Affiches cubaines : révolution et cinéma (1959-2019)

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Affiches cubaines

Il y a tout juste soixante ans, en 1959, Cuba changeait de visage et accueillait à sa tête Fidel Castro et ses barbudos. Adieu casinos bling-bling pour touristes états-uniens, bonjour au camarade socialiste ! La suite de l’histoire est bien connue : durcissement du régime, privations et restrictions… Une happy end qui tarde à venir. Pourtant, la petite île caribéenne reste une anomalie géopolitique, une dictature chérie par les touristes et dont la pauvreté n’atténue en rien le pouvoir d’attraction. Amusant paradoxe : le régime communiste est un as de la com’ et sait se vendre comme personne. De là peut-être l’inspiration de la nouvelle exposition du Musée des Arts Décoratifs (Paris), organisée du 31 octobre 2019 au 2 février 2020. A travers plusieurs centaines d’affiches politiques et cinématographiques jusqu’alors jamais montrées au public, l’exposition Affiches cubaines : révolution et cinéma (1959-2019) souligne les paradoxes d’un régime censeur qui a pourtant donné lieu à une formidable éruption artistique dans le domaine du graphisme. 

Régime rouge et salles obscures : Cuba aime le cinéma

Voyager à Cuba est une expérience géographique, temporelle, mais aussi graphique. Le touriste, s’il n’est pas aveuglé par le soleil qui blanchit les façades des maisons coloniales et les carrosseries rutilantes des almendrones, voit son regard attiré par les énormes peintures qui ornent les murs des rues. Des Che de Korda, des Camilo Cienfuegos rigolards, des slogans rappelant les réussites du régime en lettres plus dodues que les habitants qui ne leur accordent pas la moindre attention. Sur le bord des routes, de gigantesques billboards hérités du voisin états-unien accueillent désormais des extraits de discours de Fidel ou Raúl Castro. Le régime rejette le marketing, mais sait incontestablement manier l’image. On se pavane dans La Havane comme on feuillette un trac de propagande. Pourtant, pas une publicité -le régime les interdit depuis 1961 ; seules sont autorisées les affiches politiques et culturelles. Parmi elles, les affiches de cinéma se taillent la part du lion. Il faut dire qu’à Cuba, on adore les salles obscures, dans lesquelles on s’abrite de la moiteur étouffante des après-midis. En 1943, déjà, l’île compte 422 cinémas pour une population d’à peine plus de 4,7 millions d’habitants : un record dans la région. Aujourd’hui encore, le Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane compte parmi les plus prestigieux du continent.

Fidel Castro n’a pas freiné cette appétence, bien au contraire ; le cinéma devient sous son régime un outil privilégié pour éduquer la population. Les salles se multiplient et même les provinces les plus reculées voient débarquer sur leurs places des séances cine-móvil (cinéma ambulant). Sont diffusés des films cubains, soviétiques, parfois états-uniens s’ils mettent en scène Charlot, véritable coqueluche sur l’île. Sa pauvreté et ses déboires avec les autorités américaines trouvent un écho particulier de ce côté du détroit de Floride. Si le régime a manqué de moyens pour développer une industrie cinématographique d’envergure, il a cependant permis l’émergence d’un véritable courant graphique dédié à l’affiche de films, notamment grâce à l’ICAIC (institut cubain d’Art et d’Industrie Cinématographiques) dont le Musée des Arts Décoratifs expose aujourd’hui les plus beaux témoignages.

© MAD, Paris

Cuba, censeur créatif

Ce qui frappe en premier, dans la nouvelle exposition du MAD, c’est la couleur. Des rayures bleues et blanches, des sphères jaunes, des triangles rouges… Le visiteur est accueilli par une explosion chromatique et géométrique, très astucieusement mise en valeur par un cadre dépouillé proche du hangar. Le castrisme surprend en rejetant en bloc l’esthétique réaliste qui caractérise les régimes socialo-communistes de l’époque. Les raisons de ce choix sont pratiques autant que politiques : il s’agit de laisser se développer un art de l’affiche « à la cubaine » pour mieux se distinguer des agences de publicité états-uniennes qui squattaient les panneaux d’affichage sous Batista (président pro-américain renversé par Castro). Le pouvoir de l’image est de nouveau entre les mains de graphistes cubains, et le Líder Máximo laisse à ces derniers carte blanche sur la forme -à défaut de faire de même pour le fond. Chaque salle de l’exposition permet donc une rencontre avec un artiste emblématique, avec un style personnel et percutant : coups de crayons frénétiques et caricatures chez Eduardo Muñoz Bachs, psychédélisme métaphorique chez Antonio Fernandez Reboiro, retouches photographiques dignes du film noir chez René Azcuy Cárdenas… On s’étonne de constater une telle liberté de ton et d’expression dans un régime pourtant peu avenant sur la question.

© MAD, Paris

© MAD, Paris

© Centro Studi Cartel Cubano/Collezione Bardellotto

© MAD, Paris

Car l’affiche de cinéma à la cubaine est alors une véritable création, très loin du simple outil marketing qu’elle est partout ailleurs. Elle offre au film vanté un visage totalement inédit. Sur l’île, les prescriptions politiques et les pénuries enjoignent les artistes à se montrer malins autant que créatifs. Pas d’encre et donc une expression minimaliste, beaucoup de blanc ou de collages à partir d’images récupérées ici et là. Pas de culte de l’individu et donc pas de stars, dont on gomme souvent jusqu’au nom pour privilégier le réalisateur. Le graphiste offre au public une vision personnelle, très imagée et parfois poétique du long-métrage. Une œuvre qui parle d’une œuvre. Pour le cinéphile, la visite prend parfois l’allure d’une énigme de Sphinx : l’on devine le film rarement par un titre (si différent, en espagnol), parfois par un nom du casting, plus généralement par une idée. Ainsi, un simple tricycle rouge associé au nom de Kubrick permet de faire le lien entre El Resplandor et The Shining. Les films méconnus sont quant à eux l’occasion d’un effort d’imagination. N’a-t-on pas envie de savoir quel est le « dernier mot » de cette femme enchaînée qui embrasse une pâquerette (La última palabra) ? Ou à quoi ressemblent à l’écran les personnages déformés d’Eduardo Bachs ? Fidel Castro disait vouloir laisser aux graphistes la liberté de transformer les villes cubaines, grâce à leurs affiches, en musées à ciel ouvert. Il convient de reconnaître sa réussite : il y a indéniablement une touche stimulante dans ces (re)créations, aussi innovantes et personnelles que le sont aujourd’hui les œuvres de fan art.

Pourtant, tout comme ses écrivains, ses réalisateurs, ses acteurs, ses chanteurs, Cuba n’a pas su retenir ses graphistes. L’exposition ne manque pas de souligner que les pénuries, le manque de reconnaissance ou la chasse aux homosexuels ont contraint la plupart d’entre eux à quitter l’île dès les années 80. L’âge d’or de l’affiche cubaine n’aura duré qu’une vingtaine d’années. Aujourd’hui, pourtant, une nouvelle génération est là, décidée à prendre la relève dans un pays qui s’ouvre peu à peu sur le monde. De quoi nourrir leur créativité mais surtout faire connaître leur travail en dehors des frontières de l’île. En cela, Affiches cubaines : révolution et cinéma (1959-2019) du MAD constitue une première étape importante. Une exposition inédite, insolite et joliment scénographiée qui ravira les cinéphiles et mettra bien de la couleur dans l’hiver hexagonal.

Copyright photo de couverture : Alfredo Rostgaard, ICAIC decimo aniversario, 1969 © MAD Paris