Le nouveau film d’Aaron Sorkin pose une problématique qui ne date pas d’hier : à quoi mesure-t-on la qualité d’un film ? Car si l’on peut louer sans aucun souci ses atouts assez évidents en matière d’écriture pour lesquels il a toujours été applaudi, c’est en termes concrets de mise-en-scène que le bât blesse et fait basculer le regard du spectateur vers un ratage terriblement frustrant.
PAR AMOUR POUR AARON SORKIN
Dans le milieu cinéphile, en général, nous aimons Aaron Sorkin. Nous aimons nous délecter de ses personnages, de son délicieux jeu sur le verbe, sa façon unique de développer de manière évidente et intelligente un propos juste et droit. Qui n’a pas été conquis par la saveur des dialogues de The Social Network (2010) ? Qui n’est pas devenu fan de la série À la Maison Blanche (1999-2006) en une poignée d’épisodes ? Et pour les plus stakhanovistes d’entre nous, comment ne pas tomber en pâmoison devant le génie de Studio 60 on the sunset strip (2006-2007), The Newsroom (2012-2014), Steve Jobs (D. Boyle, 2015), Des Hommes d’honneur (R. Reiner, 1992), etc. ? Même en amorçant le virage ô combien délicat vers la réalisation avec Molly’s Game (2017) il y a quelques années, Sorkin s’en était tiré avec plus que les honneurs, sans chercher à se hisser à des hauteurs fincheriennes, trouvant un style de réalisation parfaitement honnête et approprié à son style d’écriture, ses récits non linéaires, ses motifs et thèmes de choix. Et pourtant. Devant Les Sept de Chicago, quelque chose cloche. C’est manifeste, parfois subtil, parfois moins, mais la différence est là. Est-ce le sujet ? Non. Des leaders de groupes radicaux de gauche organisent une manif’ dans un parc de Chicago lors de la Convention démocrate de 1968, dont s’ensuit des confrontations violentes avec la police et la garde nationale. Les principaux leaders désignés sont arrêtés et conduits en procès pour determiner qui a provoqué les émeutes : eux ou la police. S’ensuit un film à procès qui reviendra à rebours sur les émeutes à mesure que le procès empirera entre les prévenus et un juge hostile. Le sujet se prête donc parfaitement à un portrait historique comme à un commentaire contemporain, et il suffit de se pencher sur les manifs de Black Lives Matter aux États-Unis pour juger sa pertinence actuelle ou encore de constater le massacre organisé des civils par les forces de l’ordre en France comme décrit dans le documentaire Un Pays Qui Se Tient Sage (D. Dufresne, 2020) pour prendre conscience de l’universalisté du combat mené dans le temps et l’espace. Le sujet de fond passe quand même au second plan, car au fond, qu’importe qu’ils manifestaient contre la guerre du Vietnam ou pour une autre cause du moment, que cette cause fut juste et évidente aux yeux du public de 2020.

© Nico Tavernise/Netflix

© Nico Tavernise/Netflix
LA RÉVOLUTION À PORTÉE DE MAIN
Donc si le sujet est pertinent, qu’est ce qui ne va pas dans Les Sept de Chicago ? Le scénario ? Non, c’est du pur Sorkin. Le casting ? Certainement pas, de Sacha Baron Cohen à Alan Arkin en passant par Mark Rylance, on a affaire qu’à des bons partout où la caméra pose son regard. Le problème vient d’ailleurs. Mais il englobe tout. Et il importe in fine plus que toute autre considération. Le problème c’est la réalisation. Ce n’est pas tant que Les Sept de Chicago manque de panache dans la mise en scène. C’est qu’il en est juste totalement dépourvu. Posons nous la question : quelle est la différence primordiale entre The Social Network, qui met tout le monde d’accord depuis 10 ans, et Les Sept de Chicago ? Dans le premier, on a le sujet. On a le propos. Et la mise en scène relève le tout en donnant plusieurs niveaux de lecture. Il n’est pas tant question de la création de Facebook et d’égos masculins fragiles que d’un portrait acide de ce que seront les jeunes des années 2000-2010, de la façon dont la société américaine va changer, de la façon dont les rapports hommes-femmes vont changer, de la valeur de la loyauté quand on entre en guerre contre le monde entier et de 100 autres choses. Le film de Fincher parle de notre époque par sa caméra, par son rythme, son découpage, son montage, ses raccords et sa façon de communiquer plusieurs informations et émotions selon comment on dirige le regard du spectateur. Et le tout avec une esthétique propre, identifiable, bref : un style. Les Sept de Chicago n’en a aucun. Ses dialogues sont des merveilles de scénariste, mais sa caméra est plate, sans emphase. L’axe d’un plan pourrait se situer à son extrémité opposée d’une pièce au même niveau, et la scène n’en serait pas changée pour autant. La caméra bouge peu ou mal ou pas du tout. Le montage est basique. Le rythme patine. Tout est furieusement statique, même les émeutes, filmées comme de vulgaires batailles de Playmobils où on ne ressent pas le moindre coup ni la moindre violence, un comble pour un film qui aurait dû nous faire ressentir toute la douleur des coups de matraques pour ressentir l’étendue de l’injustice démontrée. Sorkin sait pourtant ce qu’il doit filmer : une confrontation violente, épique, idéaliste qui doit évoquer le combat immuable de la liberté d’expression contre ceux qui souhaitent la restreindre par la violence. Seulement, il ne sait pas comment le montrer. Ce qui en résulte est un sentiment de voir un sujet, son propos, sans jamais bouleverser le regard de qui que ce soit sur aucun sujet. Il ne prêche que des convertis et le récit ne dépasse jamais de son cadre. Il y avait pourtant une matière extraordinaire à exploiter à l’origine du projet, dans les années 2000, lorsque Sorkin a signé le scénario du film. A l’origine c’était Steven Spielberg qui devait assurer sa réalisation. Il suffit donc de revoir The Post (S. Spielberg, 2017) pour mesurer l’écart de ce qu’on a perdu au change sur un sujet très voisin : une critique violente de notre époque actuelle, un rappel du chemin parcouru et des pas de fourmis que sont les victoires morales contre un pouvoir toujours dominant, écrasant et tout sauf au service de son peuple.
Des contre-plongées pour prendre conscience du poids des enjeux, des parallèles avec des tableaux de Rockwell pour évoquer l’Americana dans ses aspects conservateurs les plus sournois, des plans entièrement muets où le sens de l’image indique plus le propos de son réalisateur que toute parole du film. Cela, Sorkin s’en est montré incapable alors que son histoire l’imposait naturellement. Alors oui, on peut se féliciter de pouvoir apprécier cette page d’Histoire illustrée comme un film de procès terriblement lambda qui rappellera simplement les forces en présence et les faits avec autant de poésie qu’une page Wikipedia. Et on peut se gargariser jusqu’à plus soif d’être dans le camp du bien pour une cause bien facile à défendre puisqu’elle est terminée depuis longtemps (la guerre du Vietnam). Il manque tout de même au film la subtilité nécessaire pour nous enrôler dans la belle révolution promise par les héros du film. Elle était pourtant à portée de main.

© Thomas Riegler
Les Sept de Chicago (The Trial of the Chicago 7, 2020 – États-Unis, Royaume-Uni et Inde) ; Réalisation et scénario : Aaron Sorkin. Avec : Yahya Abdul-Mateen II, Sacha Baron Cohen, Joseph Gordon-Levitt, Michael Keaton, Frank Langella, John Carroll Lynch, Eddie Redmayne, Mark Rylance, Alex Sharp, Jeremy Strong, Noah Robbins, Danny Flaherty, Ben Shenkman, Kelvin Harrison Jr., Caitlin Fitzgerald, John Doman, J.C. MacKenzie, Jonathan Majors, Alice Kremelberg, Wayne Duvall et Max Adler. Chef opérateur : Phedon Papamichael. Musique : Daniel Pemberton. Production : Marc Platt (III), Stuart M. Besser, Matt Jackson, Tyler Thompson, Marc Butan, Dru Davis, Maurice Fadida, Mickey Gooch Jr., Monica Levinson, Steve Matzkin, Jan McAdoo, Spence Nicholson, Buddy Patrick, Shivani Rawat, Andrew C. Robinson, Cody Saintgnue, Sarah Shoreder-Matzkin, Nicole Alexandra Shipley, Ryan Donnell Smith, Jared Underwoood et Slava Vladimirov – Cross Creek Pictures, Amblin Partners, ShivHans Pictures et DreamWorks Pictures. Format : 2.39:1. Durée : 129 minutes.
Disponible sur Netflix le 16 octobre 2020.
Copyright illustration en couverture : Nico Tavernise/Netflix/The Ringer.
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