Où était donc passé Alexandre Rockwell ? C’est la question qu’on est en droit de se poser devant Sweet Thing, son sublime douzième long-métrage en quarante ans de carrière et le premier à sortir en France depuis 1998.
Bankable, Rockwell ne l’a jamais été. Qui se souvient aujourd’hui qu’In the Soup, son film le plus « populaire », a damé le pion aux Reservoir Dogs de Tarantino lors du Festival de Sundance, en 1992 ? « L’Histoire est écrite par les vainqueurs » peut-on lire dans les Frères ennemis de Robert Brasillach. Celle du cinéma indépendant américain porte le sceau de Tarantino et les armoiries de Miramax. Hermétique à la déferlante du cool sur Hollywood, Alexandre Rockwell a consacré les deux dernières décennies à enseigner la réalisation à la fac de New York, à défaut de trouver suffisamment d’argent pour réaliser ses propres films. Tourné en partie avec ses étudiants et sa famille, Sweet Thing sacre le triomphe d’un réalisateur à la vitalité créative toujours aussi intacte.
LE CINÉMA DE LA FAMILLE ROCKWELL
Il faut croire qu’une furieuse envie de cinéma rongeait Alexandre Rockwell, las de courir en vain après les investisseurs. Sweet Thing est un film du trop-plein, du ras-le-bol, du débordement. Rockwell le finance d’ailleurs avec l’argent que lui verse son assurance après un dégât des eaux et boucle son budget avec une campagne de financement participatif sur Kickstarter. Produire à la marge stimule étonnamment son imagination. Dans Little Feet (2013), Rockwell suivait ses enfants partir à la recherche d’une rivière pour leur poisson rouge, le temps d’une soixantaine de minutes. Une intrigue resserrée et un dispositif de tournage allégé l’incitent à reconsidérer sa pratique et ses automatismes pour mieux se défaire d’un carcan trop contraignant car confortable. Sweet Thing prolonge en ce sens l’expérience de son précédent long-métrage. Rockwell réactive l’économie familiale de Little Feet en intégrant au casting sa propre épouse, Karyn Parsons – dont les trentenaires contrariés se souviendront très sûrement dans le rôle d’Hilary Banks, la mean girl accro au shopping du Prince de Bel-Air – Lana et Nico, ses deux enfants devenus ados, mais aussi des visages familiers de son cinéma (Will Patton, déjà aperçu dans In The Soup), en plus de collaborer derrière la caméra avec ses étudiants de la New York University Tisch School. Une petite caméra Super 16mm, des rubans de celluloïd et quelques pages griffonnées à la va-vite : c’est avec ce presque rien que le cinéaste nous offre presque tout. Le geste, sublime, révèle une rare générosité de la part d’un cinéaste d’ordinaire habitué aux productions fauchées. Rockwell provoque la chance autant qu’il la donne, promenant sa caméra dans les paysages urbains arides d’une cité industrielle, les intérieurs arty d’une cahute en bord de mer et déracine une jeune pousse d’un skatepark de New York (Jabari Watkins, bouleversant de grâce et de vérité) pour la greffer à son casting.


UNE BALADE SAUVAGE & ROMANTIQUE
Huit ans après Little Feet, Nico et Billie (Lana), 11 et 15 ans, survivent comme ils peuvent dans l’étau d’une famille dysfonctionnelle. Adam (Patton), un père aimant dans ses meilleurs jours, sombre peu à peu dans les vapeurs de l’alcool. Ève (Parsons), la mère, a déserté le foyer pour s’en aller vivre avec Beaux, un mâle toxique bedonnant et bas du front. Les deux ados livrés à eux-mêmes bourlinguent dans les rues de New Bedford, Massachusetts, un Éden après la Chute jonché de ferraille, sous le regard protecteur de Billie Holiday, figure tutélaire régulièrement convoquée par l’aînée des Rockwell. Comment préserver l’innocence d’un âge d’or touché du doigt, à jamais perdu ? Le jeune Malik (Watkins), sublime renégat, leur donne la clé des champs et les entraîne dans sa fuite éperdue, loin d’un monde d’adultes nocifs et prédateurs.
Le scénario de Sweet Thing tient presque du high concept dans l’économie de son écriture. Farouchement indépendant, Rockwell creuse (encore et encore) la veine d’un cinéma affranchi des lourds dispositifs de tournage hollywoodiens et lorgne du côté de la Nouvelle Vague, tant (voire trop) révérée par une génération de cinéastes surgie dans les années 90. Le patronage, certes classieux bien qu’il s’inscrive dans une cosmogonie attendue, permet au réalisateur de se reconnecter à ses jeunes années de cinéphilie dans les salles du Trocadéro, entre Paris et New York. Sweet Thing convoque ainsi quelques-uns des plus célèbres jeunes fugueurs du cinéma : Antoine Doinel, Joey (Le Petit Fugitif, 1953) ou encore les enfants Harper de La Nuit du Chasseur (C. Laughton, 1956), dont Rockwell cite la scène de la rivière et reprend la chanson fredonnée par Bob Mitchum (« Leaning on the Everlasting Arms »). Sa bande originale, également très référencée, renvoie entre autres à la fugue sanglante du tandem Martin Sheen/Sissy Spacek dans les badlands éponymes du premier film de Terrence Malick auquel il emprunte le « Gassenhauer » de Carl Orff. Sweet Thing doit d’ailleurs son titre à une toute autre balade sauvage et romantique composée, elle, par Van Morrison, reprise en clôture du long-métrage.
Par-delà le simple déluge de citations, Rockwell manifeste son enthousiasme débordant à l’égard d’une profession qu’il exerce à regret de plus en plus rarement et réaffirme sa foi inébranlable en son médium de prédilection. Difficile de taxer le cinéaste de passéiste. Son intégrité promet à son cinéma l’éternelle jeunesse que convoitent en vain les innombrables reboots, prequels et autres malheureux de-agings qui gangrènent une certaine frange du cinéma hollywoodien.
A la production : Kenan Baysal, Haley Anderson, Louis Anania, Will Patton, Jennifer Beals, Sam Rockwell, Damien Newman et Elaine Walsh.
Derrière la caméra : Alexandre Rockwell (réalisation & scénario). Lasse Tolbøll (chef opérateur). Aldolpho Rollo (supervision musicale).
A l’écran : Will Patton, Karyn Parsons, Lana Rockwell, Nico Rockwell, Jabari Watkins, M.L. Josepher, Steven Randazzo.
En salle le : 21 juillet 2021.