Avanti ! : Billy Wilder au mezzogiorno de la vie

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Billy Wilder a manifestement une petite propension à confondre vacances et funérailles ; après tout, qu’importe, du moment que l’on est en Italie. Critique (divulgâchante) d’un des derniers grands films du réalisateur, au ton délicieusement mezzo piano.

Le réalisateur de Certains l’aiment chaud (1959) est un Européen, un vrai : la preuve, dès qu’il l’a pu, il est parti faire du cinéma aux Etats-Unis. Samuel Wilder, de son vrai nom, est né en Pologne, d’une famille autrichienne ; il a fait certaines de ses classes en Allemagne, ce dont il saura se souvenir dans quelques-uns de ses films ultérieurs, comme A foreign affair (1948). Parti ensuite pour Paris, il comprendra vite que faire carrière dans un continent tout dévoué à se faire la guerre ne mène qu’à une conclusion logique : « Go west, young man ». Le voilà parti pour Hollywood. Dès lors, il invitera sans cesse le spectateur états-unien à réaliser un tour politique, culturel et géographique du Vieux Continent derrière un écran : l’URSS et la Turquie (Ninotchka, 1939 ; scénariste), les différents théâtres de la Seconde Guerre Mondiale (Five Graves to Cairo, 1943 ; Stalag 17, 1953), de la guerre froide (One, Two, Three, 1961), sans oublier de plus légères haltes, comme à Paris avec Gary Cooper (l’incroyable scénario de La Huitième femme de Barbe-Bleue 1938), à Paris avec Audrey Hepburn (Sabrina, 1954), à Paris avec Gary Cooper et Audrey Hepburn (Love in the afternoon, 1957)… Ou avec son incomparable complice Jack Lemmon (l’inégalable Irma la Douce, 1963). A la fin de sa carrière, le Royaume-Uni a également eu ses faveurs, avec The Private Life of Sherlock Holmes (1970). En 1972, Wilder décide finalement de jeter ses bagages dans la Grande Botte.

Avanti ! ne saurait se réduire à une petite excursion cinématographique. Cependant, il faut le reconnaître, ce film est l’occasion pour le réalisateur d’offrir à son public du Nouveau Monde un jeu sur les clichés de l’Ancien. Ainsi, le film s’ouvre sur l’arrivée du personnage principal, Wandell Armbruster Jr., incarné par le légendaire Jack Lemmon, sur un territoire qui lui est totalement étranger. Les codes du businessman états-unien ne s’avèreront clairement pas en adéquation avec le monde qu’il découvre : si, lui, ne perd pas un instant pour rédiger, en route, un avant-projet d’éloge funèbre, fût-il destiné à son propre défunt de père, les horaires de travail pratiqués par les Italiens ne placent pas ces derniers sur la même longueur d’onde, décès ou pas. Wandell, qui collectionne les passeports, qui file d’avion en avion, découvre décontenancé que, en Italie, la mafia elle-même y est à temps partiel. S’il se permet de sourire un instant, d’un air gourmet, face à un café bien mérité, c’est simplement pour mieux aller le jeter dans les toilettes : la différence culturelle réside également dans son palais. Le personnage apparaît même plus rigoriste que les nonnes italiennes, lesquelles s’avèrent groupies de Love Story (A. Hiller, 1970). Quand le décès de son paternel nécessite la venue d’un bureaucrate, le décor, comme déformé au prisme du regard de Wandell, se fait kafkaïen, à l’image de la veste de l’intéressé, comprenant tous ustensiles nécessaires à un bon tamponnage de paperasse. Wandell, horrifié, découvre un pays où ne pas prendre son temps, c’est le perdre.« Rien à voir avec un Hilton », grommelle Lemmon face au maître d’hôtel, formulant explicitement le fait que toutes ses attentes soient déçues : la réponse de l’intéressée ? « J’accepte le compliment ».

Au-delà de l’effet carte postale, du dépaysement sur lequel il s’agit d’appuyer pour en tirer des ressorts comiques fondés sur le décalage culturel, quelques traits plus politiques, relatifs au positionnement de l’Italie comme acteur mondial, sont également l’occasion de saillies théâtrales. L’humour grinçant à la Wilder transparaît ainsi, au détour d’une réplique merveilleusement ciselée, rigoureusement implacable, placé dans la bouche d’un adepte du « bon vieux temps » fasciste, qui susurre encore le nom de son idole à chemise noire ; un personnage qui n’est pas sans adopter de faux traits du futur Manuel de Fawlty towers (1975). Les soubresauts politiques italiens peuvent même être indirectement perceptibles à travers le titre du film, homonyme du journal du parti socialiste italien… Plaisanter avec le passé récent du fascisme est une chose ; rire de la guerre froide en est une autre : la politique états-unienne et son opacité en prend elle aussi pour ses frais, à travers le personnage de Blodgett. La Grèce, un pays à l’est de l’Europe ? « Pas tant que je serai du département d’Etat ! » fanfaronne fièrement l’intéressé. Chantage, tromperie, sexe sur (large) pause méridienne, meurtres : l’Italie du film est une Italie de film, un état d’esprit, moins un pays qu’une émotion.

BRÈVES RENCONTRES

Avanti ! ne saurait, heureusement, se réduire à une comédie, tout aussi fine soit-elle, sur les décalages culturels, qu’ils opposent États-Unis et Italie ou, du fait de l’origine des protagonistes, États-Unis (Baltimore) et Royaume-Uni (Londres).  L’histoire d’amour entre deux étrangers, aux parcours de vie aussi divergents que leur confiance en soi, plongés dans l’altérité méditerranéenne, est la véritable matrice du film ; une histoire d’amour contrariée, car centrée autour d’un séjour voué à ne pas durer.

Billy Wilder a dit tout l’amour qu’il portait pour le film Brief Encounter (1945), de David Lean : une romance impossible entre une femme qui aime son mari et un mari qui aime sa femme ; deux amants platoniques qui se prennent à jouer avec le feu, le temps de quelques jeudis. Avanti ! est, d’une certaine manière, son pendant clairement comique, ou plutôt, pour reprendre les termes du réalisateur : « doux amer » (a bittersweet love story, a little like Brief Encounter). Le parallèle entre les deux œuvres semble assumé par le biais de multiples concordances. La plus évidente est le thème central de l’infidélité, au cœur de l’intrigue, ainsi que la question : les personnages vont-ils s’y laisser prendre ?

Brève rencontre est un mélange – en quatre-vingts minutes ! – entre La Princesse de Clèves, pour la passion d’autant plus violente qu’elle veut demeurer inassouvie, et Anna Karénine, tant pour l’aspect tragique que les clins d’œil ferroviaires. Cerise sur le gâteau, David Lean, par-dessus ce bel ensemble, faisait déjà de l’œil à l’humour de Wilder : pensons, parmi ses brillantes incartades comiques si lubitschiennes, à la scène de Brief Encounter au cours de laquelle un personnage doit trouver, aux mots croisés, le mot « passion », avant de constater qu’il doit bien s’agir de ce mot du fait de sa position au croisement des mots « délire » et « Baloutchistan »…

Wilder, avec Avanti !, renvoie la politesse. Il prolonge les thèmes développés par Lean, en imposant sa propre lecture vaudevillesque du canevas, et en l’inscrivant dans la tradition comique italienne de personnages expansifs, caricaturaux, parfois violents, toujours hauts en couleur. D’un côté, les brèves rencontres exposées par Lean étaient hebdomadaires ; de l’autre, elles se transmuent en un trop court côtoiement estival, qui pourrait cependant être aisément amené à se faire durable, si tant est que les personnages consentent à céder l’un à l’autre. Dans les deux cas, l’histoire d’amour est d’autant plus belle qu’aucun des amants n’envisage véritablement de s’y laisser prendre, de quitter mari ou femme pour une amourette sous le soleil… Même si Wilder éprouve un malin plaisir à faire durer l’affaire, se contentant durant une heure ou deux de défaire les attentes d’un spectateur prompt à réclamer sa dose de romance, sans se soucier des conséquences outre-mesure.

Dans les deux films, les protagonistes vivent une relation coupée du monde quotidien, comme pour s’en protéger, le temps d’une parenthèse. Cependant, pour citer l’un des personnages de Lean, même en tâchant de le fuir, un rêve d’amour peut amener loin – jusqu’en Afrique, dans Brief Encounter, ou en Italie, par exemple. Wendell Armbruster Jr. le comprend à ses dépens, lui qui, pour se défendre face à la tentation, n’a pour seule technique de combat celle, bien rôdée, des personnages de La Gerusalemme liberata (1581), chef-d’œuvre de la littérature italienne : « Prompts à l’assaut non moins qu’à la retraite, / Ils combattent fuyant à l’escampette » (ne l’assalir son pronti e nel ritrarsi, / e combatton fuggendo erranti e sparsi).

UN WILDER EN MODE MINEUR

Là est une source d’humour inépuisable du film : plus Wendell Armbruster Jr. tente de fuir la tentation, plus Pamela Piggott (Juliet Mills), quelque peu vexée, se montre sans filtre envers lui. Un canevas parfaitement wilderien. Il faut dire que le film s’amuse, sous cape, à reprendre, tresser et toujours plus dévoyer certains thèmes qui ont précisément fait le succès du réalisateur. Il suffit de mentionner celui de l’infidélité : les attentes du public (et surtout de la critique) ne pouvaient être que démesurées du fait de la lignée quasi mythique de chefs d’œuvre qui s’y rattachent ; comment ne pas craindre la comparaison avec des ascendants du même réalisateur tels que The Seven-Year Itch (1955), l’injustement méconnu et tellement provocateur Kiss Me, Stupid (1964), si en avance sur son temps que le XXIe siècle y réfléchirait à deux fois avant de le produire (et uniquement pour le petit écran)… Le meilleur pour la fin ? L’unique The Apartment (1960), avec, déjà, le non moins unique Jack Lemmon.

Le film joue délibérément de son air de déjà-vu par rapport à la filmographie du réalisateur. Certains clins d’œil relèvent de l’easter egg (la fascination pour les brosses à dents, l’expression avanti utilisée dans Five Graves to Cairo…) ou de l’affection portée au travail avec une même équipe. Côté scénario, le fidèle I.A.L. Diamond fait office de troisième et quatrième main. Côté distribution, Wilder cisèle de nouveau des merveilles de seconds rôles, comme avec sa nouvelle gueule de cinéma Clive Revill, lequel joue d’autant mieux le parfait maître d’hôtel italien, passé au filtre des codes culturels américains, qu’il est dépourvu de toute origine méridionale… L’on aurait cependant rêvé de voir Marcello Mastroianni, initialement envisagé, en maître des offices passionnels ! Quoi qu’il en soit, Clive Revill était déjà présent dans le film précédent du réalisateur, et trahira bientôt la Grande Botte pour l’Etoile Noire – et oui, la voix de l’Empereur dans L’Empire contre-attaque (I. Kershner, 1980), c’est bien lui. Reste que, ici, il s’inscrit dans la même lignée de seconds rôles comiques que le groupe de musique qui suivait Gary Cooper dans Love in the afternoon : en tant que maître d’hôtel, le personnage de Revill est lui aussi tout disposé à faciliter les rapprochements ; lui aussi, son gagne-pain, c’est le désir.

Il a souvent été dit que si Avanti ! avait échoué à obtenir le retentissement de tels illustres prédécesseurs, ne parvenant à créer la controverse, cela touchait à son parti pris esthétique : là où les comédies précédentes sur le même thème se révélaient flamboyantes, pétaradantes, à tombeau ouvert, l’incursion italienne de Wilder est mise en scène, délibérément, avec une grande retenue, une sorte de feint classicisme. Pour le dire de manière crue avec les propos mêmes du réalisateur, le peu de succès du film s’est expliqué par le fait que le public l’a trouvé « long et ennuyeux ». Nous sommes bien à des années-lumière du trépidant cyclone rhétorique qui s’emparait, à peine dix ans auparavant, de One, Two, Three en 1961 : le film appelle de fait à prendre son temps, à savourer la cuisine napolitaine du réalisateur, mais tout le monde n’était pas prêt pour vivre la dolce vita le temps d’un film.

La folie de la mise en scène provient donc pas du virevoltant mais de sa lenteur, qui n’exclut pas une certaine forme de gratuité. Il y a bien une folie du propos, mais une folie jouée volontairement en mode mineur. Le montage du film, pour citer les personnages de Wilder, y est à l’image de l’histoire d’amour et de l’Italie : « un jeu » dont « il faut respecter les règles, sinon ce n’est pas drôle ». Manifestement, une bonne part du public n’a pas voulu jouer. De même pour la représentation du désir sexuel : avec le temps, le curseur de la provocation s’était certes déplacé, pourtant, il serait naïf de considérer Avanti ! comme l’œuvre d’un réalisateur rejouant, avec fatigue, ses gammes les plus éprouvées. Le film, en effet, donne constamment l’air de ne pas y toucher, dès qu’il s’agit de parler explicitement de thèmes érotiques ; mais voilà précisément son génie : sa langueur. Inutile d’appuyer le propos quand il s’agit de se délecter d’un désir naissant.

Gary Cooper, James Stewart… Jack Lemmon a maille à partir, face à ces deux potentielles inspirations ! L’on ne peut cependant que reconnaître l’étendue de son génie, sans limites, et pas uniquement pour sa maîtrise incomparable des onomatopées et autres bruitages… Quand bien même son utilisation de « Pshittt » pour désigner l’acte sexuel suffise à lui valoir tous les honneurs. Avanti ! n’est pas le chant du cygne d’un acteur supposément sur le déclin, à l’image de son réalisateur fétiche : il s’agit d’une nouvelle œuvre sans égale de la part d’un artiste accompli et toujours ouvert à la réinvention, aux prises de risques, prêt, à tous les sens du terme, à se mettre à nu. La critique, à ce niveau-là, ne s’y est pas trompée : l’acteur obtiendra pour ce rôle le Golden Globe du meilleur acteur dans un film musical ou une comédie… La superbe injustice, en l’occurrence, a frappé Juliet Mills.

Si le film marque l’entrée de Wilder dans les œuvres mineures (du point de vue du succès public) de sa fin de carrière, Jack Lemmon demeurera encore particulièrement en forme, si l’on se fie à ses prises de risque esthétiques postérieures. Il fera, en effet, quelques infidélités fructueuses au réalisateur pour mieux gagner au passage non pas un mais deux prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes (1979, 1982) : ils ne sont que trois à avoir accompli une telle prouesse. Lemmon est d’autant plus au firmament aujourd’hui encore qu’il est parvenu à cette reconnaissance malgré une carrière majoritairement ponctuée de comédies, ce genre trop souvent mésestimé par la critique.

« J’AI RIEN CONTRE LE SEXE ! »

Autre élément sur lequel le film prétend à la somptuosité, c’est dans sa manière légère de proposer une histoire d’amour entre deux personnages ne répondant pas aux canons de beauté du cinéma américain (d’hier à d’aujourd’hui).  Love in the afternoon (Ariane, en bon français) présentait un idéal masculin éternel, quasi imperméable au temps qui passe (Gary Cooper) face à une vraie-fausse femme-enfant au physique fluet (Audrey Hepburn). Dans Avanti !, il s’agit de montrer des corps qui se perçoivent comme vieillissants (lui) et joufflus (elle). N’est pas Gary Cooper qui veut : Jack Lemmon n’est pas ici pour jouer le vieux beau ; d’ailleurs, il n’y a pas face à lui le regard émerveillé d’Audrey Hepburn pour suspendre l’incrédulité du spectateur face aux rides de son homologue masculin.

Lemmon apporte une autre marque de fabrique, la sienne : un humour qui n’est que le fard policé d’une mélancolie du propos. L’avenir, semble-t-il pour lui, c’est le passé, d’où sa capacité à détester perdre du temps et à idéaliser la fidélité conjugale d’un père trop humain. Ici, ce love in the mezzogiorno empruntant la liberté de ton d’un Jules et Jim (F. Truffaut, 1962) prend des chemins autrement différents que les idylles parisiennes du réalisateur, et l’assume : la première scène de nudité explicite de la filmographie du réalisateur est bien dans Avanti ! et vient afficher les corps sans complaisance ni pudeur. Ils s’assument dans leur imperfection : Wendell Armbruster Jr. avec mauvaise grâce, Pamela Piggott avec fierté, revendiquant pour la première fois un érotisme que les plaisanciers des environs ne manqueront pas de percevoir.

Accepter son physique et son désir malgré le temps qui passe : voilà un thème qui, au premier abord, ne prête pas à une comédie de mœurs et de situation. Pourtant, le vaudevillesque du film réside dans cette opposition entre un personnage vieillissant, refusant la chair, et un autre qui la souhaite. Deux êtres que tout sépare : un thème courant dans la filmographie du réalisateur, l’amour déséquilibré au cœur de ce film rappelant ainsi celui de Sabrina, où s’opposent le riche et la pauvre, le mature et la naïve… Et ces étiquettes mêmes, qui n’ont pas lieu d’être dans le jeu de faux-semblants auxquels se livrent Humphrey Bogart et Audrey Hepburn.

Wandell Armbruster Jr. est le plus réticent à accepter les réalités charnelles les plus évidentes. De fait, il se montre odieux de prime abord avec Pamela Piggott, qui ose se faire être de désir sans accepter pour autant de bonne grâce ses rondeurs. Wandell la surnomme sans subtilité aucune, avec une brutalité certaine : fat ass. Il faut dire que le nom du personnage et sa consonnance porcine ne font pas du réalisateur un adjuvant clair du personnage… Maigre consolation, Wandell n’est pas spécifiquement violent envers le physique de Pamela : il l’est de manière générale envers le physique des autres, coincé dans la moralité qui corsette le sien. Sa réplique sur les femmes minces, véritables « manches à balai », est tout aussi crue que ses propos sur les femmes plus en chair. Pamela Piggott est particulièrement touchante dans ces instants où Wandell ne dit rien et où, pourtant, elle se rabaisse elle-même, sans aucune aide extérieure : que ce soit avec sa pomme qui lui sert de dîner, puis sa propension à commander une glace pour plusieurs personnes sans la partager, ou ses remarques désarçonnantes de simplicité, une simplicité tantôt comique (« J’ai couru pour perdre du poids, mais cela m’a juste ouvert l’appétit ») ou mélancolique : « Vous savez, je suis petite, grosse et vraiment pas terrible ».

Du côté de Wandell, l’acceptation de soi passe davantage par le fait de s’assumer en tant qu’être sexué, malgré le poids (illusoire) des années et de la respectabilité. Chacun des personnages se sexualise peu à peu à travers le film, mais, autant Pamela Piggott est prête à l’assumer, autant le personnage de Jack Lemmon a un train de retard, parfaitement illustré par le travelling le suivant en train de courir sur la trace des vêtements qu’elle a ôtés et parsemés derrière elle. Jack Lemmon joue à merveille l’Américain pudibond, hors de propos face à la liberté qu’est censée représenter l’Italie, comme avec sa réplique inimitable, sur la défensive : « J’ai rien contre le sexe ! ».

Il est connu que le scénariste I. A. L. Diamond était opposé aux scènes de nu, qui « entravent le rire » car : « Si vous regardez les seins de quelqu’un, vous n’écoutez pas les répliques ». Si Wilder a imposé une scène de nu dans le film, c’est qu’il n’y avait nul besoin dans la scène en question de se focaliser sur les répliques ; les corps y parlent alors d’eux-mêmes, étant au centre du propos. Le regard du spectateur, à travers cette séquence, se sexualise soudain à l’égard de personnages (surtout elle) qui se rabaissent en permanence et se privent ainsi en partie de leur puissance évocatrice érotique. Sans qu’il l’assume, le regard de Wandell lui-même semblera changer quelque peu après son excursion naturiste, comme si le voile de son regard était lui aussi en partie tombé à l’occasion, en même temps que ses vêtements. La dernière réplique du film entérinera la victoire de l’acceptation de son physique par le biais de l’acceptation de l’autre.

Avant même cette conclusion, l’une des plus belles scènes romantiques du réalisateur (une des plus belles déclarations d’amour tout court) s’appuie précisément sur une balance et le titre du film prononcé par Juliet Mills. Qui ne rêverait pas de vivre une telle scène dans la réalité, quitte à devoir prendre pour cela quelques kilos ? Le rythme alangui du film provient de cet accouchement dans la douleur d’une vie moins austère de la part du protagoniste. Il se perçoit également de son amertume ; The Private Life of Sherlock Holmes est passé par là : sa tonalité plus sombre transparaît. Elle prend ici la forme de l’acceptation du temps qui passe, et des petites déceptions de la vie qui, in fine, peuvent être tout ce qui demeure d’une vie, si un sursaut de désir ne finissait par l’emporter. Pour citer, à nouveau, le réalisateur : le personnage de J. Lemmon est ici la prolongation de celui qu’il interprétait, dix ans auparavant, dans The Apartment, « s’il ne s’était pas révolté ». La révolte de Wandell est précisément représentée ici, violente car tardive, après une longue lutte d’autant plus vaine : avant de céder, Wandell en aura voulu au reste du monde, au mode de vie italien et aux assauts séducteurs menés par Pamela.

Il n’est pas innocent que le film soit tiré d’une pièce de théâtre de Samuel A. Taylor, un auteur déjà porté à l’écran par Wilder en 1954 (Sabrina), surtout connu par la postérité pour avoir été l’un des scénaristes du légendaire Vertigo (A. Hitchcock, 1958). Avanti ! est à mi-chemin de ces deux prédécesseurs : le phrasé comique y est d’une précision chirurgicale (qui ne rêve pas de voir devenir réalité l’opéra Splash ! mentionné dans le film ?), tout en développant une approche plus sérieuse qui entremêle les thèmes de l’amour, de la mort, et les fantasmes qui unissent les deux. James Stewart et Kim Novak ne sont pas si loin.

Car le deuil qui ouvre le film semble planer en permanence sur ces corps qui se déploient : comme si accepter sa finitude était une autre forme d’acceptation de soi. La mort forme un constant arrière-plan, quoique toujours présent de manière humoristique, que ce soit par un comique de situation (un le cercueil de trop) ou un comique de mots d’une finesse incomparable (« Mais il est mort ! – Cela prouve qu’on ne discrimine personne »). Les corps vieillissent, et l’élément déclencheur du film fait office de permanent memento mori, allégé par la tonalité d’ensemble tout en étant rappelé par l’éternel retour du superbe thème musical.  Seul Wilder sait ainsi faire rire sur le deuil sans départir l’humour et le macabre de leur légèreté et gravité concomitantes. Le film est donc riche d’une certaine sprezzatura philosophique : cette sublime négligence qui n’est qu’apparente. Il porte une morale de vie, d’acceptation de soi par le biais de l’acceptation de son désir, tout en faisant en sorte que le vernis comique jamais ne craquèle ; s’il donne l’impression de brasser des thèmes graves sans avoir l’air d’y toucher, c’est qu’il fait tout pour donner l’air de ne pas y toucher. Est-il permis aux personnages de vivre, alors que leurs parents mêmes y étaient parvenus ? Ou leur faut-il se contenter, pour citer Armbruster Jr., d’une suite de « chiures de mouches sur l’immense vitre de la vie » ? La tournure que va prendre la relation avec les protagonistes va y répondre en partie, pour eux… Mais aussi pour le spectateur.

LA VRAIE MORALITÉ, C’EST LE LIBERTINAGE

Le film ose donc représenter une idylle entre deux personnages aux corps non déformés par Hollywood pour entrer dans le moule des canons de beauté… Même si, ironie du sort, ces corps au naturel ne le sont pas moins du monde : pensons aux kilos pris par Juliet Mills pour le rôle. Le cinéma paraît toujours plus vrai quand il est faux. Cette représentation des corps des personnages ne véhicule pas seulement une morale de l’acceptation physique de la part des personnages. Il en véhicule une autre, bien plus libertine, à laquelle est convié le spectateur : celle de l’acceptation du désir charnel tourné, de préférence, vers une tierce personne.

Billy Wilder disait, toujours au sujet du film : « Je suis allé bien plus loin dans les thèmes sulfureux que je n’avais fait dans Kiss Me, Stupid… Mais cela n’a intéressé personne ». Et, en effet, le film, toujours l’air de rien, place le spectateur puritain dans un engrenage que le public américain pourrait aisément percevoir comme immoral… Si tant est qu’il le perçoive avant qu’il ne soit trop tard. Tout l’enjeu d’une histoire d’amour traditionnelle, dans le cinéma à l’américaine en particulier, peut se résumer à la volonté du lecteur/spectateur de voir les personnages, plus ou moins pudibonds, coucher ensemble pour sceller une relation durable, entraînant ainsi le générique final, permettant de les imaginer vivre à jamais heureux tout en ayant beaucoup d’enfants (c’est-à-dire qu’ils couchent et recouchent ensemble).

Billy Wilder, ici, prend au mot ce désir charnel inassumé de la part d’un public voulant que l’amour soit consommé… Sans jamais qu’il ne le soit à l’écran. Tout l’enjeu du film est bien de donner envie au spectateur que Wendell Armbruster Jr. cède à la tentation et accomplisse sa love story avec Pamela Piggott ; cette histoire d’amour révélera ainsi la profonde humanité du personnage, derrière cette apparence arrogante, méprisante, insupportablement de glace. Le piège de Wilder se referme : son tour de force ? Réussir à donner envie au spectateur le plus moral, familial et endimanché que le héros se fasse infidèle !

Et, en effet, face à la sublime Pamela, dépourvue de confiance en elle et recherchant un peu de réconfort, quel monstre ne cèderait pas au désir, un désir quasi altruiste, afin que cette dernière retrouve goût à la vie ? L’immoralité foncière du film est d’autant plus géniale qu’elle donne, une fois encore, l’air de ne pas y toucher : Lemmon toujours plus insupportable de froideur, Mills toujours plus humaine, ne font qu’accroître le désir du spectateur qu’elle obtienne raison. Pour que Armbruster Jr. apparaisse sympathique, il n’y a pas d’autre issue : il doit tromper sa femme, sans que le film n’appuie jamais sur cette étiquette d’infidélité, se gardant bien de mettre à l’écran l’épouse officielle. La mise en scène fait plutôt passer cela pour la plus simple preuve d’humanité, un bon sens certain, une nécessité narrative inscrite dans la plus pure tradition.

Voilà la dernière morale du film, à mille lieux de la morale traditionnelle du cinéma grand public : la vraie moralité, c’est le libertinage. Pour s’accepter en tant qu’être plein de vie, pour se montrer moral envers Pamela, envers autrui, Wendell doit abandonner la vision surannée qu’il a des relations amoureuses ; une véritable morale « à l’italienne », en somme : dans cette éthique par-delà les normes traditionnelles et par-delà les États-Unis, il faudrait être un monstre pour ne pas céder à une telle maîtresse, et donc, plus généralement, à l’amour extraconjugal. Le Nouveau Monde refuse-t-il d’entrer dans les traditions de l’Ancien, y compris dans leur dimension libertine ? L’Italie, l’hôtel et les différentes rencontres vont s’employer, toutes à leur manière, à le faire céder : et, à la fin, c’est nécessairement l’Italie qui gagne, elle qui s’empare de ceux qui lui résistent avec une malice certaine. Même les morts ne sauraient se soustraire à son influence : le cercueil qui file pour les Etats-Unis ne parvient pas à fuir son emprise, du fait de la substitution physique complète entre le défunt américain, dont le corps reste finalement sur le sol italien, et le défunt italien, immigrant par-delà la mort.  Wandell a voulu échapper au rythme imposé par l’Italie : un temps cyclique, où tout est permanence, tradition et, avant tout, passion. La machine infernale se referme sur lui : les protagonistes ne peuvent pas ne pas rejouer la pièce de théâtre jadis jouée par leurs ascendants… D’autant que Wandell porte exactement le même nom que son père. Il faut céder au désir, toute question de mariage étant hors de propos. L’éternel recommencement l’emporte. Le spectateur est averti.

« AVANTI ! N’EST PAS UNE COMÉDIE »

Pour citer une nouvelle fois Billy Wilder, « Nous en avons peut-être trop fait avec le comique car Avanti ! n’est pas une comédie ». De là peut-être la mésentente fondamentale avec le public : il est plus facile, d’un côté, de faire rire d’amours homo-érotiques (coucou Some like it hot), que, d’un autre, introduire à Hollywood des corps hétérosexuels non normés tout en se permettant d’en rire, et d’inviter à s’en satisfaire, y compris sexuellement parlant. Les acteurs-mannequins sont remplacés par des corps « normaux », c’est-à-dire divers, dissemblables comme les vies représentées, et la mélancolie insatisfaite des personnages face à leur corps imparfait n’est peut-être pas ce qu’attend le public attendait, contraint par le film à regarder en face une réalité dépourvue de ses fards cinématographiques traditionnels, contraint à réfléchir à des thèmes autrement plus lourds que ce qu’une comédie sur le décalage culturel semblait présager, des thèmes à peine cachés sous le vernis de carte postale, comme le temps qui passe, une certaine morale de vie pleine de désillusions, et, en guise de seule permanence, un désir sexuel à ne pas réfréner. 

Le film exemplifie la vision de Renoir du cinéma européen, que Wilder aimait citer : le cinéma du vieux continent – plus libre, d’un point de vue états-unien, sur le plan des mœurs – emprunterait, sur le plan narratif, « de charmants détours inattendus », contrairement aux films américains où il s’agit de suivre des rails. La nonchalance du film prouve que Wilder a réussi à mettre en scène ce ressenti tout en conciliant le meilleur des deux mondes, faisant dérailler une vision du temps fondée sur le progrès, ajoutant à sa narration le thème du recommencement propre à la tragédie, mettant certes son propos sur d’implacables rails, mais ceux de la tradition. Histoire de dire : même un citoyen américain ne peut que se retrouver happé par l’immuable loi d’un désir qui se moque bien de toute prétention à lui échapper, et qui ne cesse qu’avec la mort. Comme Wilder aurait pu lui-même le dire, pour citer David Lean : « Rien ne dure, ni le bonheur, ni le désespoir, ni même la vie ». Heureusement, tout dure en Italie.

A la production : Billy Wilder, Alberto Grimaldi & Jack Lemmon pour Phalanx Productions, Jalem Productions & The Mirisch Corporation.

Derrière la caméra : Billy Wilder (réalisation). Billy Wilder & I.A.L. Diamond (scénario). Luigi Kuveiller (chef opérateur). Carlo Rustichelli (musique).

A l’écran : Jack Lemmon, Juliet Mills, Clive Revill, Edward Andrews, Gianfranco Barra, Franco Angrisano, Pippo Franco, Franco Acampora.

Sur Ciné + : le 12 août 2022.

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