« Mandibules est mon premier film sans décès à l’écran. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que Quentin Dupieux sait nous vendre ses films (et beaucoup de rêve par la même occasion). Le prolifique réalisateur nous avait laissé en compagnie d’un Dujardin taiseux et tout de daim vêtu pas plus tard que l’année dernière. Nous le retrouvons lancé sur les routes à bord d’une vieille bagnole déglinguée, les demeurés du Palmashow au volant et une mouche géante dans le coffre. Pourtant, pas de cadavre au programme mais une résurrection, comme si Dupieux avait attendu l’année la plus sombre depuis longtemps pour miser sur la lumière, la chaleur et la bienveillance. Son goût du décalage, encore et toujours.
SENS DESSUS DESSOUS
C’est l’histoire d’un mec qui s’achète une veste en daim. D’un pneu agité par des envies de meurtre. D’une bande de jeunes adeptes du lifting facial. Les synopsis de Quentin Dupieux ont toujours la beauté loufoque des cadavres exquis chers aux surréalistes. De là le qualificatif qu’on prête volontiers à son œuvre : absurde. Il ne serait d’ailleurs pas absurde, précisément, de prendre de ce terme son acceptation philosophique et voir dans les films du monsieur une constatation étonnée de la vacuité de l’existence. Si la vie n’a pas de sens, pas de direction, les films n’ont pas à en avoir non plus. Quentin Dupieux rejette donc la narration classique (une situation initiale, un objectif et des rebondissements pour l’atteindre) à laquelle il préfère la contemplation d’une situation initiale. Par exemple, mettons une mouche géante entre les mains de deux crétins un peu marginaux et voyons où cela nous mène. Les histoires semblent s’écrire au fil des scènes, elles se déploient comme des fleurs de thé. On comprend alors l’attirance du réalisateur pour les grands espaces, à même de contenir tous les possibles. Il joue avec ses personnages comme un enfant avec ses Playmobils, en pleine liberté créative et armé de la toute-puissance du démiurge. Le nouveau film de Dupieux, Mandibules, est une illustration exemplaire de cette construction narrative. Manu et Jean-Gab sont deux copains un peu bas-de-plafond, un peu parasites sociaux aussi. Un jour, Manu déniche un bon plan, du genre qui fait gagner de l’argent si tu poses pas trop de questions. Ça tombe bien : c’est pas son fort, les questions, et il accepte donc de jouer la mule sans demander son reste. Sauf que – surprise ! – le voilà qui tombe sur une énorme mouche de la taille d’un labrador, que les deux amis entendent dresser comme un labrador. Deux imbéciles attachants, un animal fantastique : la situation est posée et décrite par le réalisateur comme le « croisement improbable entre le fantastique de E.T. L’extraterrestre et la crétinerie de Dumb & Dumber ». On ne saurait mieux résumer le charme simple et jouissif du film, qui doit beaucoup à son tandem. Après Eric et Ramzy dans Steak (2007), Dupieux mise de nouveau sur la dynamique d’un duo déjà formé : Grégoire Ludig et David Marsais du Palmashow. Deux gabarits, deux QI à deux chiffres (même additionnés) et un signe de ralliement (« Chivers ! » en 2007, « Taureau ! » en 2020), la formule conserve la même fraîcheur.

© Memento Films Distribution

© Memento Films Distribution
QUITTER LE CÔTÉ OBSCUR DE LA FARCE
« Fraîcheur ». On ne s’attendait pas à utiliser ce terme tant Mandibules est, sur le papier comme à l’écran, un manifeste Dupieux. On y retrouve son goût pour les espaces vides, pour les personnages insondables dans le mystère comme dans la bêtise, pour le détournement des films de genre. Mandibules bifurque toujours avant devenir ce qu’on pense qu’il sera (vous suivez ?) ; il nous invite à regarder dans une certaine direction pour mieux nous montrer qu’il n’y a rien à y voir. Il n’est donc ni la parodie de thriller sur la drogue que nous annonce la scène d’ouverture, ni le road trip annoncé par l’importance de la voiture. Il est, en revanche, un incontestable buddy movie avec tout ce que ce registre suppose de tendresse. C’est sans doute la première fois que l’on s’attache autant aux personnages du réalisateur, d’une bêtise océanique mais dénué du moindre grain de sable de méchanceté. Surtout, la Mouche (Dominique, pour les intimes) agit comme un formidable vecteur d’humanisation. Animée par un véritable marionnettiste, elle possède un charme désuet et irrésistible à la Baby Yoda qui la sort du domaine du menaçant Il y a peu, une mouche chez Dupieux aurait constitué une promesse d’inquiétante étrangeté, l’ambassadrice du goût du réalisateur pour le morbide et la noirceur. Les temps ont changé, et Dupieux l’assume : « cette grosse mouche [est] née sur le tas de cadavres de tous [ses] films précédents ». On salue l’artiste pour cette évolution dénuée de toute trahison. On salue également l’efficacité d’un casting resserré comme une troupe de théâtre : Grégoire Ludig (déclinaison SDF de Brice de Nice) et David Marsais, la douce India Hair mais surtout Adèle Exarchopoulos qui, après son rôle de bombe à cœur de singe dans la série La Flamme, confirme son envie de prendre des risques. En ex-skieuse hurlante que personne n’écoute, elle constitue le dernier vestige de la bizarrerie incommodante qui caractérisait jusqu’à aujourd’hui les personnages dupieusiens. Mandibules est incontestablement le film le plus doux de Quentin Dupieux. Le plus « solaire », le plus « humain », pourrait-on dire si on ne craignait pas de le recouvrir d’une niaiserie qu’il évite toujours avec talent. On en ressort avec un sourire sur les lèvres que n’explique pas le seul plaisir de retrouver l’ambiance des salles de ciné. Merci pour ce moment !
Mandibules (2020 – France) ; Réalisation et scénario : Quentin Dupieux. Scénario : Lauren Hynek, Rick Jaffa, Elizabeth Martin et Amanda Silver. Avec : David Marsais, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos, India Hair, Coralie Russier, Roméo Elvis, Bruno Lochet, Thomas Blanchard, Gaspard Augé, Marius Colucci et Marie Narbonne. Chef opérateur : Quentin Dupieux. Musique : Metronomy. Production : Hugo Sélignac et Vincent Mazel – CHI-FOU-MI Productions, C8 Films, Artémis Productions et Memento Films Production. Format : 1.85:1. Durée : 77 minutes.
En salle le 16 décembre 2020.
Copyright photo de couverture : Memento Films Distribution.