Si elle nous réserve sûrement son lot de surprises cinématographiques, nous savons d’ores et déjà que l’année prochaine sera placée sous le signe de l’hommage. Prévue pour l’automne 2023, la sortie du remake de L’Exorciste David Gordon Green coïncidera avec le cinquantième anniversaire du film de William Friedkin. L’occasion de revenir sur une œuvre majeure du Nouvel Hollywood, devenue au fil des ans un phénomène de la pop culture.
Il est des œuvres d’art qui, quoique souvent méconnues, n’en font pas moins (beaucoup) parler d’elles. Il en est de la peinture comme du cinéma. Nombreux sont les films qui gravitent dans nos inconscients collectifs, véritables références à l’origine d’un culte, lui-même ordonnateur d’une nouvelle tradition artistique (et marketing). Tout le monde connaît La Joconde. Rares sont ceux, en revanche, qui l’ont vue de près. Le cinéma s’accorde magnifiquement avec cet adage. Tout le monde connaît L’Exorciste. Rares sont ceux qui l’on vu (et compris). L’oeuvre phare de William Friedkin apparaît un peu comme la Mona Lisa du cinéma. Cité et (pré)découpé à coup d’extraits racoleurs, le film souffrirait presque de sa grande célébrité. Trop connu pour avoir été simplement regardé (en entier).
1973. Année horrifique. Magnifique si l’on contemple les sorties de l’époque. Tandis que la France se tape la cuisse devant Les Aventures de la Rabbi Jacob (G. Oury), plus gros succès hexagonal (avec quelques sept millions de spectateurs), les États-Unis entraient dans le chemin de la méfiance et du désenchantement. Nos plus belles années étaient déjà derrière nous, remplacées par des Serpico sous couverture et des détectives jouant au privé. Dans la société de la Grande bouffe, la Barbe à papa à un goût d’Épouvantail amer. Le soleil est vert d’une rage, préambule aux catastrophes à venir.
Parangon d’un Nouvel Hollywood libéré (momentanément) libéré des studios, et de la main invisible du producteur, William Friedkin apporte sa cerise sur le gâteau face au joyeux bordel cinématographique annonciateur de la bonne nouvelle. Deux ans après son autoportrait d’une police bien décidé à venir à bout du trafic de drogue dans French Connection, il choisit de s’attaquer à un sujet nettement plus inflammable en évoquant deux cas de possession survenus respectivement en 1922 et 1949 à Earling (Iowa) et à Cottage City (Maryland). Si le premier reste relativement mystérieux, le second est, en revanche, plus connu du grand public. Lorsque William Peter Blatty entend parler de l’histoire de Roland Doe, dont la possession a été officiellement reconnue par l’Église, il décide immédiatement de s’emparer du sujet. Véritable best-seller, le roman se vend à quelques treize millions d’exemplaires sur le sol américain. Allant au-devant de la demande, Blatty vient démarcher lui-même les réalisateurs en passe de pouvoir adapter son chef-d’œuvre. Refusé par Hitchcock, l’écrivain parvient, néanmoins, à céder ses droits à la Warner en exigeant d’être l’unique scénariste et producteur du film. Après avoir été refusé par plusieurs réalisateurs dont Peter Bogdanovich et Mike Nichols, le projet atterrit finalement entre les mains de William Friedkin.
L’Exorciste ouvre le bal des films d’horreur bankables. Avec ses deux milliards de dollars de recette pour un budget initial estimé à seulement 15 millions de dollars (en comptant les frais publicitaires), le film s’avère être une très juteuse opération financière. Si l’horreur constitue depuis longtemps un fleuron économique, celle-ci était cependant restée jusqu’ici une niche exploitée par certains studios à l’image d’Universal, spécialiste attitré, dans les années 30, des films de monstres déclinés sous la forme de franchise (la série des Frankenstein, 1935-1939). Le raz-de-marée mondial provoqué par L’Exorciste opère un tournant, en poussant les majors à s’intéresser à la peur.
Objet de ferveur populaire, l’horreur devient bankable. C’est tout naturellement qu’elle se « blockbusterise », en devenant un nouvel eldorado financier. L’oeuvre de William Friedkin inspire dès la fin des années 70 une suite. L’Exorciste II : l’hérétique réalisé par John Boorman, six ans après l’original, ne remporte pas le succès escompté. Qu’à cela ne tienne. De L’Exorciste, la suite (G. C. Scott, 1990) à Dominion: Prequel to the Exocist (P. Shrader, 2004), les studios continueront à appliquer la même recette, espérant vainement renouer avec la popularité de l’oeuvre mère restée jusqu’à maintenant inégalée.
Néanmoins, il se pourrait que les choses changent (ou pas). Un nouvel (et énième) Exorciste se prépare. Produit par le non moins fameux Jason Blum, spécialiste des films d’horreur à petit budget – et à très grosse recette -, The Exorciste s’affirme comme un hommage explicite à l’oeuvre dont il porte le nom. Prévu pour 2023, et réalisé par David Gordon Green, à qui l’on doit notamment les derniers remakes d’Halloween (J. Carpenter, 1978), le film fait le choix du presque déjà vu, en offrant à Ellen Burstyn l’occasion de reprendre le rôle de Chris McNeil, cinquante ans après sa première apparition sur les écrans. Un Exorciste 3.0 habillé en Nike, et abonné à Facebook, après tout pourquoi pas ?



L’ARCHÉOLOGIE DU MAL
L’Exorciste est à l’horreur ce que 2001, L’Odyssée de l’espace (S. Kubrick, 1968) est à la science-fiction, dirait-on. Dès sa sortie, la superproduction de William Friedkin acquiert immédiatement un statut à part, accédant au rang de sommet du genre. L’oeuvre a été sacrée troisième meilleur thriller de tous les temps par le prestigieux American Film Institute, derrière Psychose (A. Hitchcock, 1960) et Les Dents de la mer (S. Spielberg, 1975). Si nous n’avons rien contre les catégorisations, qui constituent la structure même du Septième Art, force est de constater qu’elles ont parfois tendance à fossiliser l’oeuvre consacrée. Objet de culte, enfermé dans le musée de l’auto-congratulation un brin passéiste, le film est mis à l’index, momifié avant l’heure. Perçu uniquement pour ce qu’il représente et plus pour ce qu’il pourrait signifier et critiquer.
Alors plutôt que de voir dans L’Exorciste, le classique de l’épouvante, ne devrions-nous pas déplacer le curseur classificatoire ? Rétrospectivement, à l’heure où le réchauffement climatique s’impose comme l’actuel film d’horreur, l’oeuvre de William Friedkin paraît susciter une peur qui peut faire (sou)rire – voire carrément laisser de marbre. L’histoire de la petite fille possédée par le diable fait bien moins flipper que l’environnement socio-médical qui l’entoure. L’acharnement des Dr Kein (Barton Heyman), Barringer (Peter Masterson) et Taney (Robert Symonds) apparaît largement plus problématique, si ce n’est carrément effrayant, que le démon vengeur. Ce dernier à au moins le mérite de nous faire rire. Le diable qui prend le visage d’une enfant. Quoi de mieux pour métaphoriser l’innocence violée par les forces du Mal ?
Cette binarité constitue toutefois un sujet périphérique du film. William Friedkin s’intéresse moins à la possession en tant que telle qu’à la manière dont celle-ci est perçue par les institutions. Le réalisateur évoque tout autant le discours psychiatrique que ses pratiques. Parce qu’elle aurait des troubles nerveux, Regan est soumise à un premier traitement médicamenteux. Cette pathologisation masque à peine sa dimension fortement stéréotypée. Ici, la nervosité de la pré-adolescente, considérée « normale » par le médecin, apparaît comme l’avatar terminologique de l’hystérie du XIXe. A cela s’ajoute les multiples tests subis par la jeune fille. Ces derniers sont brossés comme de véritables épreuves physiques et psychiques, laissant sur le carreau une patiente épuisée et tordue de douleur. On pourrait également évoquer l’asile dans lequel est placé la mère (Visiliki Maliaros) du prêtre Damien Karras (Jason Miller). L’homme d’Église découvre un lieu insalubre où sont entassées des centaines de femmes. De l’hôpital accueillant à la froideur carcérale : il n’y a qu’un pas que semble avoir allègrement avoir franchi le système de santé déshumanisant mis en scène par William Friedkin.
Les psychiatres et autres spécialistes consultés apparaissent, à bien des égards, comme de vulgaires pantins, possédés par un démon scientiste un brin sclérosé. William Friedkin peignait déjà les dérives de la médecine tous azimuts. Vol au-dessus d’un nid de coucou (M. Forman, 1975) n’avait qu’à bien se tenir (ou à s’inspirer de L’Exorciste). Si la bureaucratie médicale en prend pour son grade, l’Église n’est pas non plus en reste. Dès les premières images, le ton est donné (ou presque). Effectuant des fouilles archéologiques en Irak, le Père Merrin (Max Von Sydow) rassemble à un Howard Carter de l’horreur. La découverte puis l’appropriation de la statuette sacrée rassemble à s’y méprendre à un pillage en herbe. Le démon possesseur qui s’empare de la jeune Regan pourrait se prêter à mille métaphores. Il est un condensé de plusieurs influences, si l’on ose dire, qui prennent ici le visage d’un colonialisme décomplexé. Le diable indigène ne pouvait disparaître qu’en étant libéré (tué) par celui-là même qui l’a invoqué et décolonisé hors de chez lui. L’homme d’Église désamorce ainsi le schéma qu’il a lui-même enclenché en empêchant la colonisation d’une âme innocente, figurée par un heureux hasard, sous les traits d’une statuette ou poupée de l’horreur.



LE FRIEDKIN DRAG SHOW
Les spéculations métaphoriques auxquelles se prête le film sont imbriquées dans un jeu cinématographique plus vaste, piloté par un cinéaste avide de casser les codes. L’horreur possède, en effet, dans L’Exorciste, bien avant l’heure (de l’être) une dimension proprement kitsch. Cette coloration ne doit rien à l’ancienneté supposée de l’oeuvre. William Friedkin introduit une rupture de ton en mêlant habilement fabrication artisanale, comique de situation et angoisse pure. L’horreur se pare des atours de la performance drag en poussant jusqu’au paroxysme certains des traits représentatifs du genre.
Ajouté aux autres manifestations démoniaques, à l’image du lit en lévitation, le choix de remplacer Linda Blair (Regan) par un mannequin articulé intensifie l’angoisse autant qu’elle en dévoile la mécanique. On a peur sans avoir peur car la fiction revendique sa part de fabrication. S’il réunit tous les ingrédients clés du film d’épouvante, L’Exorciste les inscrit dans une théâtralité assumée. Le paranormal introduit un décalage qui génère bien souvent, malgré lui, un terrifiant comique de situation. Wes Craven reprendra la logique initiée par William Friedkin, vingt ans plus tard, avec le très parodique Scream (1997).
L’histoire d’une enfant possédée par le Diable, sauvée in extremis par des prêtres convaincus que le Bien peut l’emporter contente faussement l’angélisme de surface qu’elle présente pourtant. En s’appuyant sur l’horreur, William Friedkin trouvait là, un magnifique écrin pour faire éclater les convenances et autres valeurs bourgeoises. Le Diable fait son show. On ne redemanderait presque. Défiant la censure, le réalisateur n’hésite pas à frôler le blasphème en osant, bien avant la Benedetta de Paul Verhoeven, représenter une scène de masturbation où – horreur ! – un crucifix est utilisé en guise de gode. N’en déplaisent aux puritain.e.s.
Ainsi possédée, la jeune fille est dotée d’une sexualité qui défèque allègrement sur les règles de bienséance. De-là pourrait-on expliquer l’élan volontariste du corps médical et clérical face à la situation de Regan. Tout le monde est content. L’ordre social est conservé tel quel, débarrassé de la menace démoniaque qui planait sur lui. Pourtant, rien n’est fini ou presque. Car, la société brossée par William Friedkin est en proie au doute, plongée dans un monde déchristianisé, où les prêtres eux-mêmes s’interrogent sur leur propre utilité dans l’espace public, et où les frontière entre Bien et Mal, innocence et pureté sont plus que jamais remises en question. Et si le démon, n’était finalement qu’un lanceur d’alerte, une sorte de diversion qui révèle plutôt qu’elle ne masque les dysfonctionnements d’une Amérique en pleine mutation ?
L’Exorciste est à (re)voir le 19 septembre 2022 sur Ciné + Frisson.