Redécouvert dans un somptueux coffret chez Wild Side, Larry Flynt évoque frileusement la question du regard sur le porno et l’obscène, préférant offrir une tribune à Milos Forman pour rejouer l’éternel match du pot de terre contre le pot de fer, une joute qu’il avait pourtant déjà brillamment mise en scène dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Point Godwin, flou artistique et rédemption malheureuse grèvent une entreprise ambiguë qui déchaîna la colère des féministes dans les années 90.
Tout le monde – ou presque – à une opinion sur Larry Flynt : milliardaire extravagant, défenseur du 1er Amendement de la Constitution Américaine, éditeur de Hustler (une « encyclopédie virtuelle du mauvais goût et du contenu vide de sens » selon les têtes pensantes de Playboy et Penthouse), fripon déglingué… L’homme en fauteuil roulant plaqué or a braqué l’Amérique plus d’une fois, allant jusqu’à faire trembler les Congressmen sur leurs genoux cagneux en plein « Monicagate », ou en les inondant d’exemplaires de son magazine par courrier. Une forfanterie poussée à l’extrême lorsqu’il présentait sa candidature aux élections présidentielles depuis la prison pénitentiaire où l’avaient envoyé une caricature graveleuse de Bob Guccione, fondateur de Penthouse, et un outrage à magistrat. Personne n’était dupe. Pas même Denis Hopper, son hôte maniaco-dépressif, qui lui avait suggéré de ruer dans les brancards de l’establishment pour « déplacer l’énorme main répressive du gouvernement de l’entrejambe du peuple américain ». Avec Hustler, Larry Flynt ambitionnait de pourvoir les hard workin’ men en clichés érotiques cheap et sexistes à la pause-déjeuner. Une machine à cash bricolée à l’ombre du 1er Amendement, contrefort d’une liberté d’expression dont le trublion devint l’étendard au grand dam de la gauche féministe et de la Christian right puritaine, à commencer par le télévangéliste Jerry Falwell qui traînerait Larry Flynt en justice pour lui arracher des excuses après la publication d’une fausse publicité pour Campari où le télévangéliste confessait avoir eu une relation sexuelle avec sa propre mère.
« Nous ne considérerons plus les femmes comme des morceaux de viande », titrait Hustler en juin 1978, une punchline illustrée par le dessin d’un corps féminin nu prisonnier d’un hachoir à viande. Pas de quoi se réconcilier avec Gloria Steinem, l’une des « Connasses du mois » prises très violemment pour cibles dans les colonnes du magazine. « Si j’avais accordé l’absolution à Larry, il aurait donné un million de dollars pour favoriser le vote de l’Equal Rights Amendment [une proposition d’amendement visant l’égalité incompressible des droits entre les sexes, ndlr] », confie la féministe américaine dans ses mémoires My life on the road. Un coup de pub parmi d’autres pour le pornographe insaisissable rongé par le fric, la flambe et l’hypersexe. Comment donc s’étonner qu’un cinéaste aussi sulfureux qu’Oliver Stone ne se soit intéressé à celui que le journaliste Robert Ward surnomme « le Roi des ploucs » ? Un même goût pour les opiacés et la fronde réunit les deux hommes, des outcasts scandaleux revenus d’à peu près tout. La rencontre se ferait pourtant à distance, Stone étant accaparé par la production du désastreux Nixon. Entre les mains de Milos Forman, cinéaste tchécoslovaque réchappé de la purge normalisatrice de Gustáv Husák, le biopic explosif devint prétexte à soliloquer sur la censure qui avait précipité l’exil hollywoodien du réalisateur au tournant des années 70.



LARRY FLYNT CONTRE LE MONDE
The People vs. Larry Flynt. Le titre original du film portraiture un Sisyphe frondeur aux prises avec une foule déchaînée. Et Milos Forman de se précipiter à pieds joints dans l’ornière de la tribune enfiévrée, avec pour seule feuille de route le scénario bien ficelé de Scott Alexander et Larry Karaszewski. Un drame de (pot de) chambre en trois actes, qui s’ouvre sur une cabane en rondins de bois et s’achève à la Cour Suprême. Mais aussi un rise and fall movie à propos d’un péquenaud du Kentucky qui transforme une simple gazette de go-go dancing distribuée dans l’Ohio en magazine porno à tirage national, épouse une stripteaseuse sidaïque en même temps que le Rêve Américain, se découvre « enfant de Dieu » sur le tard grâce à la sœur évangéliste d’un président, réchappe à la tentative d’assassinat d’un suprémaciste blanc contrarié par une photo de sexe interracial, grogne contre la Justice et se retranche dans les intérieurs criards d’une villa californienne qui suinte le fric et le stupre. Milos Forman, lui, se complaît dans une reconstitution minutieuse faite de surprises-parties exubérantes, de coups d’éclats médiatiques et de costumes froufrouteux. « Le film est un mensonge, écrira Gloria Steinem dans le New York Times en 1997. Il montre Flynt comme étant contre la violence. Mais son fonds-de-commerce est la violence […] Flynt est un pornographe violent, sadique, mais le film le montre presque comme un héros. C’est totalement malhonnête. C’est le Watergate des films. »
Toupet frisotté sur la caboche et accent redneck en bouche, Woody Harrelson épate la galerie dans la plus pure tradition de l’Actors Studio. La performance obstrue le champ de vision d’un réalisateur trop obnubilé par la démesure de son personnage qu’il évacue d’un simple effet de caméra l’horizon passionnant pourtant à portée de sa main : l’obscène. Comment filmer de la pornographie de bas étage sans la reproduire dans son discours critique ? Le « pink shot » offert à la vue de l’Amérique puritaine élargit certes le lectorat de Hustler en 1974, mais manque à l’écran d’interroger le regard vingt ans plus tard. Milos Forman préfère flouter cette vulve scandaleuse plutôt que de la regarder les yeux grands ouverts, redoublant les « eyes wide shot » des juges incapables de se perdre à leur tour dans cet angle mort. « Deux fois dans ma vie, j’ai connu des régimes politiques dans lesquels les croisades contre les pornographes – les pervers comme on les appelait – sont devenues la pire des censures, où la liberté d’expression était pratiquement éliminée, raconte Milos Forman en interview avec Adam Davidson. Les nazis et les communistes ont commencé leur régime par des croisades contre les pervers. » Un point Godwin derrière lequel se retranche lâchement le cinéaste, garantissant le triomphe de Jerry Falwell et de Gloria Steinem.
A la production : Michael Hausman, Oliver Stone & Janet Yang pour Columbia Pictures, Ixtlan Pictures, Illusion Entertainment & Phoenix Pictures.
Derrière la caméra : Milos Forman (réalisation). Scott Alexander & Larry Karaszewski (scénario). Philippe Rousselot (chef opérateur). Thomas Newman (musique).
A l’écran : Woody Harrelson, Courtney Love, Edward Norton, Brett Harrelson, Donna Hanover, James Cromwell, Crispin Glover, Vincent Schiavelli.
En édition collector Blu-ray + DVD le : 26 octobre 2022.