Hallelujah : Leonard Cohen et l’hymne palimpseste

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En salles, Hallelujah, les mots de Leonard Cohen, retrace les destins contraires du poète et chanteur canadien et d’une de ses chansons, peut-être la plus célèbre. Le documentaire questionne dans un mouvement parallèle, et souvent acroba­­tique, la destinée de cette chanson devenue pour Leonard Cohen une obsession intime dont le succès lui échappera.

On ne documenterait une existence qu’en acceptant tous les malentendus dont elle est la bible. Revenir sur une vie maintenant défunte est un art du trouble, de l’explication camouflée. On doit échapper à l’enquête tout en révélant des indices qui pourtant s’avèrent n’être que des ombres inexpliquées. Le geste ontologique du cinéma, le documentaire, surtout quand il s’agit de traduire une vie par l’archive ressemble davantage à « un film des questions » où l’on devine déjà qu’aucune réponse ne sera vraisemblable. Trop souvent, dans cet exercice, l’artiste déambule dans les aléas et les anecdotes de son œuvre. On tente de nous le rendre vivant.  Et le mystère, au lieu de s’épaissir, se destitue parfois en banalité. On ne dérange pas les morts avec des regards venus d’ailleurs. On restitue au mieux une trace, quelques poussières laissées ici et là par des êtres assez fous pour penser que la possibilité de l’éternité est une chanson.

Daniel Geller et Dayna Godfine semblent ne pas ignorer la résistance du fantôme à se laisser empailler, même en noir et blanc dans une rétroprojection funeste.  L’artiste n’est pas un catalogue raisonné où les souvenirs des uns se repassent comme des plats lyophilisés, où il ne peut être qu’un revenant placé dans un monde qu’il ignore. Leonard Cohen moins qu’un autre. Pour lui, il fallait jouer les arpenteurs du vide, être entre les lignes, pas sur les mots. Et surtout ne pas vouloir trop en savoir, ni trop en comprendre. Il fallait trouver une contre voie, un hors-champ visible où une autre histoire se raconte. L’étrange aventure d’Hallelujah était ce paysage contraire. Le poème devenu, paraît-il, un hymne opère tel une transparence où l’on perçoit Leonard Cohen dans une aisance à ne s’attacher à rien d’autre qu’à la musicalité des mots. Une scène en particulier se répète comme un totem pour insister sur ce choix volontaire d’être à distance du chanteur, de le regarder sans le cerner. Là, au travers de la devanture vitrée d’un café, on le voit parler avec un journaliste, il écrit sur un carnet, évoque ce texte qu’il travaille chaque matin, qu’il refait et défait, qu’il l’obsède sans le rendre fou. On le regarde de loin, presque flou, être possédé par l’angoisse d’écrire qui est le temps d’écrire.  

L’HYMNE APATRIDE DE LEONARD COHEN

Ainsi, si tout commence par le début, l’enfance et la jeunesse de Leonard Cohen n’insistent pas. La litanie biographique est vite exilée, un « d’où l’on parle » presque lapidaire nous rappelle qu’il n’est pas un enfant de la working class, que la mort de son père a peut-être décidé de cette recherche infinie pour le vocable parfait.  Celui qui dirait la justesse de la vie avec la mort. On le perçoit tout de suite en poète dont le talent est vite reconnu. Il devient un chanteur, au début maladroit, à plus de trente ans, mais dont la voix magnétique saisit sans en avoir l’air la profondeur des âmes. Et dont les textes sont un lexique qui serpente autour de la musique, tels des lucioles dans la nuit. L’artiste s’acharne encore et toujours sur cette chanson qu’il travaille tel Sisyphe. Pourtant, le succès ne vient pas par Hallelujah. Au contraire, ses mots lui échapperont. Ils ne resteront pas dans ses mains. Hallelujah ne sera pas une apparition. Elle demeurera d’abord dans des limbes que seuls quelques amateurs éclairés découvrent peu à peu. Bob Dylan la chante lors d’un concert. Puis John Cale s’en saisit. Il transforme la langue en proie au divin de Cohen en une ode plus prosaïque. Il réécrit dessus. Puis enfin, des années plus tard, elle devient totalement celle d’un autre, celle de Jeff Buckley.

Les versions s’entrecroiseront pour redevenir à la fin l’hymne apatride de Leonard Cohen. On s’attarde beaucoup sur ce cheminement, sur les paroles perdues de Leonard Cohen. Hallelujah était promis à un universel, comme s’il avait compris les mots d’Edmond Jabès depuis toujours : « Céder la place au vocable, la richesse ne vient pas de nous. » Ainsi, pendant plus d’une heure, il s’agit presque de nous détourner de Leonard Cohen, de nous hypnotiser ailleurs pour que l’artiste demeure insaisissable. On s’abandonne au risque de se perdre dans cette double existence. Pourtant la singularité du film tient à cette ambivalence, à ce trop-plein de fascination pour le chanteur et sa muse, cette chanson envolée puis revenue. Le film procède par frustration et en ne révélant que des détails, il nous invite à devenir curieux dans l’après. Il est un discours fragmenté où le désir inassouvi est l’éclaircie nécessaire à la connaissance.  « Il y a des fissures dans tout, c’est comme ça que la lumière pénètre à l’intérieur », disait Leonard Cohen. 

A la production : Jonathan Dana, Daniel Geller, Morgan Neville & Dayna Goldfine pour Geller/Goldfine Productions.

Derrière la caméra : Daniel Geller & Dayna Goldfine (réalisation). Daniel Geller (chef opérateur). John Lissauer (musique).

En salle le : 19 octobre 2022.

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