Pietro Marcello, jeune réalisateur italien rompu au cinéma documentaire, adapte sur grand écran le monument littéraire Martin Eden, best-seller écrit par l’auteur américain Jack London en 1909 à New York. Cette idée relativement ambitieuse dévoile un point de vue sensible grâce à de véritables prouesses cinématographiques, à mi-chemin entre fiction et documentaire, rejouant l’éternel match retour réalisme/réalité sur le mode de l’adaptation.
From Oakloand to Napoli
Ce n’est pas à Oakland, dans la baie de San Francisco – lieu où prend place le récit originel de Jack London – mais à Naples, au début du XXe siècle, que commence l’histoire du jeune marin Martin Eden (Luca Marinelli). Les portes de la bourgeoisie italienne s’ouvrent à lui après avoir secouru un borghese attaqué par un malfrat sur les quais. Ce-dernier, issu de la grande lignée des Orsini, l’introduira auprès de sa famille et notamment de sa soeur aînée, Elena (Jessica Cressy). Martin va s’éprendre très vite de la jeune fille, mais aussi de sa culture et de son mode de vie. Ainsi commence-t-il à lire, à acheter romans et encyclopédies, jusqu’à prendre goût à la philosophie, ce qui lui permet de développer à la fois une pensée « articulée » et un réel attrait pour l’écriture. Qu’on se le dise : Martin souhaite échapper à sa condition sociale sur les routes célestes de l’intellect où vit Elena, sa muse. Ces prétentions ne lui vaudront en retour que de l’indifférence, notamment de la part des journaux qui lui renvoient ses manuscrits. Mais au fond peu importe ! Martin, effronté, continue à produire de la littérature tous azimuts. Ses écrits évoquent dans un langage assez cru la réalité du peuple italien de ce début de siècle, et notamment les luttes prolétariennes. Le jeune auteur en herbe parviendra finalement à publier l’un de ses textes. Le voici alors en route pour la gloire, une temporalité d’ailleurs fragilisée par le montage elliptique, voire carrément abrupt du film de Pietro Marcello. « L’homme de la mer » défend dans ses écrits l’individualisme en réaction au socialisme, rejetant le pouvoir absolu d’une quelconque forme de hiérarchie. La haute société ne manquera pourtant pas de décevoir les attentes du jeune homme, pris jusqu’à présent dans ses rêves de culture. Martin Eden finit ainsi ses jours entre l’ombre d’une vie brièvement entraperçue et le fantôme d’un amour anéanti. Pietro Marcello, lui, réinvente à l’image un conte universel, une satire politique et sociale à l’italienne.

© Shellac

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Le souci pictural
Le cinéaste fait le choix judicieux de recourir à des archives documentaires et fictionnelles piochées dans un catalogue d’images de l’Italie des années 30 à 40. Ces véritables « morceaux d’objets filmiques » nourrissent à la fois l’écriture et la mise en scène de Martin Eden pris dans les rets de deux régimes cinématographiques distincts mais complémentaires. La vraisemblance ainsi cherchée tend à restituer une réalité apprivoisée que vient littéralement éclater le montage saccadé et rapide du film. La jonction entre mise en scène et image brute souffre pourtant de ce défaut formel, le réalisateur s’égarant entre deux niveaux de perception qui rendent alors la narration globale du film plutôt confuse. Où cherche-t-il donc à en venir ? Pietro Marcello reconstitue certes une époque révolue dans sa pleine dimension spatiale, ce qui l’a sans doute délesté de ce souci d’illustration par la citation. Ces maladresses déconcertantes ne l’empêchent pas néanmoins de composer une image sensible tant dans sa direction d’acteur que dans sa mise en scène des espaces. La pellicule 16mm offre à sa composition picturale une lumière aussi claire que naturelle, voire cotonneuse notamment lorsqu’il s’agit de filmer les corps du couple d’amoureux. Son grain unique met ainsi sur un même pied d’égalité le visage dur, éraflé et bruni de Martin avec celui d’Elena, doux, poudré et délicat. Ce « souci » pictural donne l’occasion à Pietro Marcello de capter par caméra interposée les élans d’amour et de haine des protagonistes au premier comme à l’arrière-plan (les ouvriers en grève, notamment). Martin Eden adopte le point de vue de son personnage éponyme dont le regard déconstruit le décor qui s’offre à lui, les intérieurs bourgeois comme les quartiers populaires. Ainsi de la séquence du dîner chez les Orsini : Pietro Marcello place sa caméra de manière à obstruer les espaces, des jardins du palais aux immenses salons. Martin se retrouve propulsé, voire happé dans ce décor dont il n’a jusqu’à présent jamais fait l’expérience. Sa présence même met à bas la hiérarchie sociale et architecturale. Le cinéaste abolit ainsi les frontières entre les classes, caressant l’espoir d’une possible égalité sociale… Contredite par les lectures de Martin qui prônent un individualisme sauvage.
Un génie déchu
Une retenue ne cesse pourtant d’entraver notre personnage dans cette quête « égalitariste ». Elle vaut à ce dernier de devoir composer avec un amour inaccompli. Il s’avère en effet impossible pour le couple de concilier leurs vies respectives au même titre que leurs regards sur le monde. Martin devient pour sa part un transfuge de classe, perdu dans l’écueil sans fond entre le monde ouvrier et la bourgeoisie napolitaine. Le jeune homme souffre de cette même retenue inconsciente et douloureuse qui lui vaut de ne savoir ce qu’il est lui-même devenu. Se pose alors une question centrale dans la construction du film, comme du roman, à savoir celle du pouvoir créateur de l’individu sur sa propre existence. Serait-il possible, au contraire, de devenir acteur de sa vie ? Le paradoxe motive la pensée de Martin. Mieux : elle le détermine. Le jeune marin parvient très tôt à enrichir son vocabulaire et sa culture, lui permettant de s’exprimer avec un niveau de langue plutôt soutenu.

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Cette progression soudaine dans la narration du film, symptomatique d’une erreur scénaristique flagrante, nous rapproche paradoxalement du portrait que Jack London fait de son personnage à l’écrit, un génie déchu. Martin Eden, selon Pietro Marcello, n’en démontre pas moins sa grande sensibilité à l’écran, notamment grâce à l’interprétation qu’en donne le très prometteur Luca Marinelli, découvert par le cinéaste Saverio Costanzo dans La Solitude des nombres premiers (2010). Sa présence électrise l’ensemble du casting, à commencer par sa partenaire Jessica Cressy, dont le visage enfantin exprime à la caméra un profond et sincère désir de jeu. L’ensemble de ces corps, voix et harmonies constituent le décor vital du film auquel chacun des protagonistes insuffle une énergie communicative. Pietro Marcello s’égare ici et là dans son film entre le désir du documentaire, comme preuve d’un passé douloureux, et l’envie de réaliser une œuvre de fiction. Il ne manque cependant pas d’accomplir le devoir d’adapter une histoire aujourd’hui un peu oubliée, mais profondément contemporaine. Martin Edenrésonne étrangement avec l’actualité politique et sociale, dans sa peinture d’un monde orphelin d’un certain sens de la morale. Son personnage principal catalyse à la fois le désir d’émancipation et la trahison, par l’intermédiaire de la déception. Pietro Marcello filme ici la courte vie d’un homme réprouvé par l’indignation et l’absence d’amour. Dans la scène d’ouverture, mais aussi la dernière dans la chronologie narrative, Martin Eden écrit ses mémoires, tentant de percer à jour le sens de la liberté, jugeant les figures de l’ombre qui régissent comme elles enferment le peuple dans l’espace social. Au terme de plus de deux heures de film, nous retiendrons ce coucher de soleil sur une plage inhabitée où Martin décide de partir. Il se faufile au milieu des vagues, ne s’échoue pas mais disparaît, à l’image d’un espoir déçu, prêt à rejoindre un nouvel horizon.
Martin Eden (2019 – France/Italie/Allemagne) ; Réalisation : Pietro Marcello. Scénario : Maurizio Braucci et Pietro Marcello. Avec : Luca Marinelli, Jessica Cressy, Carlo Cecchi, Vincenzo Nemolato, Marco Leonardi et Denise Sardisco. Chef opérateur : Alessandro Abate et Francesco Di Giacomo. Musique : Marco Messina et Sacha Ricci. Production : Pietro Marcello, Beppe Caschetto, Thomas Ordonneau, Michael Weber et Viola Fürgen. Format : 1,66:1. Durée : 127 minutes.
En salle le 16 octobre 2019.
Copyright photo de couverture : Shellac