Tremblements

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Guatemala. Les murs tremblent dans la luxueuse maison d’une famille aisée, et le séisme qui secoue la ville en cette soirée n’est pas le seul en cause. On crie, on pleure, on dénonce l’effondrement d’un monde, on supplie Pablo de préserver l’honneur d’une famille qui semble pourtant sur le point de le laisser tomber. Le Pablo en question, marié, père de deux enfants, employé efficace et bourgeois bien tranquille, est devenu du jour au lendemain un pestiféré social. Son crime -frappé de tabou -, le spectateur le devine plus qu’il ne l’apprend : le quadragénaire est tombé amoureux d’un homme. Drôle de début pour une sombre et tragique histoire d’amour comme le cinéma guatémaltèque ne nous en avait jusqu’ici jamais offert…

Non, Tremblements n’est pas énième film sur la difficulté à être homosexuel dans une société réactionnaire et viriliste. Pablo (Juan Pablo Olyslager), lui, est un taiseux, presque austère, à mille lieues du Diego de l’incontournable Fraise et Chocolat, le film de référence sur le sujet. Cette « chance » lui sera d’ailleurs soulignée au cours du film : il ressemble à un « vrai homme », ce qui facilitera d’autant son retour vers le droit chemin. Lui-même prend peur, d’ailleurs, lorsque son regard se pose sur un vieil homosexuel. Finira-t-il ainsi, marginal et pathétique, maniéré, caricatural ? Il n’est pourtant pas le dernier à véhiculer des clichés, lui dont l’esprit formaté témoigne du milieu bourgeois auquel il appartient. La force du personnage consiste d’ailleurs à naviguer en eaux troubles, ni refoulé ni revendiqué, aussi sincère dans sa honte que dans son amour. Rarement la figure de l’homosexuel aura été aussi intelligemment banalisée. Pour autant, le réalisateur Jayro Bustamante ne se prive pas de souligner le paradoxe d’une société qui accepte et valorise le mélange des corps chez les femmes mais condamne fermement celui des corps d’hommes. Tout au long du film, il tisse ainsi des parallèles entre des scènes de nu féminin et masculin : aux premières la détente et l’amitié des hammams ; aux autres, l’humiliation et la lutte dans des centres de correction religieux. Entre les deux, le nu intime de l’amour consommé brille comme le seul espace de lâcher-prise, de sincérité. Là réside le véritable sujet du film.

Je souhaitais montrer comment l’emprise de la morale sur les individus empêche toute réflexion ou auto-critique.

Jayro Bustamante

De fait, les personnages de Tremblements se caractérisent par une peur panique au monde et à l’autre. Ils se conforment au lieu d’exister. Ils s’abritent derrière une figure d’autorité (le parent, l’époux, le pasteur, l’employeur, la police, figures bourgeoises sorties tout droit d’un univers déjà dépeint par Buñuel en son temps) ou un concept pour mieux s’interdire de réfléchir par eux-mêmes. Ne fais pas ça où j’appelle. Je vais le dire à. Cela ne se fait pas, c’est ainsi, c’est tout. Que le message d’amour de la religion qu’ils brandissent se montre incompatible avec cette haine de soi que l’on distille aux personnes homosexuelles importe peu : l’ordre social vaut bien tous les paradoxes. « Je ne suis pas venue parler de Dieu, mais des règles », explique ainsi la femme en charge de la rééducation de Pablo. Par la déchéance progressive de son protagoniste, le réalisateur présente cette bien-pensance comme un poison qui s’infiltre petit-à-petit dans toutes les sphères de la vie de l’individu : son travail, ses relations de voisinage, sa vie de famille et jusqu’à sa vie sexuelle. On le travaille au corps, littéralement, pour qu’il s’adapte au moule désiré. Dieu apparaît alors comme un outil d’oppression, une entrave, et non plus une figure qui transcende. Il est un prétexte à la peur, comme peut l’être une idéologie politique. « Laissez Dieu en dehors de tout cela ! », implore ainsi Pablo, qui refuse de voir utilisé contre lui une religion à laquelle il croit sincèrement. Jayro Bustamante , ici plus sociologue que cinéaste, parvient à capter la violence politique en action au Guatemala, pays par trop engoncé dans son carcan religieux. Voici qu’il pointe du doigt l’efficacité redoutable de l’évangélisme qui sévit en Amérique Latine, évangélisme dont la multiplicité des cultes permet de toucher une très large frange de la société. C’est donc l’alliance de l’église avec la psychologie qui permet ainsi au culte d’affuter son arme la plus destructrice, à savoir l’endoctrinement. En filmant l’histoire de Pablo, le cinéaste donne donc toutes les clés nécessaires à la compréhension d’une société encore archaïque.

© Tu Vas Voir – François Silvestre de Sacy

Malgré les apparences et l’actualité de ses thématiques (fondamentalisme religieux, pouvoir grandissant des réactionnaires, discrimination des populations LGBT), Tremblements est donc avant tout un film sur la nécessité de penser. Penser avec ou contre la majorité, mais penser par soi-même. C’est cette abdication de la pensée qui explique le retour du religieux et de l’intolérance qui se constate aujourd’hui. Pour autant, J. Bustamante refuse de se montrer catastrophiste. Sa conclusion, il la laisse aux personnages qui osent réfléchir, émettre des « pourquoi », des « et si », qui expriment des doutes : les enfants. Figure naturelle de la soumission, ils sont ici les seuls à prendre le temps de questionner, de penser avant de condamner. D’eux, peut-être, viendra la lumière.