Sur le papier, ça ressemblait un peu à Apocalypse Now, les psychotropes en moins : un bataillon de misfits reclus dans un paysage de conte de fées dissertent sur la vie, la mort et l’art en attendant l’offensive d’un ennemi invisible. Sorti en 1969, Un Château en enfer propose une variation gothique et picaresque autour d’un genre sur-codifié, le film de guerre, sous la houlette du jeune Sydney Pollack qui réunit pour l’occasion un casting bigarré. Le réalisateur porte à l’écran un petit succès de librairie, le roman éponyme de William Westlake, Castle Keep, inspiré des souvenirs de l’auteur pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le film apparaît sur les écrans américains entre Easy Rider (D. Hopper) et le Summer of Love, à quelques milliers de kilomètres du bourbier vietnamien, et finira sa course au cœur des ténèbres, très rapidement éclipsé par ses illustres successeurs, mais surtout par le premier vrai grand chef d’œuvre de son réalisateur, On achève bien les chevaux (1969).
AU CŒUR DES TÉNÈBRES
« Il était une fois huit marginaux blessés » dans les Ardennes sous occupation nazie… L’accroche tarantinienne en ouverture de Castle Keep nous introduit dans une forêt enneigée où crapahutent de bien singuliers salopards. Ils sont boulanger (Peter Falk), romancier ou encore historien de l’art. L’un d’eux écrit justement l’histoire en train de se faire sous nos yeux, celle d’un bataillon retranché dans un château du Xe siècle en passe de devenir une poche de résistance locale. Sous les ordres du major borgne Abraham Falconner (Burt Lancaster, de retour sur le « front de l’art » après Le Train (1964) de John Frankenheimer), les troufions yankees passent un week-end suspendu dans le temps au milieu des vestiges de la vieille Europe jalousement protégés par le propriétaire des lieux, le comte de Maldorais (Jean-Pierre Aumont) et sa femme Thérèse (Astrid Heeren, déjà brièvement aperçue dans L’Affaire Thomas Crown (1968) de Norman Jewison). La rencontre improbable entre une civilisation sur le déclin et le nouveau monde s’articule autour de discussions plutôt stériles sur l’impératif de sauvegarder un Fragonard plutôt qu’une vie humaine. Si quelques réflexions laissent perplexes dans leur « littéralité » (« un soldat [qui] n’appréciait pas l’art […] ne serait pas un soldat »), c’est sans doute parce que Pollack et ses scénaristes ont fait le choix de reprendre à la virgule près le texte de Westlake imprégné, selon l’auteur, de l’authentique « poésie du langage militaire». Un Château en enfer décevra pourtant les amateurs de jargon de chambrée. A l’obscénité de la guerre, les soldats répondent ici par le surréalisme. L’un est obsédé par les Volkswagen, l’autre par le sexe et la boulange (« le pain est pour ceux qui veulent vivre »). L’histoire est vraie « puisque [l’auteur] l’a inventée ». Et en effet, le naturalisme à la Maupassant – Castle Keep évoque vaguement sa nouvelle Mademoiselle Fifi – se teinte du romantisme d’inspiration médiévale dans la veine d’un Musset. Sidney Pollack et son chef opérateur Henri Decaë (qu’on ne présente plus) filment l’arrivée à Maldorais comme une traversée du miroir clairement signifiée par l’apparition fugace d’un spectre à cheval. Dissimulée sous une longue capeline jaune, Thérèse réactive à la fois l’imagerie médiévale de la dame à la licorne et la tradition antique de la divinité psychopompe en charge de mener les âmes vers leur dernière demeure. Le lyrisme gothique de la mise en scène s’appuie enfin sur la partition enchanteresse de Michel Legrand. Sa bande-originale oscille entre les envolées baroques des Swingles Singers et les harmonies dissonnantes de Stravinsky. Le film réserve d’autres petites surprises toutes aussi surprenantes à son casting. On croisera ainsi Bruce Dern, éternel ange sauvage de Roger Corman, dans un rôle d’objecteur de conscience, et une toute jeune Elizabeth Teissier en flamboyante prostituée.

Le comte de Maldorais (Jean-Pierre Aumont), garden de la vieille Europe © Columbia Pictures

L’implacable Major Abraham Falconer (Burt Lancaster) © Columbia Pictures
LA GUERRE DANS UN JARDIN
Sydney Pollack ne s’embarrasse pas d’authenticité dans sa reconstitution historique de la bataille des Ardennes. Sa « guerre dans un jardin » se tourne sur les rives du Danube de l’hiver au printemps 1968 alors que la « guerre d’usure » joue les prolongations à Saïgon. Car oui, c’est bien le spectre du Viêtnam qui hante la forêt et le château de Maldorais. L’allégorie surréaliste déconcerte plus qu’elle n’interroge la presse américaine à la sortie du film. Satire anti-belliciste ou célébration de l’héroïsme guerrier ? Les États-Unis n’étaient pas encore prêts à moquer l’effondrement de ses derniers grands mythes politiques. Un Château en enfer prépare pourtant le terrain aux célèbres pamphlets loufoques de Robert Altman (M.A.S.H.) et Mike Nichols (Catch-22) qui préfèrent l’anachronisme au surréalisme pour atteindre leur cible. Le film de Sydney Pollack, lui, exhale un troublant parfum d’onirisme morbide. La Seconde Guerre Mondiale que rejouent Falconner et sa troupe semble tout droit sortie d’un rêve de Beckett. Chez Westlake, les idéaux ont cédé leur place à la fatalité. On ne se bat plus que par simple nécessité. L’art n’est plus vécue comme une abstraction, mais comme une expérience orgasmique au même titre qu’une virée dans le bordel du coin, la Reine Rouge, que Henri Decaë filme dans des nuances rouge sang façon Mario Bava. L’irruption brutale de la gamme chromatique laisse présager le grand final pyrotechnique : l’offensive allemande, contrecarrée par le bataillon retranché à Maldorais et les prostituées, transformées en résistantes pour l’occasion.
Pour l’anecdote, Pollack ne lésine pas sur l’artillerie lourde : son feu d’artifice aura nécessité plus de 3000 litres d’essence sans compter quelques bâtonnets de dynamite supplémentaires. Au terme de cette apothéose graphique, seul un damné réchappera des flammes de l’enfer pour nous en faire le récit, assumant ainsi l’héritage culturelle de cette éternelle guerre (« je savais depuis le début que la guerre ne finirait jamais »). Revoir Un Château en enfer s’apparente aujourd’hui à une visite dans un cabinet de curiosités cinématographiques ou dans le laboratoire d’un jeune cinéaste pas encore tout-à-fait au point sur ses intentions. Cette « peinture signée Pollack » fait ainsi l’objet de deux courts bonus sur la nouvelle galette que les éditions Rimini consacrent au film. Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde, Yves Chevalier, producteur, et Christian Viviani, professeur à l’université de Caen Normandie, apportent un éclairage nécessaire sur un objet cinématographique difficilement identifiable. Leurs interviews brossent un portrait précis des États-Unis à l’heure où Castle Keep se tourne et révèle notamment l’implication insoupçonnée de Burt Lancaster dans un film qu’il comptera d’ailleurs parmi ses plus aboutis.

Un Château en enfer (Castle Keep, 1969 – États-Unis) ; Réalisation : Sydney Pollack. Scénario : David Rayfiel et Daniel Tadarash d’après le roman éponyme de William Eastlake. Avec : Burt Lancaster, Patrick O’Neal, Jean-Pierre Aumont, Peter Falk, Scott Wilson, Astrid Heeren, Tony Bill, Bruce Dern, James Patterson (II), Al Freeman Jr., Michael Conrad, Caterina Boratto et Elizabeth Teissier. Chef opérateur : Henri Decaë. Musique : Michel Legrand. Production : John Calley, Martin Ransohoff et Edward L. Rissien – Columbia Pictures Corporation. Format : 2.35:1. Durée : 107 minutes.
En salle le 23 juillet aux États-Unis, puis le 24 octobre 1969 en France.
Disponible en Blu-ray et DVD chez Rimini Éditions le 12 mai 2020.
Copyright illustration de couverture : Columbia Pictures/Gone Hollywood.