Mank

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Mank. Jack Fincher, le père de David, avait ce projet en tête depuis le début des années 90 sans jamais pouvoir le concrétiser de son vivant. Son fils n’ayant étrangement pas pu convaincre les studios de financer un film de niche en noir et blanc de plus de 2 heures sur un scénariste alcoolique pendant les années 30-40, il a sauté sur l’occasion lorsque Netflix lui a donné carte blanche. Mais là où on aurait pu s’attendre à une lettre d’amour au Hollywood de l’âge d’or, Fincher livre une parfaite anomalie en trompe l’oeil dans une charge violente et subversive mais si subtile qu’elle risque de passer au-dessus de la grille de lecture de beaucoup de spectateurs.

C’EST LA MARGE QUI TIENT LA PAGE

Disons le d’emblée, oui, Mank a un défaut majeur, c’est son hermétisme. A moins que ce ne soit de l’élitisme déguisé en hermétisme. Non pas qu’il demande d’être spécialement cultivé, mais d’être un spectateur actif et d’être un minimum connaisseur de l’époque et du milieu qu’il traite. Si vous êtes paumé devant le film entre des noms, des titres de films et ce qui semble être des private jokes indéchiffrables, rassurez vous : c’est exactement ça. Dans Mank, Fincher ne contextualise rien, ne prend jamais son public par la main, et ne détaille qu’exceptionnellement une phrase ou une expression si et seulement si son personnage l’aurait probablement fait dans le monde réel. A défaut du film, une critique a le luxe de pouvoir être clair sur ce point : Mank est un film dépourvu d’exposition. En ce sens il entre déjà dans une sphère très restreinte de biopics d’un point de vue conceptuel qu’on pourrait désigner comme de l’anti-biopic. Or, comme on le sait, avec ce type de symptômes, les anti-biopics, c’est pas automatique. Soyons honnêtes, combien de fois avons-nous poliment baillé devant des pages Wikipedia filmées retraçant mollement la vie de célébrités ? Ces films sont légion. Chaque année, leur aspect scolaire nous assomme d’indigences banales, avec toujours cet exposé répété ad nauseam : thèse (personne A avait des bonnes intentions avant d’être célèbre), antithèse (a cause de personnes B, la vie de personne A sera populaire et tragique), synthèse (sa légende lui survivra). Et on a toujours un personnage secondaire qui sert de machine à faire de l’exposition pour que le public comprenne tous les enjeux du film en trois phrases. D’ailleurs, c’est exactement le rôle qu’avait Mank la dernière fois qu’on l’a vu dans le champ fictionnel. Car ce n’est pas la première fois qu’on raconte la vie tumultueuse qui a fait rage derrière Citizen Kane. Il y a 20 ans un téléfilm HBO nommé RKO 281 (en référence au numéro de production de Kane, traduit très intelligemment en France par Citizen Welles, pour que tout le monde comprenne bien) se faisait une joie d’inventer de presque toutes pièces les tenants et aboutissants de la production du film. Le téléfilm singeait le film d’origine au plan près, donnait à Welles un rôle de génie incompris, le magnat de la presse Hearst (qui est la base sur laquelle Kane a été crée) y était un bon méchant de serial a la Blofeld, et entre une poignée d’anecdotes (parfois) correctes, toute l’histoire était épinglée comme un duel a mort entre l’intégrité héroïque de Welles et la machination diabolique de Hearst. Un gentil, un méchant, une belle histoire. Thèse, antithèse, synthèse. Mank (alors joué par John Malkovich) n’était qu’un faire-valoir dans l’ombre sans la moindre ligne de dialogue échangée ni avec Marion Davies ni avec Hearst. Même le patron de la RKO avait un rôle plus étoffé, alors que chez Fincher, son personnage n’existe même pas, si ce n’est par une image d’archive. Il est important de détailler ce Citizen Welles pour expliquer tout ce que Mank est et n’est pas.

© Stephen Morley/HBO

© Miles Crist/Netflix

Mank n’est pas un film facile à saisir. Il n’est pas un film agréable et inoffensif. Il ne juge pas ses personnages et n’en fait pas un film à message. Il est donc déjà en soi une parfaite anomalie à contre-courant de la ligne éditoriale de presque tout ce qui se produit en ce moment, que ce soit chez les studios ou sur les plateformes de SVOD. Et c’est d’autant plus cohérent puisqu’il est centré sur un être toujours à la marge de son environnement et systématiquement à contre-courant de ses interlocuteurs. Alors, oui, bien sûr, on peut apprécier le film sans des connaissances astronomiques sur l’époque ou ses participants illustrés. On peut s’émouvoir de la trajectoire de Mankiewicz et de son combat contre la corruption, celle de l’argent, de l’art, de la politique, de la presse ou de la sienne. On a pas besoin de savoir que Louella, citée au détour d’une blague une seule fois dans le film, était l’espionne de Hearst façon bouche de Sauron et a fait et défait nombre de carrières en son temps par son emprise. On peut aisément remarquer la structure du film, en flashbacks comme Kane, en noir et blanc comme Kane, et avec une allusion visuelle directe. Mais ça n’en fait pas pour autant un hommage à Citizen Kane. Mank raconte précisément l’inverse de ce qu’on attendait. Il ne parlera jamais du tournage. Son héros passe la majorité du film dans un lit avec un plâtre, avançant péniblement sur le scénario de Kane pendant qu’on retrace le chemin qui l’a amené à écrire ce scénario. Mais vous ne verrez pas sa jeunesse. Ni ses plus beaux faits d’armes. Ni l’évolution de sa relation avec sa femme, ou de sa famille. On aurait pu s’attendre aussi à une sorte de rivalité dans l’amitié entre Mank et Welles, ce qui aurait fait un miroir à Fight Club et The Social Network. Perdu. Le personnage de Welles est a peine dans le film, présenté sous son aspect le plus iconique grandiloquent (avec la cape et le chapeau qui étaient son costume pour ses apparitions médias dans les années 50-60-70, moins en privé et encore moins en 1940) et sous son jour le moins flatteur. C’est peut-être la première fois que Welles est représenté dans un drame sans son génie. Fincher n’est pas le genre de cinéphile qui va déifier Orson Welles. Il sait tout ce qu’il lui doit et le respecte mais il n’oublie pas que Welles est autant le réalisateur de Citizen Kane que l’interprète d’Unicron dans Transformers : Le Film (1986). Welles n’est qu’un maillon de la chaîne d’un processus créatif et c’est précisément ce que Fincher évoque sans jamais l’expliciter : la condition de l’artiste, la mécanique du processus créatif vu de l’intérieur. D’où viennent les idées, ce qu’on veut raconter et comment on se les approprient. Trouver sa voix, la faire parler, la faire entendre, la faire sienne. Mank ne raconte que ça. Les évocations successives perçues comme épisodiques de personnages clefs (Louis B. Mayer, Thalberg, Marion Davies, Hearst, Upton Sinclair, etc) ne sont pas des arcs narratifs. Ce ne sont pas des plots ni des subplots. Ce ne sont que des souvenirs qui servent de carburant au Macguffin : le scénario de Kane.

© Miles Crist/Netflix

© Miles Crist/Netflix

L’INTELLIGENCE EST UNE PRISON

Et c’est là où Fincher arrive a en tirer une matière cinématographique incongrue et pourtant évidente : il ne filme pas Mankiewicz handicapé essayant de picoler entre 2 pages dictées du film. Il filme en purs termes de mise-en-scène le cerveau de Mankiewicz. Cette résidence dans un climat chaud et sec loin d’Hollywood est l’esprit de l’auteur. Sa mission, devoir rendre le script en 60 jours à un gamin est sa raison de vivre et son malheur. Il se dit piégé, prisonnier, et il l’est. Notez qu’à l’intérieur de la maison, les invités sont proscrits. Son frère et Marion Davies qui viennent le rendre visite doivent se contenter du jardin ou de la terrasse pour parler avec Mank. Qui est autorisé à rentrer ? Des mécanismes de pensée personnifiées. Mank est son propre soi, bien entendu, bloqué dans sa tête comme nous tous. Une bonne a tout faire sauvée de la Seconde Guerre Mondiale assure son confort physique, elle représente les fonctions sensorielles. Un assistant pragmatique fait le pont entre lui et Welles en étant le plus souvent dénigré par l’un comme l’autre, il représente donc la raison. Une jeune femme très sensible prend sa dictée pour retranscrire le script : elle représente les émotions. Trois intrus supplémentaires à noter : un médecin, qui assure donc les fonctions vitales qu’on pourrait assimiler au corps, un livreur hirsute de bouteilles d’alcool qui représente son addiction toujours présente et enfin Orson Welles, le seul autre être humain a part entière capable de rentrer dans cette prison qu’est l’esprit de Mank. Pourquoi ce passe-droit pour lui ? Peut-être parce que Fincher estime que Welles a participé au processus créatif qui a fait de Kane son histoire finale et sa réussite, au moins dans le sens où il a stimulé Mankiewicz. Mais son apparence trompeuse et son plan d’introduction sciemment diabolique laissent supposer qu’il n’est pas tant l’Orson Welles qu’on connaît mais plutôt la part de chaos, d’anarchie et de folie nécessaires à la création. Voilà un cerveau bien formé et bien complet. Et voilà comment David Fincher livre non pas une relecture de Citizen Kane, mais plutôt sa version très personnelle de Vice-Versa, appliquée à un scénariste de génie condamné à livrer le scénario peut-être le plus important de l’histoire du cinéma. 

© Gisele Schmidt/Netflix

© Nikolai Loveikis/Netflix

LA MAGIE EST LA LANGUE DU CINÉMA

Cette théorie explique tout : pourquoi Fincher donne l’impression de survoler ses personnages secondaires (il n’y en a pas), ses intrigues secondaires (il n’y en a pas non plus) et pourquoi il semble tirer dans tous les sens, puisqu’il ne fait que montrer la poignée de moments indispensables pour comprendre comment peut naître l’idée de Citizen Kane. Une manière anti-glamour de montrer que Kane n’était pas tant un avatar de Hearst que le regard complet de Mank sur son époque, un regard forcément acide sur l’éclosion du yellow journalism (l’ancêtre des fake news), le système vain et infernal des studios, son propre ego, son alcoolisme comme moteur et frein à sa vie, sa recherche vaine pour une rédemption qui n’arrivera jamais, sa révolte contre sa position de bouffon à la cour du roi chez Hearst et son combat de reconnaissance contre Welles. Là où un autre biopic aurait dramatisé chaque élément, simplifié le tout en un arc, Fincher ramène de l’humain en montrant que le réel est fatalement plus complexe et nuancé et pour le paraphraser, « qu’un film ne peut pas résumer la vie d’un homme en deux heures, seulement en donner l’impression ». Mieux encore, il le fait dans un écrin brutalement parfait qui nous rappelle l’illusion constante qui est en jeu sous nos yeux : un casting 5 étoiles, un montage ciselé, un score symphonique majestueux de Reznor/Ross, une direction photo précise contenant des brûlures de cigarettes, des ratures à l’image, un noir et blanc limpide que seul le numérique peut obtenir, des rajouts numériques invisibles à l’oeil nu, des effets volontairement passéistes comme des nuits américaines, des fondus au noir à même le plateau, et ainsi de suite. Le générique est même une façon de prévenir le public en amont : nous voyons un générique qui paraît parfaitement classique des années 40, sauf qu’il est de biais, avec une perspective, en relief et donc forcément un texte en CGI superposé à l’image.

C’est cette perspective qui nous donne implicitement le mode d’emploi du film. Nous sommes bien face à film de 2020 qui utilise tous les outils possibles à sa disposition pour dramatiser de la plus belle façon son histoire et ses apparats de film de 1940 ne sont là que pour nous rappeler qu’il s’agit bien d’un film de cinéma et non pas d’une page d’Histoire. C’est en acceptant d’avoir conscience de cette illusion que le film peut se justifier de toucher juste. La fin du film visant directement avec ironie ce qu’on appelle « la magie du cinéma » et qu’un autre personnage traduit comme étant « Hollywood », on ne peut que se sentir dans le secret des dieux, dans les coulisses du magicien, quand chaque tour a dévoilé son secret, aussi médiocre, horrible ou vain soit-il, c’est à ce moment là et seulement ce moment là qu’on peut voir les vraies failles, les vraies victoires et les vraies limites de ce qu’un artiste peut être et peut faire. C’est le langage que les sorciers utilisent et que les hommes convoitent et redoutent. C’est ce qu’on appelle communément la vraie magie.

© Nuno Sarnadas

Mank (2020 – États-Unis) ; Réalisation : David Fincher. Scénario : Jack Fincher. Avec : Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins, Tom Pelphrey, Arliss Howard, Tuppence Middleton, Monika Grossmann, Joseph Cross, Sam Traughton, Toby Leonard Moore, Tom Burke, Charles Dance, Ferdinand Kingsley, Jamie McShane, Adam Shapiro, John Churchill, Jeff Harms, Derek Petropolis, Sean Persaud, Paul Fox (II), Tom Simmons et Nick Job. Chef opérateur : Erik Messerschmidt. Musique : Trent Reznor, Atticus Ross et Erik Messerschmidt. Production : Douglas Urbanski, Cean Chaffin, William Doyle, Peter Mavromates, Andrea McKee et Eric Roth – Netflix. Format : 2.20:1. Durée : 131 minutes.

Disponible sur Netflix le 4 décembre 2020.

Copyright photo de couverture : Miles Crist/Netflix/The Ringer.

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