu’il a prononcé le soir de la cérémonie de clôture. Ce soir-là, ce jeune homme de trois ans mon cadet m’a inspirée, m’a donné envie de me battre encore plus fort, de me dépasser. Aujourd’hui, le film et cette cérémonie sont pour moi inséparables, ils forment un moment d’une intensité rare. Il aurait pu, ce 25 mai là, devenir le plus jeune réalisateur à recevoir une Palme d’or. Il la méritait. Pour moi, c’est comme s’il l’avait reçue. Et c’est pour ça que je la lui décerne. »
Cécile Cooper

WE NEED TO TALK ABOUT KEVIN (Lynne Ramsay, 2011)
« Cannes 2011 fut une édition parfaite, dans le sens où elle concentra tout ce que l’on peut attendre d’une fin de printemps sur la Croisette : de la star (De Niro en président, Brad Pitt sur le tapis rouge), du scandale (Lars Von Trier et son point Godwin), des débats féroces autour d’œuvres clivantes (Terrence Malick) et, surtout, des films d’une qualité si grande qu’ils ont pratiquement tous quitté la sphère des seuls cinéphiles pour être visionnés, conseillés, discutés aujourd’hui encore. L’édition 2011 avait vocation à lancer des films cultes. Jugez plutôt : The Tree of Life en Palme d’or, The Artist et Melancholia pour l’interprétation, Drive pour la mise en scène, Polisse comme Prix du jury. C’était à croire que chaque réalisateur avait décidé de présenter cette année-là le meilleur film de sa carrière. Et pourtant, il y eu des oublis douloureux. Deux, en particulier, me chagrinent encore… Comment expliquer, par exemple, que le jury n’ait pas saisi l’opportunité magnifique qu’offrait La Piel que habito pour couronner Almodovar ? Intrigant, sensuel, splendide sur le plan technique et écrit avec finesse, le film témoigne d’une audace que l’on pensait éteinte chez le réalisateur espagnol. Il occupe désormais une place unique dans sa filmographie, depuis retombée dans l’autobiographie plus ou moins déguisée. Antonio Banderas sera salué huit ans plus tard pour Douleur et Gloire ; Pedro, lui, attend toujours sa palme. Plus discret, mais tout aussi audacieux : We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay. S’il eût sans doute été gourmand de réclamer la Palme, cette adaptation du roman de Lionel Shriver traitant d’une tuerie scolaire depuis l’angle de l’intime constituait un candidat idéal aux prix d’interprétation. Tilda Swinton y est majestueuse, plus encore que d’habitude, en mère rongée par la culpabilité d’avoir engendré un « monstre ». Le reste du casting est au diapason : John C. Reilly (jamais meilleur que lorsqu’il endosse le rôle du discret un peu pathétique) et Ezra Miller, véritable révélation de cette édition. Le jury a finalement consacré Kirsten Dunst, saluant ainsi Lars Von Trier sans le couronner d’or. Un choix politique, parmi les plus discutables du palmarès. Il n’y avait pas de la place pour tout le monde, sur les marches du podium de Cannes 2011… »
Caroline Veron

NO COUNTRY FOR OLD MEN (Joel & Ethan Coen, 2007)
« Mai 2007. Cannes. La Palme d’or n’est pas attribuée à No Country for Old Men mais à 4 mois, 3 semaines, 2 jours, un film sur les difficultés de l’avortement en Roumanie dans les années 80. Les Coen ne repartent pas avec la Palme, ni le Grand Prix, ni le Prix du Jury ni du Scénario. Bredouille. Il paraîtrait facile et presque mesquin de dire aujourd’hui que le chef d’œuvre noir des Coen a laissé évidemment une plus grande marque dans l’Histoire du cinéma auprès des réalisateurs comme du grand public que le drame palmé, reflet de l’idéologie cannoise de son temps, toujours en vigueur. C’est toujours plus facile, 10, 15 ans après. Et pourtant, dès 2007, il était évident pour tous ceux qui l’avaient vu qu’il s’agissait d’un temps fort de cette décennie, une borne avec laquelle il faudrait compter. Le film a d’ailleurs remporté quelques mois après et facilement 4 récompenses qui coulaient de sens pour tout le monde alors : Oscar du meilleur film, de la meilleure réalisation, du meilleur scénario, du meilleur acteur dans un second rôle. C’était évident pour tout le monde. Sauf pour Cannes. On se souvient pourtant tous d’Anton Chigurh, ce vrai méchant de cinéma instantanément culte et iconique joué par Javier Bardem, incarnation de la faucheuse à la coupe de cheveux improbable. Le sujet ? Un vrai-faux film noir déguisé en vrai-faux western. A moins que ce ne soit l’inverse ? Peu importe. Le vrai sujet du film c’est la mort. La mort inéluctable, implacable, terrifiante, chaotique, partout, pesant sur chaque personnage du film sans exception comme une épée de Damoclès qui ne cesse de répéter : nul n’est à l’abri. Le tout est de savoir comment y faire face. C’est quasiment un survival contre le concept même de la mort. Le Destination Finale des Coen. Un récit qui trempe ses codes autant dans le surréalisme (le Mexique étant un monde des morts comme chez Eisenstein et ce 10 ans avant Coco made in Pixar), le film noir (la mallette qui sert de mcguffin semble sortir d’En Quatrième Vitesse), le tout filmé comme un western symbolique, métaphorique, mais toujours à la lisière de la comédie noire. C’est un film drôle, précis, beau, et d’une intelligence exceptionnelle qui passe entièrement et uniquement par des choix de mise-en-scène, jamais lourdement explicités par le dialogue. Ajoutez à cela des répliques devenues cultes, une photo ultra-millimétrée et un sens du découpage chirurgical, et voilà comme on en arrive à un film qui a l’honneur comme d’autres titres très illustres d’être passé par Cannes sans n’y avoir rien gagné. D’ailleurs la même année était sélectionné Zodiac de David Fincher. Mais je suppose que tout le monde garde un souvenir bien plus vivace de 4 mois, 3 semaines, 2 jours, non ? »
Maxime Solito

LE LABYRINTHE DE PAN (Guillermo Del Toro, 2006)
« Le Festival de Cannes n’a jamais été friand des films fantastiques en compétition. Pourtant, en 2006, Guillermo Del Toro se voit attribuer une nomination pour son Labyrinthe de Pan qui traite de l’enfance et de la solitude pendant la guerre civile espagnole, au même titre que L’Échine du Diable (2001). Cette fois-ci pas de spectres à l’horizon, mais des créatures enchanteresses et variées parmi lesquelles une fée polymorphe, un faune qui porte des bois, ou encore un crapaud bougon. Ofelia, jeune fille curieuse et solitaire, et sa mère, enceinte d’un capitaine brutal et tyrannique de l’armée franquiste, se retrouvent ainsi contraintes d’habiter avec un monstre sans pitié, « cruellement » interprété par Sergi López. La jeune Ofelia va donc se réfugier dans la forêt peuplée de créatures légendaires afin d’y trouver un destin finalement pas si éloigné des contes de fées qu’elle dévore. Guillermo del Toro est avant tout un cinéaste qui connaît ses classiques et propose ici un long-métrage tragique, désespéré, presque nihiliste mais avec un zeste de merveilleux et de magie. Le long-métrage nous transporte dans un monde violent, un monde effrayant bien réel sans issue. Cette réalité contraste avec l’univers mystérieux et enchanteur de la forêt, magnifique et tout aussi dangereuse. Sublime conte au rythme soutenu, au découpage exemplaire, agrémenté d’effets visuels époustouflants et à la beauté certaine, Le Labyrinthe de Pan nous ramène à un cinéma oublié, vestige ici dépoussiéré grâce à la passion d’un metteur en scène acharné qui a trouvé les ressorts nécessaires pour délivrer un « grand » long-métrage. Malheureusement, le réalisateur hongkongais Wong Kar-wai, président du Festival en 2006, décerna sans surprise le prix à un habitué de la Croisette, Ken Loach, pour un film « dramatique » et « social », Le Vent se lève. Reste que Le Labyrinthe de Pan s’avère être un chef-d’œuvre du cinéma fantastique, une pièce maîtresse dans la filmographie du cinéaste mexicain, la meilleure même, ainsi qu’une merveilleuse aventure cinématographique à la fois brutale et poétique. »
Christopher Poulain

SOUTHLAND TALES (Richard Kelly, 2006)
« Southland Tales peut se targuer de détenir le record du nombre de strapontins relevés lors d’une projection cannoise. Totalement hué sur la Croisette, descendu par le moindre critique présent dans la salle, le film finit sa triste course au terme d’une douloureuse descente aux enfers. Sony achète les droits de distribution mais préfère les céder à une petite entreprise indépendante. Après un nouveau passage par l’atelier de montage, Southland Tales sort dans uniquement 63 salles aux États-Unis ; sa promotion est stoppée nette à cause de la grève des scénaristes. En France, le film ne doit se contenter que d’un Direct-to-DVD à côté des séries B fauchées. Imparfaite et complexe, cette œuvre réalisée en 2005 propose probablement le regard le plus acéré sur le XXIe siècle naissant, ses défis et défiances. Tout droit sorti de l’esprit de Richard Kelly, auquel on doit le cultissime Donnie Darko et le scénario de Domino (T. Scott, 2005), Southland Tales suit les péripéties d’un acteur amnésique pris dans les tourments d’une Troisième Guerre Mondiale sur fond d’épuisement des ressources naturelles, de télé-réalité, de surveillance nationale, de failles spatio-temporelles et de campagne électorale. Richard Kelly s’offre un véritable casting d’outsiders pour l’occasion : un ancien catcheur en pleine reconversion (Dwayne Johnson), une star abonnée à l’humour potache (Sean William Scott), une célèbre tueuse de vampires (Sarah Michelle Gellar), des popstars « dans le vent » (Justin Timberlake et Mandy Moore), des purs produits étiquetés « Saturday Night Live »… Et en bonus, un caméo de l’immortel le plus célèbre des années 80, le frenchy Christophe Lambert. Porté par une histoire non-linéaire à la Pulp Fiction, le film compile les genres et les morceaux de bravoure : on passe aisément du thriller d’anticipation à la science-fiction pré-apocalyptique, du film de guerre civile à un épisode de L’Incroyable Famille Kardashian, avec un interlude musical hypnotique au son des Killers (« All These Things That I’ve Done »). Œuvre complexe, grandiose, complètement barrée mais souvent incomprise et délaissée, Southland Tales ne peut laisser personne de marbre. Elle interroge, surprend et dérange par sa construction et sa densité. Au terme de ce périple riche et déroutant s’esquissent les contours d’un horizon fait de sinistres prémonitions, de celles déjà égrenées de saison en saison par Matt Groening dans Les Simpson. Ce trip orwellien pop méritait pour sûr de ne pas subir les affres cannoises d’un autre âge, histoire d’ouvrir ses yeux à temps sur une Amérique sur le point de s’effondrer… »
Yoann Noel

DO THE RIGHT THING (SpiKe Lee, 1989)
« Cannes 1989. Wim Wenders préside un jury dont le palmarès ou plutôt l’absence d’un film à ce palmarès, créera des remous et contribuera à construire la réputation d’un jeune réalisateur vu, parfois à tort, comme un provocateur colérique, j’ai nommé : Spike Lee. Sans reprendre ses mots affirmant que la Palme d’Or lui a été « volée » cette année-là par un Wenders jugeant son personnage principal « peu héroïque », on peut cependant s’interroger sur l’absence criante de ce film au sein des récompensés cannois. La fureur larvée que Do the Right Thing représente, en mettant en lumière pour la première fois la réalité d’une jeunesse afro-américaine en ébullition, et la libération soudaine de sa colère sourde face aux violences raciales qu’elle subit au quotidien a-t-elle effarouché un public peu disposé à recevoir un tel rappel au réel ? Le propos était (est) pourtant nécessaire, et traité dans son universalité (ce qui arrive aux afro-américains peut se transposer au sein de toutes les communautés), avec un dynamisme mordant, beaucoup d’humour, et énormément d’humanité. Do the Right Thing nous happe et nous transporte dans la moiteur du quartier de Bedford-Stuyvesant, pour une expérience intense dont il est impossible, aujourd’hui encore, de ressortir indemne. Il semble toutefois que le jury de Cannes ait été plus impressionné par le premier film d’un futur grand Sexe, Mensonges et Vidéo, de Steven Soderbergh, et plus sensible à la folle et poétique mise en scène d’un Emir Kusturica et son Temps des Gitans qu’à l’énergie brute d’un Spike Lee pourtant loin d’être un manchot quand il s’agit de tenir une caméra. La réalisation de Do the Right Thing, rythmée par le titre évocateur Fight the Power composé par Public Enemy pour les besoins du film, est particulièrement efficace, entraînant ses acteurs dans l’intense spirale qui aboutira à la révolte des habitants du quartier de Brooklyn. Ce film essentiel de Spike Lee, aujourd’hui entré au Panthéon du cinéma, n’a également pas été reconnu par les Oscars, où il a brillé par son absence dans les catégories principales, poussant Kim Basinger à dévier de son discours préparé pour souligner ce manquement qui déjà semblait surprenant. Fort heureusement, Spike Lee a su dépasser sa déception (et ranger la batte de baseball gravée au nom de Wenders au fond du placard). »
Marie Laugaa

LE LOCATAIRE (Roman Polanski, 1976)
« 1976 fut une très grande année pour les cinéphiles progressistes, et le début de la fin pour les grenouilles de bénitier. L’une d’elles présidait d’ailleurs la 29e édition du Festival de Cannes. Perdu à jamais dans les vapeurs de l’alcool, Tennessee Williams s’improvisait chef de fil des censeurs en dénigrant Taxi Driver, « un film trop violent » auquel il remettra la Palme d’Or à contrecœur. Même si « la décadence ne peut trouver d’agents que lorsqu’elle porte le masque du progrès » comme l’affirme George Bernard Shaw, le Jury ne se fit pas pas prier pour remettre son Grand Prix ex-aequo à deux œuvres licencieuses (Cria Cuervos de Carlos Saura et La Marquise d’O… d’Eric Rohmer), tandis qu’à la Quinzaine, on se battait encore pour flirter avec l’érotisme mortifère de L’Empire des sens de Nagisa Oshima. Au milieu de tout ce tohu-bohu, le sulfureux Roman Polanski repartait bredouille avec Le Locataire, peut-être son plus grand film à ce jour. Le réalisateur posait pour la première fois ses caméras à Paris pour adapter un roman tout droit sorti de l’imagination échevelée de son compatriote Roland Topor. Le Locataire avait tout pour plaire à Polanski et conquérir ses plus fervents admirateurs. Le film propose en effet une digression vertigineuse sur l’angoisse à travers l’histoire de Trelkovsky, un immigré juif polonais qui emménage dans un appartement où vient de se suicider la précédente locataire. Le petit employé de bureau bien propre sur lui sombre peu à peu dans la schizophrénie à mesure que la paranoïa infuse son quotidien. Dans le rôle-titre, le réalisateur renoue avec la grande tradition des récits kafkaïens qu’il agrémente de son humour noir et grotesque si particulier. S’il clôt la « trilogie des appartements » du cinéaste passé auparavant par Londres (Répulsion, 1965) et New York (Rosemary’s Baby, 1968), Le Locataire s’inscrit dans la continuité de ses œuvres de jeunesse. Polanski filme en effet la grisaille parisienne comme une lointaine réminiscence de sa Pologne natale grâce à son chef opérateur Sven Nykvist qui délaisse là les lumières naturelles d’Ingmar Bergman pour se perdre dans un clair-obscur anxiogène. Le film joue enfin sur la corde raide entre le grotesque et le macabre grâce à un casting qui réunit à l’écran d’anciennes stars hollywoodiennes (Shelley Winters, Melvyn Douglas et Jo Van Fleet), une jeune actrice fantasmatique à contre-emploi (Isabelle Adjani) et des comédiens de la génération café-théâtre naissante (Josiane Balasko, Michel Blanc, Gérard Jugnot). Ce cocktail détonant sera injustement boudé par le public et la critique à sa sortie en salle, une erreur de l’Histoire que répareront les frères Coen avec Barton Fink, une autre histoire de locataire à la lisière du fantastique, récompensée par la Palme d’Or en 1991. »
Boris Szames

MON ONCLE (Jacques Tati, 1958)
« Comment expliquer en mots pourquoi Mon Oncle aurait dû recevoir la Palme d’or 1958 ? Mon Oncle est un film sonore presque sans paroles, un film monochrome éclaboussé de taches rouge vif, un film où les machines prennent vie et où les humains s’automatisent. Un festival de cinéma à l’état pur à lui tout seul. À première vue, le film s’ancre sagement dans la réalité des années 50 avec d’un côté ses grosses voitures américaines, ses maisons cubiques et ses enseignes rutilantes très typées à la Spirou, de l’autre son vieux quartier traditionnel avec son bistro, son balayeur, sa concierge… Pourtant, cette fantaisie nous entraîne dans l’atmosphère plus ancienne du cinéma muet social et comique. La figure de Hulot, au croisement d’un Charlot qui aurait troqué la canne pour le parapluie, d’un Laurel dégingandé face à son beau-frère obèse et d’un Buster Keaton toujours impassible malgré ses mésaventures rocambolesques, condense cet univers. Au-delà du simple hommage, cette évocation des piliers du cinéma muet s’enrichit d’une gamme de bruitages dotés d’une vie propre, parmi lesquels les voix humaines surgissent comme des coups de klaxon incongrus. Dans cette cacophonie non verbale, la maîtresse de maison prononce à plusieurs reprises l’une des seules phrases intelligibles du film : « Tout communique ! » Entre les deux univers visuels et sonores du film, chacun doté de sa couleur musicale, un personnage intermédiaire incarne l’inconfort de l’entre-deux, c’est le contremaître de l’usine de plastique. Invité à un cocktail élégant chez son patron, il ne pourra s’empêcher de littéralement salir le tableau en voulant rendre le service d’un dépannage express. Par un renversement de plus en plus prononcé, les personnages se réduisent à des gestes caricaturaux, tandis que la maison moderne de Mon Oncle, préfiguration de l’engouement pour les accessoires connectés d’aujourd’hui, s’anime d’un regard inquiétant. À la même époque, Ray Bradbury imaginait dans ses Chroniques martiennes (1950) la nouvelle Il viendra des pluies douces dont l’unique personnage, une petite maison de banlieue idéale et tout automatisée, tournait à vide faute d’habitants. Sans atteindre le tragique de Bradbury et de son apocalypse nucléaire, Hulot finit par disparaître, aspiré par la foule d’un aéroport, véritables rouleaux compresseurs humains. Juste avant que le rideau ne tombe, avec la légèreté d’un voilage, sur le vieux quartier déserté. »
Florence Arié