Régulièrement cité par Akira Kurosawa comme l’un de ses films préférés, Gloria fait figure de brebis galeuse dans l’œuvre de John Cassavetes. Un « gangster movie » bardé d’incohérences, entrecoupé d’interminables scènes de poursuite où Gena Rowland traîne dans ses jupes un Portoricain haut comme trois pommes dans les décombres du New York de la fin des années 70. Wild Side réédite cette oeuvre malaimée dans un somptueux combo DVD/Blu-ray augmenté d’une poignée de bonus instructifs, dont on retiendra surtout le singulier portrait de John Cassavetes par Robert Guédiguian.
« Gloria était un accident ». John Cassavetes n’était pas tendre avec son dixième film. Les inconditionnels de son cinéma non plus. La plupart désavouent cette pochade dont le génotype n’a rien à envier aux fleurons de sa filmographie. A l’origine de Gloria, une période de disette, comme souvent dans les finances de Cassavetes. Le cinéaste s’en sort d’ordinaire par la plume. Des séances d’écritures fiévreuses, improvisées à peu n’importe où : dans son bureau chez Columbia ou en salle de montage comme en plein vol entre New York et Los Angeles. « Une manière de se détendre », selon Gena Rowland qui cachetonne dans des téléfilms en attendant de remonter la pente.
Début 1979, la MGM propose à Cassavettes de se refaire avec un scénario à la gloire de son nouveau poulain, Ricky Schroder, le blondinet qui vole la vedette à Jon Voight dans le remake mielleux du Champion de King Vidor. Le cinéaste improvise rapidement une histoire de gangsters sans rien connaître à la loi du milieu. Les crapules ne le fascinent pas autant que son épigone italo-américain, Martin Scorsese. Leur violence la répugne tout autant. Celle des Douze Salopards (R. Aldrich, 1967) l’offusque. Son déferlement dans Orange Mécanique l’obsède depuis sa sortie en 1971. Sans doute aussi parce que Stanley Kubrick a volé la vedette à Minnie et Moskowitz cette année-là.
Il est déjà trop tard quand la MGM reçoit le manuscrit de Summer Night. Schroder s’en est allé papillonner chez Disney pour y tourner Le Dernier Vol de l’arche de Noé (C. Jarrott, 1980). Un retournement prévisible à Hollywood. Cassavetes n’en est pas à son premier revers de fortune avec les studios, une plaie qui affleure dans Too Late Blues (1961) et suppure dans Un enfant attend (1964). Tant pis pour Summer Nights, un scénario de plus abandonné au « development hell ». Mais l’agent de Cassavetes ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il l’emmène faire un tour chez Columbia. Au téléphone : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est qu’ils aiment beaucoup le scénario et qu’ils veulent l’acheter. La mauvaise ? John Cassavetes doit le réaliser avec Gena Rowland. On omet de lui préciser que Barbra Streisand a refusé le rôle principal, « trop maternel » et « pas assez glamour » : Gloria, une cocotte à la peau dure qui veille sur un orphelin, témoin de l’assassinat crapuleux de sa famille orchestré par la mafia. Babs n’a pas non plus digéré d’avoir reçu une fin de non-recevoir quand elle a lui proposé de réaliser Une étoile est née (F. Pierson, 1976), un véhicule à Oscars trop « commercial » pour Cassavetes.



CASSAVETES, L’INCORRUPTIBLE
Columbia insiste. Cassavetes doit lui-même porter à l’écran son scénario, entre temps rebaptisé Gloria (qu’il révisera presque jusqu’à la fin du tournage). Gena Rowland vient à bout de ses réticences. John lui ferait une fleur en lui offrant ce personnage « bigger than life » avec ses chemisiers Ungaro criards et « une manière de marcher, qui [dit] instantanément la couleur du personnage […] à l’aise dans cette métropole brutale qu’est New York. » Voilà d’ailleurs bientôt dix ans que Cassavetes n’a plus posé ses caméras dans une ville qu’il arpentait caméra au poing dans Shadows (1959). La Cité sans voile grouille désormais de petites frappes, de prostituées et de leurs macs, dans le collimateur des vigilantes esseulés. Au cinéma, Woody Allen (Manhattan, 1979) et Martin Scorsese (New York, New York, 1977) lui redonnent le lustre d’un Âge d’or illusoire. Le New York de Gloria en prendra le contrepied. Cassavetes part en vadrouille entre le Queens et le Bronx, se bat contre son chef décorateur pour conserver les graffitis sur les murs. Un gage d’authenticité que redoublent les gueules qui peuplent ces taudis : des « gens de la rue », voire carrément de vrais gangsters, mais aussi des proches.
Cassavetes file des panouilles aux enfants de son producteur, Sam Shaw, et à la fille de Ben Gazzara, sans oublier d’arroser les tôliers : Lawrence Tierney (un collègue des années Johnny Staccato retrouvé sur Too Late Blues), John Finnegan (Faces, Une Femme sous Influence), Val Avery (qu’il retrouve trois ans après Meurtre d’un bookmaker chinois) et bien sûr Richard Kaye, son assistant personnel. Dans le rôle du « padre-padrone », une pointure débarquée de Cinecitta : Basilio Franchina, ancien compagnon de route de Vittorio de Sica à qui Cassavetes voue une grande admiration.
A cette caste de réguliers, Cassavetes adjoint un Portoricain de 7 ans, Juan Adames (crédité au générique sous un nom « passablement » plus américain, John Adams), un hombre plein de morgue, dont le jeu frise parfois dangereusement le ridicule (les Razzie Awards sauront s’en rappeler). Faisant fi des codes du genre et des expectatives, le cinéaste s’intéresse moins à ses gangsters, curieusement lestes et cafardeux, qu’à une mère de substitution et un garçonnet qu’elle traîne dans ses jupes, deux âmes paumées réunies sous le sceau de la douleur. Peut-être ici trop sentimental, Cassavetes leur octroie une « happy end », certes surprenante au regard de son cinéma mais beaucoup moins mièvre que le remake de Sidney Lumet réalisé vingt ans plus tard avec Sharon Stone. Gloria oscille constamment dans un entre-deux, toujours sur la brèche, un numéro d’équilibriste à l’image de la bande originale de Bill Conti, alternant sonorités hispanisantes et mélodies de soap opera. Déconcertant.
La presse de l’époque félicitera Cassavetes de n’avoir pas renoncé à son (esth)éthique dans ce film plus conventionnel qu’à l’ordinaire. Une embardée foutraque, mais au final profondément cohérente dans l’œuvre d’un éternel « incorruptible ».
Gloria (1980) de John Cassavetes est disponible en DVD et Blu-ray chez Wild Side.