En cette période où la réalité prend des airs de film post-apocalyptique, rien de tel pour se changer les idées qu’un petit film d’horreur à l’exubérance assumée et aux allures de série B ! Tobe Hooper, fraîchement auréolé du succès critique et public du terrifiant Massacre à la Tronçonneuse (1974), prend les commandes, deux ans plus tard, d’une nouvelle histoire de rednecks mettant en avant un crocodile tueur à l’appétit meurtrier, dont la violence visuelle et mentale est fort heureusement contrebalancée par un second degré omniprésent. Carlotta Films nous propose ce mois-ci de redécouvrir ce film oublié, dans une magnifique édition restaurée. On se jette dans la gueule de ce mystérieux Crocodile de la mort sans hésiter, avec sa ribambelle de personnages tous plus perdus ou déments les uns que les autres, réunis par hasard dans l’hôtel de Judd, propriétaire bien inquiétant d’un énorme alligator qu’il va falloir nourrir…
un conte morbide
Comme l’en atteste le pitch, Le Crocodile de la mort ne fait pas figure de chef d’œuvre d’inventivité côté scénario… Ce n’est pourtant pas faute d’en avoir cherché un qui tienne la route, une fois l’idée générale proposée par Larry Caroll, monteur sur Massacre à la Tronçonneuse, validée. Selon Tobe Hooper, il a sans doute existé autant de scripts que de titres pour le film, qui s’est appelé successivement La Légende du bayou, L’Hôtel de l’horreur, Piège Mortel… pour finir par obtenir son nom définitif sous la plume de Kim Henkel, le scénariste de Massacre…, dont l’adaptation satisfera enfin le réalisateur. Pour autant, ne vous attendez pas à vous repaître de la vision du crocodile affamé éponyme, car, à l’instar de Steven Spielberg et Bruce, le terrible squale des Dents de la Mer (1975), Hooper ne dispose pas d’un budget suffisant pour créer un reptile animatronic convaincant, et doit composer avec le manque de budget. L’alligator, qui ne peut qu’ouvrir sa gueule et vaguement barboter dans l’eau – on ne le voit de fait qu’assez peu dans le film – n’est donc qu’une grosse marionnette moulée sur un véritable animal à l’aide d’une matière spongieuse.

Kim Henkel et Tobe Hooper sur le tournage de Massacre à la tronçonneuse, en 1974 © Vortex/Bryanston Distributing Company/Photofest
Lorsqu’un jour le réalisateur s’aperçoit en arrivant sur le tournage que le niveau d’eau du bassin a drastiquement baissé, il comprend très vite que le crocodile oublié dans son étang la veille en a absorbé une énorme quantité ! En essayant de retirer la marionnette engorgée (et bonne à jeter), c’est cette fois une paroi du bassin qui cède, inondant décors et studio… Terrible bestiole que ce crocodile « mortel » qui, non content de se nourrir d’une bonne partie du casting, a mis à mal toute la production !Conçue par Hooper en décors naturels dans un premier temps, c’est dans le ranch de Tippi Hedren, célèbre actrice hitchcockienne, qu’il envisage de tourner, avant de découvrir que le bâtiment abrite… des lions ! La rencontre inopinée avec l’un d’eux pousse le réalisateur à choisir une solution moins risquée : les studios Raleigh, dont le grand bassin fera office de marécage [les studios, propriété historique de la Paramount, ont accueilli les tournages de quelques classiques du grand écran (Une étoile est née, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?) avant de convertir leurs installations pour la télévision à partir des années 60, N.D.L.R.] Cette décision s’avère finalement positive : le tournage en studio permet à Hooper de donner ce qu’il appelle « une touche Magicien d’Oz » à son film. Le cinéaste peut en effet jouer avec les effets de lumières, usant et abusant du clair obscur, des couleurs et de la fumée pour créer une atmosphère cauchemardesque et surréaliste qui souligne la menace et la violence de l’action. Ainsi, la dominante rouge de l’extérieur symbolise, certes grossièrement mais avec efficacité, la mort à l’affût dans le sillon du crocodile et de son maître, prenant parfois le pas sur le bleu glacial des intérieurs de l’hôtel, et accentuant ainsi l’imminence du danger. De même, les fumigènes qui baignent le plateau ajoutent une touche morbide au sentiment d’oppression (et provoquent chez Kim Henkel de nombreuses pneumonies par la même occasion). Le Crocodile de la Mort abuse ainsi de ces artifices cinématographiques dans sa mise en scène d’un récit horrifique qui exploite la sombre imagerie des contes de notre enfance : de la terreur d’être mangé vivant – Hansel et Gretel et Le Petit Chaperon Rouge – annoncée en fanfare par le titre original, « Eaten Alive », « Mangé Vivant » quelque peu mensonger puisque les victimes sont rarement encore en vie lorsqu’elles deviennent de la pâté pour alligator, aux singes volants de la Méchante Sorcière de l’Ouest dans Le Magicien d’Oz (un petit singe tient compagnie à Judd…), en passant par le Capitaine Crochet de Peter Pan, et à sa main manquante, dont Judd incarne le rustre reflet, puisqu’il aurait perdu sa jambe dans la gueule de son crocodile. S’ajoute en prime la représentation gore et graphique d’angoisses plus « adultes » : viol, séquestration, passage à tabac, assassinat sauvage… Le film se risque au final en permanence à représenter l’interdit, quitte à en devenir parfois difficile à regarder. Mais quel plaisir coupable que de voir repoussées à ce point les limites d’un cinéma censuré et calibré par les studios !

© Mars Productions Corporation

© Mars Productions Corporation
LE TUEUR ALLIGATOR
Si la mise en scène assume le grand-guignolesque, le scénario est pourtant librement inspiré de l’histoire d’un véritable tueur, Joe Ball, gérant d’un bar d’une petite ville du Texas dans les années 30, mais surtout propriétaire de plusieurs alligators dans son jardin, et reconnu coupable du meurtre de deux femmes (malgré un palmarès sans doute plus élevé…). La légende raconte qu’il se débarrassait des corps grâce à ses reptiles, ce qui lui valut les surnoms de Barbe-Bleue du South Texas et du Tueur Alligator. Joe Ball, dans le film, c’est Judd, interprété par l’acteur Neville Brand, littéralement habité par son rôle, à moins que l’inverse ne soit tout aussi juste. Car l’acteur, qui a servi dans l’infanterie pendant la Seconde Guerre Mondiale, a donné et côtoyé la mort de près, en plus d’une sévère blessure au bras. Judd, quant à lui, souffre certainement d’un syndrome post-traumatique lié à cette même guerre (on peut par exemple trouver chez lui un drapeau nazi…). Et si la légende n’est que fantasme, c’est sans doute une balle perdue qui lui a coûté sa jambe… Est-ce à cause de ces troublantes similitudes de parcours que Neville Brand, alors alcoolique notoire, se bat pour obtenir le rôle de Judd, arguant, sûrement à raison, qu’il « comprend ce type »? Cette fusion entre acteur et personnage va jusqu’à inquiéter Tobe Hooper, car la violence dont fait preuve Judd, rarement feinte, menace jusqu’aux actrices, couvertes de bleus. Le réalisateur reconnaissait d’ailleurs qu’une telle brutalité ne serait plus acceptée sur les tournages, évoquant l’esprit de Brand qui vagabondait parfois dans des méandres inconnus. « Je suis de retour !», annonçait-il soudain, alors qu’il était présent, physiquement du moins, depuis un moment déjà. Le délire de Judd semble donc inhérent au comédien, et c’est l’une des grandes réussites du film. Ce personnage complètement psychotique, qui marmonne sans cesse des propos incompréhensibles à propos des contours flous de ce qui a eu raison de son esprit, est interprété avec une justesse presque trop naturelle par Brand, à vous glacer le sang. Le Crocodile de la mort se regarde donc comme un film d’horreur plein de bonnes intentions pour vous terrifier grâce à de grosses ficelles techniques et visuelles, des poncifs du genre (femmes fortement objectivées et dénudées, tueur d’une violence animale), mais avec la distance apportée par un second degré très présent (le tueur maladroit armé d’une fourche puis d’une faux évoque bien malgré lui le serial-killer de La Cité de la Peur).
un film de famille horrifique
Revoir ou découvrir Le Crocodile de la mort donne parfois le sentiment que Hooper laisse libre court à ses idées les plus foutraques, avec le soutien d’une équipe composée d’amis proches (Stuart Whitman, le shérif Martin, ne fut rien moins que son témoin de mariage), de proches collaborateurs (Marilyn Burns, l’une des actrices de Massacre à la tronçonneuse, incarne ici Faye, une jeune femme dont le couple malsain et dysfonctionnel se retrouve à l’hôtel de Judd avec leur fillette), ou tout simplement d’acteurs qu’il admire. Parmi ces derniers, William Finley, interprète du rôle-titre de Phantom of the Paradise (B. De Palma, 1974) – dont Hooper est un inconditionnel soit dit en passant – campe avec succès l’étrange de mari de Faye, Roy. Quant à la tenancière de la maison de passe, Miss Hattie, bouffée d’ironie dans ce monde de dingues, il s’agit de Caroline Jones, Théodora dans le classique du cinéma d’épouvante L’Invasion des Profanateurs de Sépulture de Don Siegel (1956). A ces figures aguerries du cinéma d’horreur s’ajoute un petit nouveau en la personne de Robert Englund, appelé à incarner par la suite le mondialement célèbre Freddy Krueger, des Griffes de la nuit (et ses nombreuses suites).

© 20th Century Fox
L’acteur se frotte à son premier film d’horreur dans la peau de Buck, un péquenot passablement fêlé, dont l’interprétation se nourrit d’un autre personnage qu’il vient d’interpréter au théâtre, Jim dans Le Faiseur de pluie (N. Richard Nash). Tobe Hooper, par ailleurs fortement impressionné par le jeu de l’acteur dans Buster et Billie (D. Petrie, 1974) se réjouit à l’idée de lui confier ce rôle. Englund, ancien gymnaste et nageur professionnel, obsédé par Peter Pan et piqué par le virus du théâtre à l’adolescence, accepte quant lui surtout parce qu’il y voit l’opportunité de travailler avec des légendes du cinéma, ces stars de l’ancien Hollywood qui le fascine (Mel Ferrer, Caroline Jones…). Autre avantage, de taille : le studio est à deux pas de chez lui ! Ces bonnes relations ne facilitent malheureusement pas un tournage éprouvant pour le réalisateur qui manque de le quitter à maintes reprises. Souvent lui-même dernier à apprendre des changements de scénarios intempestifs – et à son sens, inutiles – Hooper se retient carrément chaque jour de claquer la porte du studio – ce qu’il fera peu avant la fin du tournage pour « divergences artistiques », passant alors le relais à son directeur photo, Robert Caramico – alors que le film repose sur son seul nom depuis le début. Ses producteurs peu scrupuleux à l’égard du film poussent le bouchon jusqu’à intégrer au scénario les suggestions de leurs propres enfants ! Hooper se « résigne » alors à ne réaliser qu’une série B qui ne rentrera pas dans les annales du 7e art comme son Massacre à la tronçonneuse.
un cauchemar malsain
Malgré tous ces aléas, le Crocodile porte bel et bien la patte de Tobe Hooper. Le réalisateur excelle en effet dans la mise en scène d’atmosphères angoissantes, à l’image de l’arrivée d’une jeune prostituée à l’hôtel de Judd au début du film. Comme dans Massacre à la tronçonneuse, l’ambiance sonore, essentielle à l’épouvante, conjugue là le bruissement des marécages à une musique vieillotte et des bruits d’explosions, redoublant ainsi la sensation de moiteur glauque du bayou, la solitude de la protagoniste, et le malaise naissant par la même occasion. La bande originale dissonante composée par Wayne Bell et Tobe Hooper évoque, elle, la stridence de cris humains et bien entendu, sujet oblige, les célèbres cordes stridentes de Bernard Herrmann (Psychose, A. Hitchcock, 1960). La folie générale, suggérée par les effets de lumières, est véritablement amplifiée par le mixage sonore. Ainsi Judd, ne supportant pas les cris et les pleurs de la fillette, préfère monter le son discordant de la radio créant un mélange de tonalités toutes plus désagréables et incommodantes les unes que les autres. Le procédé, employé à maintes reprises, se met ainsi au service d’une ambiance sonore extrêmement efficace et anxiogène tout au long du film. Le Crocodile de la mort s’impose donc à nos yeux et nos oreilles comme un oeuvre de chocs : les couleurs chaudes et froides se percutent, les bruits qui détonnent s’entremêlent – et le montage n’est pas en reste (voir cette séquence où s’entrecoupent les plans d’un rapport sexuel, ceux d’une femme qui hurle, d’une enfant qui crie, tandis que l’hôtelier traine nonchalamment au rez-de-chaussée, en écoutant une fois de plus sa sempiternelle radio). Le choc ultime étant, bien sûr, celui des victimes et des bourreaux. Certains spectateurs déplorent d’ailleurs l’aspect factice du crocodile, qui briserait le voile de terreur à l’écran, une critique d’autant plus injuste et infondée que l’atmosphère, loin d’être réaliste, parvient à nous rendre palpables l’urgence et l’oppression jusqu’à la fin. L’absence de logique et la folie des personnages, jamais réellement explicitées, ajoutent enfin leur lot d’angoisse à un climat de malaise ambiant. C’est sans doute ce mélange remarquable qui vaut au film en 1977 une nomination au prix du meilleur film d’horreur de la part de l’Académie des films de science-fiction, fantastique et horreur, et lui permet de remporter la Licorne d’or, le Grand Prix du Festival du film fantastique de Paris l’année suivante.
Le Crocodile laissera finalement une petite trace dans l’histoire du cinéma d’une manière plutôt inattendue. Le gros plan très suggestif sur la boucle de ceinture que défait Buck et la réplique d’Englund pleine de poésie à sa suite (« My name is Buck and I’m here to fuck » /« Mon nom est Buck, et je viens pour baiser » ) feront forte impression sur le jeune Quentin Tarantino au point de replacer la punchline dans la bouche de son propre Buck (Michael Bowen), dans Kill Bill : Volume 1 (2003). Oppressant, dérangeant, d’une violence rare et assumée, mais d’un second degré salvateur, Le Crocodile de la mort se regarde comme un film de passionné de cinéma d’horreur, un « bon nanar » comme le qualifie Robert Englund, qui vous fera passer un excellent moment, entre gloussements de rire et cris d’indignation. Profitez donc de sa superbe réédition chez Carlotta Films pour redécouvrir ce film dingue, unique, absurde, mais follement sympathique !

© Carlotta Films
Le Crocodile de la mort (Eaten Alive, 1977 – États-Unis) ; Réalisation : Tobe Hooper. Scénario : Alvin L. Fast, Kim Henkel et Mardi Rustam. Avec : Neville Brand, Mel Ferrer, Carolyn Jones, Marlyn Burns, William Finley, Stuart Whitman, Roberta Collins, Kyle Richards, Robert Englund, Crystin Sinclaire, Janus Blythe, Betty Cole, Sig Sakowicz, Christine Schneider et David Carson. Chef opérateur : Robert Caramico. Musique : Wayne Bell et Tobe Hooper. Production : Mardi Rustam – Mars Productions Corporation. Format : 1.85:1. Durée : 91 minutes.
En salle les 13 mai 1977 (États-Unis) puis 24 mai 1978 (France).
Disponible en DVD et Bluray chez Carlotta Films depuis le 25 mars 2020.
Copyright illustration en couverture : FearOfTheBlackWolf.