Le Bazaar de l’épouvante : une redécouverte King size

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Le Bazaar de l'épouvante

Les éditions Rimini jouent la carte de la nostalgie en intégrant à leur catalogue un petit trésor des « années cathodiques », Le Bazaar de l’épouvante, adaptation malaimée d’un roman de Stephen King, mais prisée des téléphages qui auront eu la chance de le redécouvrir dans un format sériel sur petit écran. Introuvable pendant plus de vingt ans, cette version intégrale refait surface en DVD et Blu-ray, rendant enfin justice à l’une des œuvres les plus complexes du roi de l’horreur.

Le retour du King

« Après Stand by Me et Misery, on a commencé à nous proposer des bouquins [de Stephen King] », se souvient le cinéaste Rob Reiner, co-fondateur de Castle Rock Entertainment. Au printemps 1991, Bazaar tombe ainsi dans son escarcelle pour la modique somme de 1,75 millions de dollars. Un record pour un livre qui ne sera publié qu’à l’automne et se classera au deuxième rang des best-sellers dans la New York Times Best Seller list [1,5 millions d’exemplaires seront vendus dans sa première édition en Amérique du Nord, ndlr]. La parution de Bazaar marque un tournant dans la vie de Stephen King. Le romancier prend ses distances avec Castle Rock, patelin fictif perdu au cœur du Maine, qu’il ne revisitera que vingt-trois ans plus tard dans l’un de ses chefs d’œuvre tardifs, le bien-nommé Revival. Surtout, King écrit alors l’un de ses premiers romans sans toucher à la dive bouteille, ni tromper sa peur de la page blanche dans la coke, deux poisons dont il vient de se débarrasser en cure de désintoxication. Au tournant des années 90 paraissent ainsi coup sur coup La Part des ténèbres et une édition révisée du Fléau, satire post-apocalyptique écrite vingt ans plus tôt. Bazaar porte quant à lui les stigmates de la convalescence douloureuse de son auteur. Revenu des années Reagan et de sa « poussière de paradis », King compose la satire sociale mâtinée de surnaturel d’une Amérique consumériste qui a troqué ses idéaux contre une poignée de dollars. Récit arachnéen tissé tout au long de neuf cents pages, Bazaar s’articule autour de la petite boutique d’antiquités tenue par Leland Gaunt, vieillard courtois et racé, installé depuis peu à Castle Rock. Sous ses oripeaux d’homme du monde se dissimule le Diable, sorti de la géhenne pour semer le chaos dans la paisible bourgade. Le démon roublard parvient à ses fins en offrant à ses clients l’objet de leur rêve – qu’il s’agisse d’une carte de baseball dédicacée ou d’un artefact d’Elvis Presley – en échange d’un simple service… « Je n’ai jamais eu l’intention d’effrayer le lecteur avec ce livre », assure Stephen King, davantage intéressé ici par l’explosion du lien social que par l’irruption du fantastique dans le quotidien. Bazaar entretient néanmoins un lien séminal – et sans doute inconscient – avec le genre par l’intermédiaire d’un célèbre roman de Ray Bradbury (La Foire des Ténèbres) et d’une nouvelle plus confidentielle de Richard Matheson (Le Distributeur) dont il emprunte l’argument.

Le Bazaar de l'épouvante
Le Bazaar de l'épouvante

Un bien beau Bazaar

Alors que les adaptations de Stephen King battent leur plein sur grand et petit écran, Castle Rock Entertainment s’empresse de confier le nouveau pavé du maître de l’horreur à Lawrence D. Cohen, premier scénariste à avoir adapté son œuvre pour le cinéma avec Carrie, réalisé par Brian De Palma en 1976. La première mouture du script ne se conforme pas au cahier des charges de ses commanditaires. Trop feuillue, trop dense et donc trop chère pour un film de deux heures. Le beau Bazaar passe alors entre les mains d’une autre pointure, W.D. Richter. Le scénariste a fait ses premiers pas dans le genre grâce au Dracula (1979) de John Badham avant de jouer au script doctor pour Les Aventures de Jack Burton (1986) de John Carpenter à la demande de la Fox. Effrayé à l’idée de se fourvoyer dans une impasse, Richter déconstruit non sans peine l’architecture de la pastorale américaine de King – dont il n’a d’ailleurs jamais lu le moindre roman – sarclant sans relâche jusqu’à obtenir une trame plus resserrée. L’élagage, trop long, vient à bout de la patience de Peter Yates, un temps rattaché au projet. Le réalisateur de Bullitt (1968) préfère répondre à l’invitation de son ami William Goldman qui l’enjoint à porter à l’écran Year of the Comet (1992) pour le compte de Castle Rock Entertainment. Qui succédera à Peter Yates ? Le producteur Martin Shaffer se tourne vers un certain Fraser Clarke Heston, discret et talentueux « fils de ». Le rejeton de Charlton n’a pour l’heure dirigé qu’une seconde équipe sur le tournage d’un long-métrage, City Slickers (R. Underwood, 1991), une expérience néanmoins suffisante pour mettre en scène son premier « film de cinéma » après une poignée de réalisations pour la télévision aux côtés de son père (L’île au trésor en 1990 puis Sherlock Holmes et la croix de sang l’année suivante). Heston Jr. n’hésite pas un instant et prend les commandes du navire en août 1992 alors qu’il vient de superviser la production d’une mini-série documentaire avec son paternel en Israël, Charlton Heston Presents the Bible.

Le Bazaar de l'épouvante
Le Bazaar de l'épouvante

L’épouvante à tout prix

« Le Bazaar de l’épouvante gagne en aventure ce qu’il perd en subtilité » déplorait Entertainment Weekly en 1993. Sa force, le film la tire en effet moins de son scénario – parfois incohérent et lacunaire dans sa version tronquée – que de sa distribution. A sa tête, Max von Sydow incarne la parfaite banalité du Mal, contre-emploi savoureux au Jésus de La Plus Grande Histoire jamais contée (G. Stevens, 1965) [dans lequel il partage l’affiche avec Charlon Heston, ndlr] et au Père Merrin de L’Exorciste (W. Friedkin, 1973). L’acteur savoure d’autant plus son rôle qu’il rattrape le temps perdu après avoir manqué de rejoindre le casting du Dead Zone de David Cronenberg dix ans plus tôt. Aussi, Stephen King lui intimera par message de ne pas interpréter « monstrueusement » Leland Gaunt. On ne boude pas non plus notre plaisir à croiser dans les rues de Castle Rock des visages familiers du cinéma des années 90 dont Bonnie Bedelia (Holly McCLane dans 58 minutes pour vivre) et Amanda Plummer, qui vient alors de passer devant la caméra de Terry Gilliam (The Fisher King, 1991). Mentionnons également l’entrée d’Ed Harris dans le microcosme de Stephen King. L’acteur prête ses traits au shérif Alan Pangborn, un rôle créé à l’écran par Michael Rooker dans l’adaptation de La Part des ténèbres dirigée par George A. Romero, sorti en salles quatre mois plus tôt. « Plus brutal que gore », Le Bazaar de l’épouvante rentrera difficilement dans ses frais à sa sortie en salles le 27 août 1993. Le Fugitif (A. Davis) lui dame le pion, écrasant de même au passage Jason va en enfer de Sean S. Cunningham. Stephen King n’en démord pas : « Amputée afin de rentrer dans le moule d’un long-métrage, l’intrigue [du Bazaar] est incompréhensible parce qu’on ne prend pas le temps de raconter les histoires. C’était un livre compliqué. » Le réseau câblé TBS rendra justice au roman en diffusant une version intégrale de son adaptation sous la forme d’une mini-série en deux épisodes d’une heure et demi chacun. Les spectateurs découvriront alors une œuvre bien plus dense et cohérente, n’en déplaise au réalisateur peu convaincu par cette mouture qu’il faudra attendre une quinzaine d’années pour redécouvrir chez soi sur galette. De divertissement macabre prévisible, Le Bazaar de l’épouvante se mue en œuvre disruptive et séditieuse qui se bonifie avec l’âge. Un régal !

A la production : Jack Cummins, Gordon Mark & Peter Yates pour Castle Rock Entertainment, New Line Cinema & Columbia Pictures.

Derrière la caméra : Fraser Clarke Heston (réalisation). W.D. Richter (scénario). Nydia Westman (chef opérateur). Patrick Doyle (musique).

A l’écran : Ed Harris, Max von Sydow, Bonnie Bedelia, Amanda Plummer, J.T. Walsh, Ray McKinnon, Duncan Fraser, Valri Bromfield.

En DVD/Blu-ray le : 22 novembre 2021.

Copyright photos : Bob Akester / Columbia Pictures / Castle Rock Entertainment.