The Quarry

par

Pour sa deuxième oeuvre de fiction, Scott Teems, cinéaste discret à la filmographie éparse, signe une réalisation intrigante, qu’on pourrait aisément ranger aux côtés des « thrillers » spirituels. Dans ce long métrage mystique adapté d’un roman de l’auteur sud-africain Damon Galgut (The Quarry, éd. Viking, 1995), l’association des deux comparses du Take Shelter (2011) de Jeff Nichols, Michael Shannon et Shea Whigham, sonne comme une promesse savoureuse…

Gare aux attentes déçues, car entre la référence astucieuse et le fétichisme langoureux la frontière reste ténue. Le personnage principal interprété par Shea Wigham croise la route d’un pasteur alcoolique qu’il assassine. Il lui vole son identité et sa camionnette, et s’en va prêcher la parole du seigneur dans une petite bourgade à la frontière mexicaine. Et Michael Shannon dans tout ça ? Il endosse sans surprise le rôle du flic acariâtre chargé de mener l’enquête à son terme. En parallèle, deux ados turbulents tentent de se soustraire à la police dont la piste principale les lie directement au meurtre du pasteur.

AU COEUR DE L’AMÉRIQUE DE TRUMP

Nous sommes au Texas, en plein dans l’Amérique de Trump. Une Amérique en proie à une crise identitaire majeure et rongée par ses contradictions. A trop vouloir désigner des coupables on finit par manquer sa cible : voilà comment on pourrait définir la morale de ce « thriller » orchestré à la manière d’une tragédie grecque. The Quarry c’est d’abord un décor : la carrière. La carrière c’est la base, le fondement, c’est de là qu’on puise les éléments constitutifs du vivre ensemble, le commencement de la communauté. Mais dans ce film c’est une autre histoire. Ce n’est pas à proprement parler le lieu de l’action mais plutôt celui du fantasme. C’est un espace pulsionnel où la mort se mêle au mystère et au secret du vice. On n’échappe pas à la carrière, elle gît, en fond, comme un paysage minéral qui recrache les cadavres et fait fleurir les indices. C’est un territoire hybride, à la marge, une limite où les instincts naturels reprennent leur droit sur la civilisation. The Quarry repose aussi en partie sur les épaules d’un acteur, Michael Shannon, qui traduit à chaque regard ce brin de folie ou de malaise – le même qu’on a déjà pu croiser dans Les Noces Rebelles (S. Mendes, 2008) ou Take Shelter. Son rôle de policier cynique n’est pas majeur, mais il a le mérite de tenir le film, parce qu’on ne choisit pas Shannon par hasard. Son personnage ? Aussi déconcertant que l’Amérique trumpiste qui ne peut appréhender le monde qu’à travers le prisme de l’homme blanc. Et Shannon traduit cette ambiguïté à merveille. Mais le vrai sujet de ce long métrage c’est la rédemption. Dans un film sans suspens ou presque, où les ressorts dramatiques font office de prétexte au déploiement du discours : le péché, la culpabilité, la rédemption, les thématiques bibliques foisonnent ; et n’arrivent à situer le propos qu’à la toute fin, quand la justice des hommes se confond avec la justice de Dieu. Car oui, de Dieu il est beaucoup question dans ce film profond mais à la sobriété tenace. Les hommes et la religion se côtoient dans un rapport sournois, qui semble au fond signifier l’impasse et l’incohérence dans laquelle se trouve plongées les communautés qui font le ciment de l’Amérique actuelle.

© Lionsgate

© Lionsgate

UN THRILLER PROPHÉTIQUE

Même s’il est parfois trop convenu dans sa forme, The Quarry expose soigneusement les corrélations et les contradictions d’une société qui ne demande finalement qu’à créer du lien. Ce lien il arrivera par l’intermédiaire de l’homme « sans nom » qui prend ses quartiers dans cette église qui ne lui est pas destinée. Mais l’imposture fonctionne. Et face à une foule de dévots d’abord incrédule le discours du faux-pasteur finit, contre toute attente, par charmer l’auditoire. Les paroissiens, d’origine mexicaine pour la plupart, ne maîtrisent pas l’anglais. Et seule la traduction d’une des leurs leur permettra de saisir les prêches de ce conteur iconoclaste. Ironie du sort la parole de Dieu est transmise par un pêcheur, qui plus est meurtrier, et pourtant elle fait son œuvre. Elle gagne la foule qui vient assister toujours plus nombreuse à cette procession fallacieuse. Séduisante, elle régénère le lien social. L’espoir autrefois perdu de la petite ville devient, par la grâce de l’homme « sans nom », un horizon de nouveau accessible. Mais c’était sans compter sur la folie des hommes. Le récit de l’homme « sans nom » épouse le récit Biblique. Il fait sienne la parole du Livre, en se glissant dans les oripeaux de la fiction divine. C’est par là que vient la rédemption, entre les lignes du texte sacré, qu’il finit par s’approprier comme il s’était déjà emparé de l’identité de sa victime. Il y trouve un nouveau souffle qui le libère un temps du poids de ses exactions. Sauf que la culpabilité le rattrapera et il ne pourra assumer l’imposture jusqu’au bout. Dans une scène où l’église est transformée pour l’occasion en tribunal — voyez déjà poindre la confusion —, l’homme « sans nom » doit témoigner contre un jeune mexicain qu’on accuse à tort du meurtre du pasteur. C’est celui qui va payer à sa place. Au moment où le policier, incarné par Michael Shannon, lui demande de décliner son identité, le faux-pasteur s’arrête. Submergé par l’émotion d’avoir à mentir devant l’assemblée du tribunal et face aux paroissiens qui le tiennent en respect, il ne laisse échapper aucun mot. Il n’arrivera à énoncer sa fausse identité que dans le chaos général ; au moment où le prévenu s’échappe du tribunal, après avoir blessé l’un des policiers au flanc.

© Lionsgate

© Lionsgate

Sans être déroutant, The Quarry a le mérite d’aller au bout de ses intentions. Il n’y pas de « gras » dans cette œuvre où le récit bien agencé sur le discours semble couler de source. C’est un film efficace qui se protège du lyrisme et de l’effet de surprise normalement dévolu au « thriller » de ce type. Mais ce sont les personnages qui portent l’histoire et finissent de semer le trouble en apportant un peu d’aspérité à cette fiction aux accents prophétiques. Autant dire que la structure du récit est aussi claire que la confusion qui règne dans la petite bourgade texane. Car ici il est question de confusion à tous les étages. Justice, parole divine, victimes, agresseurs, tout se mélange dans un commerce où les meurtriers se font les messagers du bien et où les innocents assassinent les coupables. Voilà peut-être le point d’achoppement du discours, où se dessine le portrait en creux d’une nation à la dérive. Nous évoquions plus tôt la crise identitaire de l’Amérique de Donald Trump, mais n’est-ce pas finalement une crise morale bien plus profonde que l’ex-président honni et adulé a laissé en héritage ? Une Amérique où l’État fait défaut aux plus modestes, où la justice des hommes n’a de sens que pour les nantis, et où la rédemption ne trouve sa grâce que dans la parole de Dieu. Ainsi soit-il.

The Quarry (2020 – États-Unis) ; Réalisation : Scott Teems. Scénario : Scott Teems et Andrew Brotzman d’après l’oeuvre de Damon Galgut. Avec : Bruno Bichir, Shea Wigham, Catalina Sandrino Moreno, Anna Watt, Alvaro Martinez, Michael Shannon, Abel Beccerra, Jimmy Gonzales, Bobby Soto, Rose Bianco, Hector Presedo, Julia Vera, Raul Ruletta, Anthony Reynolds et David Jensen. Chef opérateur : Michael Alden Lloyd. Musique : Heather McIntosh. Production : Laura D. Smith Ireland et Kristin Mann – Prowess Pictures, Grindstone Entertainment Group, Meatalwork Pictures, Rockhill Studios et EFC Films. Format : 2.39:1. Durée : 98 minutes.

Disponible sur Canal + à partir  du 17 mars 2021.

Copyright illustration en couverture : ACE Entertainment/Gone Hollywood.

ÇA VOUS A PLU ?

Le spectacle continue… Et vous pouvez y apporter votre rime !