Blonde d’Andrew Dominik remet une pièce dans le « old jukebox » de l’étoile platine, celle qui brille après sa mort, dont la voix n’est plus l’empreinte d’une vie mais un outre-tombe. Marilyn est un fantôme exposé sur le marbre de son mausolée, laissée ainsi aux quatre vents de l’histoire, comme une proie, non plus des hommes puisque la chair ici ne promet plus de jouissance, exhibée donc en figure mortifère et vivace des femmes. Elle interroge maintenant l’au-delà de la féminité, elle est la pathologie et le symptôme, elle est la question d’un âge sans âge, du passage entre objet de désir et sujet de harcèlement pour s’achever en objet de déchet. Il faut choisir petite fille. On la propose sous toutes les coutures, démembrée encore et encore, l’icône sacrificielle du capitalisme scopique, ou encore en Cassandre du combat féministe. Elle serait la femme suicidée du spectacle, celle qui dit à toute : « Il ne suffira pas de parler, il faudra se dévoyer en entier. » Blonde et la cohorte de nouveaux documentaires – Marilyn une femme d’aujourd’hui et Devenir Marilyn – sont tous reparlés dans l’ombre incendiaire de MeToo, qui depuis cinq ans perturbe la foi impénitente du patriarcat sans inquiéter nullement son saint esprit, le capitalisme.
« Au bout d’un certain temps, soit tu es vieux, soit tu es mort » : cet aphorisme populaire prononcé telle une sentence s’accorderait mal au féminin, ou plutôt il illustrerait à la perfection l’impossibilité de succomber, intacte, dans un dernier bain sans jouvence. La femme vieille serait une sorcière qui n’a pas trouvé son bûcher à temps. L’actrice serait-elle le symptôme parfait de ce destin promis aux femmes : « Soit tu t’effaces, soit tu meurs » ? Vieillir n’aurait rien de naturel et encore moins si la femme, ainsi soit-elle, s’est livrée au jeu du reflet dans l’œil d’or digital. L’actrice, cet objet ontologique du désir, scellerait sans trop le deviner le féminin dans l’écran. Elles et ses avatars modélisés dans l’apps serait ainsi obligés à la ressemblance perpétuelle et à la difficulté d’accéder sans efforts démesurés à ne plus être ce que l’on fut. On le sait, chaque petit pas pour accéder sans regret au crépuscule est toujours un grand pas pour le Capital. Quoique l’on fasse, quoique l’on pense, on fera vendre des cosmétiques, cheveux platine déchu en cinquante nuances de blancs, corps soumis jusqu’à la fin à la performance, visage reformulé dans l’inerte du botox, filtres faisant revivre ce vieil amour de jeunesse, ce soi-même d’un temps jamais passé mais toujours perdu. L’âge – et peu importe le chiffre – s’articule toujours pour la femme dans son être « dans et pour » le marché, et l’actrice loin dans diminuer l’effet, en incarne la prophétie.
Aujourd’hui, les mots de Mona Chollet dans Beauté Fatale (éd. La Découverte) ou ceux bien plus prométhéens de Virginie Despentes : au lieu de nous prémunir, on était bien entendu par le capitalisme, si bien que maintenant nous sommes toutes bienvenues sur les podiums, toutes bienvenues dans ce capitalisme scopique dont Marilyn est peut-être morte et qui la vampirise encore dans l’outre-tombe. Bienvenues, dans la béance de l’image, au centre du vide. Il n’y aurait pas de « laisser faire » le temps et les actrices sont en ce sens l’absolues du subterfuge, de cette fable où le « je le vaux bien » ne nous promet que la plus-value d’une poupée de cire. Rien d’étonnant à voir l’Oréal et l’usine à rêve s’accorder à merveille sur tous les tapis rouges du monde. Hollywood n’est plus une simple industrie du cinéma contrariée et obligée d’entretenir une dialectique avec la création artistique : de l’Âge d’or au Nouvel Hollywood, il a toujours su rentabiliser jusqu’à ses pertes. « La femme est l’avenir de l’homme », disait le mari d’Elsa Triolet. Pas mieux renchérit Hollywood. Alors, Picsou a rencontré Oudini. Le vieux briscard du dollar, en moins de temps qu’il le faut pour le dire, a renversé la table et transformé les loups en lapins blancs. Marilyn Monroe n’en reviendrait pas. Les actrices se mettent à nu par choix, elles rentabilisent jusqu’à leurs vie privée et intime ; la pornographie des affects et la pornographie tout court deviennent des atouts. Il ne s’agit jamais de réfléchir la femme, il suffit de coller à son manque. On remplace.



LE CORPS FÉMININ BROYÉ
A Hollywood, on accumule non pas les récits, mais les codes superficiels d’une pensée féministe anémiée de force pour qu’elle ne produise pas une coupure d’image. Le temps où l’on révélait des étoiles, où l’apparition de visages, et en particulier celui des actrices, envahissait l’imaginaire non pas pour le coloniser, mais bien pour l’interroger, n’est pas révolu : il est effacé. La Gena Rowlands d’Une femme sous influence (J. Cassavetes, 1974), la Faye Dunaway de Chinatown (R. Polanski, 1975), ou encore la Carmen Jones (O. Preminger, 1954) interprétée par Dorothy Dandridge, ne nous aliénaient pas plus au plaisir de jouir narcissique. Elles questionnaient au contraire le corps de la femme piégée dans un monde bâti sur son échange. Non, maintenant, il faut s’identifier, pas s’imaginer. Il faut pour la femme, et l’actrice en particulier, s’auto-érotiser afin de proposer un modèle, que dis-je, « un patron » de femme, pas la possibilité ou non d’être sujet, mais bien une fabrique de signes. Car enfin si le désir masculin est un joug, il faut bien sauver le bébé désir du bain patriarcal. Les actrices semblent toutes ainsi plongées dans cette eau fictionnelle au-delà même du cinéma. Elles n’indiquent pas un sens, elles révoquent l’assujettissement phallique sans en finir avec l’être-marchandise. L’actrice, en ce sens, se transforme en monstre, et quitter la scène sans mourir serait peut-être le salut du cinéma, le salut possible d’une actrice qui comme Adèle Haenel sort vivante du centre de l’image. Au-delà de l’injustice dénoncée, elle a entrevu un paysage en sortant du cadre.
Une affirmation double : où le corps féminin broyé par les hommes ne s’en sortirait jamais indemne dans les bras du capital où même un cri se vend au plus offrant. La machine hollywoodienne prononce une dialectique nouvelle. Exit le regard masculin où la meute ne promet que des abus, et des pleurs. On change de décor. La pulsion scopique s’épure en mirage dans le regard des femmes elles-mêmes. S’il faut être vendu autant le faire nous-mêmes, semble nous dire le cinéma et ses premières actionnaires. On interroge les actrices sur leurs âges, sur leur manière de continuer à capitaliser ou non leur beauté, elles ne s’abandonnent pas ; en fait, elles se figent à un instant de leur filmographie pour ne plus en sortir. Elles n’ont toujours pas le droit au temps tel qui va quoiqu’elles affirment. Tous les corps, à commencer par le corps exposé aux sunlights des femmes, sont le « work-in-progress » d’un système amoral que rien, même pas la mort, n’est censé éteindre. Dans son livre Musée Marilyn (éd. Inculte), l’auteure Anne Savelli rappelle le titre d’un film de Walter Lang avec Marilyn Monroe, There s no buissness like show buissness, tout est là dans cette « mécanique de la surface, du code de l’évaluation ».



LA PANOPLIE DE MARILYN
Ainsi, Blonde est le film d’une vie de calvaire. Une vie hystérisée par un corps à la fois libre et esclave. Marilyn Monroe serait le corps hégélien par excellence. De son existence débutée dans les bas-fonds de l’affect – là où le manque ne se sublime qu’en trauma, là où les derniers rêvent à être premiers sans savoir qu’une crucifixion certaine les attend au coin de la 5e avenue – la Marilyn dans Blonde serait le Jésus-Christ de son époque, nécessairement sans apôtre puisque non-ressuscitée. Une femme non pas incomprise mais in/entendu puisque principalement matérialisée dans le silence des flashs, et réverbérée dans l’inconscient pelliculaire jusqu’à nos jours. Le cinéma ne serait jamais un temps présent, mais bien une mémoire du futur. Marilyn, mère d’un tas de filles engendrées des années plus tard, figure funambule d’une féminité en proie au paradoxe d’un corps qu’il faut dévoiler autant que cacher, un corps que l’on érige en pouvoir quand il est encore un désespoir à penser. Qu’est-ce que Marilyn dit des femmes qui empruntent sa panoplie ? Que veulent-elles nous faire entendre quand elles se figent dans un âge qui serait à jamais le sien et celui du cinéma ? Hollywood la vend encore et toujours même en via crucis, macabre forcément. Elle hante plus qu’une autre les studios, elle est en ce sens l’absolu de cette beauté convulsive, puisque spectrale, dont parlait Dali.
Dans sa critique pour Gone Hollywood, Caroline Véron se demandait à qui s’adresse ce film ? Il semblerait qu’il ne s’adresse à personne, qu’il évite de prononcer quoique ce soit. Il rejoue des archives, il redit des phrases écrites par d’autres, comme l’empreinte que l’on déterre pour qu’elle divise en nous le sujet que l’on croit être. Cet à-côté de Marilyn, ce n’est pas non plus Norma Jean Baker : ce sont les autres. Il faut comme souvent regarder ailleurs. Hollywood ne ravage plus vraiment Marilyn, elle est re/devenue un support de consommation, une géométrie au formol dans une rentabilité éternelle. Non regarder par-delà, c’est entrevoir le hors-champ d’un film qui se défend d’en être un. Regarder celles dont le métier est encore de faire quelque chose de ce corps dont on ne sait jamais quoi faire d’autre. Le film parle peu comme pour permettre d’en dire. Depuis sa sortie, les têtes se creusent. On cherche une révélation. Les nouvelles pin-up s’épinglent sur des smartphones et tentent d’échapper ainsi au regard captif masculin, pour lui préférer l’œil stérilisé de la machine. Elles ne supportent pas cette Blonde dolorosa, cette figure de la star morte de ne pas avoir pu continuer à souffrir en jouissance. La revanche de la pin-up, c’est peut-être d’être offerte totalement au capitalisme scopique, sans plus attendre autre chose, d’entrer dans une ère « post-aristotélicienne », où l’objet/sujet, n’est plus un être coupé en deux, entre sujet et marchandise, mais bien un fétiche total où « l’on séduit jusqu’au sable, jusqu’au ciel ». La Marilyn hégélienne, dont le calendrier était scotché dans les cabines de routiers comme sur les murs des chambrées de soldats, acceptait d’être regardée et ainsi reconnue même par cette pulsion de mort qui étreint quelque part le regard des hommes. Les temps ont changé. Aujourd’hui c’est la pin-up qui nous regarde, qui fige et fixe le deal dans l’œil sans regard de l’algorithme.



L’ÉTERNITÉ SILICONNÉE
Marilyn serait une énigme mortifère qui trouverait aujourd’hui sa solution dans une femme, qui après « avoir résisté », s’approprie la méthode ». Lorsque Kim Kardashian, vedette d’un rien de trop, femme dont on perçoit à peine la voix tant elle est murée dans un corps surnuméraire, porte pour un gala la robe mortuaire de Marilyn, celle cousue à même la peau, ce linceul pailleté : que cherche-t-elle ou que trouve-t-elle à re/dire dans ce choix ? On ne s’habille pas, on s’écrit pour peut-être interpeller l’inconscient de l’autre, qu’il devine dans le costume choisi, une réalité qui nous échappe. Elle dirait donc une désespérance sans avoir à la prononcer. Elle s’enveloppe de Marilyn pour parler un tragique qu’elle sait inévitable. Si pour l’esclave hégélien le choix était la liberté ou la mort, pour la femme/image, dont l’ambition est de dépasser la femme/objet, le seul choix est celui de Dorian Gray, l’éternité siliconée ou la vieillesse. Ainsi, elle conjure le temps et explique dans une langue enfantine que s’il le fallait, elle mangerait « son caca » pour ne pas subir le temps qui passe. L’œuvre, à n’en pas douter, c’est elle. On me dira toutes les actrices ou « midinettes » ne sont pas Marilyn. Faut voir. Et lorsque Madonna, aujourd’hui âgé de 60 ans, violente encore ce corps qu’elle aura martyrisé toute sa vie, elle ne dit pas une défaite, elle fabrique son monument funéraire par l’image. Elle se transforme ainsi en pin-up sans âge, elle aussi.
Féministe, pourquoi pas ? Autonome financièrement, n’attendant aucune reconnaissance du regard masculin, ne recherchant désespérément plus rien d’autre que le dernier cliché, l’instant de grâce pixélisé dans l’éternité digitale. Dieu le père est mort, vive la « Meta Matrix ». Elle nous dirait ainsi ravagée par ce temps insupportable : que croyez-vous ? Si la dernière tentation de Marilyn Monroe avait été de surmonter son déluge intérieur, si, à l’instar d’une Elizabeth Taylor, elle avait été maîtresse de ses sentiments et patronne d’un empire, elle ne serait, au mieux, que le reflet figé dans le miroir. On ne se délivre pas si facilement de son aura, ce diable vendu au marché. Tout le génie de Madonna est de nous mettre devant le ravage en acceptant d’être une praxis. Non plus un sujet charnel, mais bien son envers radical, un objet qui nous regarde et tente étrangement de sortir de là où Marilyn a succombé, ce féminin condamné dans l’éclat de la marchandise « où la femme se transforme en article de masse » disait Walter Benjamin. Ainsi, Blonde n’est peut-être pas le film d’une ère post MeToo mais bien une tentative encore maladroite d’interroger l’image, dans ce qu’elle a d’hyper aliénation, pour celles qui en sont l’objet et celles qui la regardent. Ce rêve qui est, comme l’écrit A. Savelli, « esthète, voué à l’épure, au luxe, au vide enfin à l’écart. »